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Le Sacrifice du Dragon
de
Laurent "Dragon" Royer
CHAPITRE 4
La grande-salle était plongée dans la pénombre et un profond silence y régnait. Il ne restait plus que quelques braises rougeoyantes dans le foyer de la cheminée, insuffisantes pour éclairer ou même réchauffer l’atmosphère. Toutefois, le jour ne tarderait plus à se lever et avec lui le soleil. Assis dans l’obscurité, près de la cheminée, Thomas n’avait pas fermé l’œil de la nuit. À peine rentré de la guerre, il devait affronter un nouvel ennemi, plus insidieux et bien plus difficile à vaincre.
Des rats avaient envahi toutes les caves et tous les greniers du bourg de Piéval et rien ne parvenait à les en déloger. Pour l’instant, il n’y avait eu que peu de victimes et généralement que des morsures bénignes. Par contre, une grande partie des denrées était perdue. Quand elles n’étaient pas tout simplement dévorées, elles étaient gâchées ou souillées par les excréments de ces maudites bestioles.
Bientôt, la nourriture viendrait à manquer et il faudrait déjà puiser dans les récoltes de septembre qu’il faudrait également protéger contre la vermine, sans compter que ces récoltes ne s’annonçaient guère très bonnes. Sans les réserves des saisons précédentes, l’année à venir ne promettait rien de bon. Et si l’on ne parvenait pas à se débarrasser des rats au plus tôt, la population finirait par mourir de faim.
Le domaine de Piéval n’était pas réputé pour la fertilité de ses terres. Ses richesses étaient plus minérales avec ses belles carrières de pierre et ses gisements de fer. Sinon, tout ce qui arrivait à pousser encore en grande quantité était des hectares et des hectares de bois et quelques arpents de vignes. Sa population se concentrait alors essentiellement dans le bourg qui s’était développé autour du château et occupait surtout des métiers artisanaux. Les terres qui restaient cultivables, ou qui l’avait été rendues en abattant suffisamment d’arbres, parvenaient à peine à nourrir ses gens sur deux ou trois saisons.
Certes, les matières premières, l’artisanat et même le vin, permettaient d’assurer de bons échanges ; on venait même de loin pour acquérir des marchandises produites par les artisans de Piéval mais il n’était pas rare, en retour, qu’il faille faire venir les denrées des contrées voisines. Or, la plus riche, celle qui produisait le plus de blé, dont les élevages étaient aussi variés qu’abondants, Monval, le domaine de son frère, était aussi leur principal ennemi.
Les rixes successives qui opposaient sans cesse les vassaux de l’un et de l’autre domaine avaient puisé leur lot de vies jeunes et vigoureuses. Des jeunes gens qui auraient pu travailler à extraire le minerai des mines, à forger le métal pour lui donner forme d’armes et d’outils, à sculpter la pierre, à couper le bois et le transformer en poutres et en planches. Toutes ces vies gâchées par la guerre, pour un morceau de territoire sur lequel, de toute façon, plus rien ne pousserait avant des années. D’autant plus que rares étaient les victoires et nombreux étaient les statu quo. Tout cela pour rien, au final. Le prix en était souvent trop élevé.
Thomas n’était pas sans ignorer que nombre de ses pairs le considéraient comme un va-t-en-guerre insatiable. Mais il ne faisait qu’honorer ses obligations en tant que suzerain envers ses vassaux. En réalité, le seigneur de Piéval préfèrerait rester sur ses terres et gérer son domaine au mieux plutôt que de passer les trois quarts de l’année sur des champs de bataille. C’était comme si tous ces petits seigneurs se délectaient de la querelle qui opposait les deux frères et dont, bien souvent, ils ignoraient tout. Ils semblaient prendre un malin plaisir à défier le vassal de l’autre, sachant que leurs suzerains respectifs se joindraient forcément à eux.
Pourtant, même s’il avait certains griefs contre son frère, il ne lui avait jamais déclaré ouvertement la guerre. Bien sûr, le différent qui les opposait se poursuivait au travers des batailles engagées par leurs alliés mais jamais directement. Il y avait une chose qu’ils avaient apprise, l’un et l’autre, de leur père, ne jamais s’engager dans un conflit si l’on n’est pas sûr de sa victoire. Gyls n’avait aucune revendication sur le territoire de Piéval et c’était pourquoi il ne lui avait jamais déclaré la guerre. Il avait pourtant une bien meilleure armée et n’aurait sans doute aucun mal à le vaincre même si le conflit s’éterniserait en raison de leurs alliances qui viendraient en renfort.
Thomas était bien conscient de cela.
D’un autre côté, cela ne l’empêchait pas de considérer que certains territoires auraient dû lui revenir car ils faisaient partie de Piéval avant qu’ils ne soient cédés en dot quand son frère avait épousé Isabeau. Mais c’était lui, Thomas, qui avait hérité de l’ensemble du domaine à la mort du père de son épouse Flora, la sœur cadette. S’il s’était seulement agi de quelques gisements de minerai de fer qui abondaient tant sur son domaine, il aurait accepté sans trop de regrets mais il s’agissait de terres fertiles qui, aujourd’hui plus que jamais lui faisaient cruellement défaut.
Avec cette invasion de vermine, Piéval allait devoir faire appel à plus d’aide extérieure encore et cela lui coûterait cher. Non seulement, le prix à payer serait onéreux mais Thomas n’était même pas sûr que l’on ait suffisamment de quoi honorer les dettes. Les champs de bataille avaient prélevé leur lot de vies jeunes et vigoureuses qui maintenant allaient manquer pour extraire le fer, et couper du bois. Avec une main d’œuvre ainsi diminuée, les artisans ne pourraient pas fabriquer leurs marchandises en quantité. Il faudrait alors sans doute vendre directement de la matière première à l’état brut qui finirait par faire défaut, tôt ou tard, pour la fabrication de ces mêmes marchandises.
Thomas avait beau tourner le problème dans tous les sens, il ne parvenait pas à entrevoir la moindre solution. Problème qui avait déjà pris une ampleur phénoménale avant qu’il n’en apprenne l’existence, comme si une invasion de vermine était une chose trop banale qui ne pouvait concerner le seigneur, pourtant chargé de veiller sur le bien-être de ses sujets. C’était aussi pour cela que Thomas était en colère. Les gens qui étaient censés l’aider dans la gérance du domaine pendant son absence s’étaient laissés dépasser par les événements et avaient tout simplement attendu le retour de leur maître pour lui en faire part. C’était comme s’il allait apporter la solution comme par miracle, comme si sa seule présence allait chasser ces maudites bêtes.
Soudain, quelqu’un raviva quelque peu les braises et remis du bois, tirant ainsi le jeune seigneur de ses réflexions. En fait, il s’apprêtait à chasser l’importun quand il reconnut la silhouette décharnée du Père Gaël. Une fois que les flammes, bien qu’encore timides, jaillirent des braises et partirent à l’assaut des morceaux de bois bien sec, l’ecclésiaste reposa le tisonnier contre le manteau de la cheminée avant de se redresser de toute sa hauteur. Les traits émaciés et osseux du visage du prêtre se trouvèrent alors éclairés d’une façon singulière, lui donnant une expression que l’on aurait pu qualifier de diabolique, faite d’ombre et de lumière.
Les lèvres fines se fendirent tout-à-coup d’un sourire amical, et peut-être même amusé, comme si l’homme avait conscience de l’effet spectaculaire que l’éclairage de l’âtre produisait sur son faciès. L’amusement se lisait également dans ses yeux pétillants de malice, ce qui pour un homme d’Église pouvait paraître comme un comble. Thomas prit alors conscience que c’était sa propre expression qui devait amuser le Père Gaël et il se renfrogna.
— Et bien, mon fils, on ne trouve plus le sommeil ? Aurait-on l’âme troublée ?
— Mon âme se porte à merveille, merci mon Père. Plutôt que de vous inquiéter de cela, peut-être pourriez-vous demander au Seigneur de nous aider à chasser la vermine qui pullule dans nos caves et nos greniers, souillant notre nourriture.
— Hélas, je crains que certains maux terrestres demeurent uniquement le soucis des hommes. Le Seigneur se préoccupe d’avantage des tourments de nos âmes immortelles que de celui de nos ventres.
L’amusement ne semblait pas avoir quitté le regard du prêtre. Thomas nota comme de l’ironie dans ses paroles. Il s’était souvent posé des questions sur le Père Gaël. D’après ce qu’il en savait, il avait rejoint la prêtrise sur le tard. Il avait eu vent de rumeurs selon lesquelles même sa conversion avait été tardive et qu’auparavant il s’adonnait aux croyances et aux rites païens. Certaines de ces rumeurs prétendaient également que celui que l’on connaissait sous le nom de Père Gaël était autrefois l’un de ces prêtres païen, de ces sorciers, que l’on appelait druides.
Thomas ne le lui avait jamais ouvertement demandé. Le passé de cet homme lui appartenait et ne concernait personne d’autre. Quelles que furent ses croyances autrefois, il était désormais le représentant de l’Église du Christ. Néanmoins, le seigneur de Piéval devait reconnaître une chose, le Père Gaël était loin d’être aussi dévot que son cousin Mathieu.
— J’imagine que ce n’est pas non plus Dieu qui nous envoie un châtiment pour no péchés, argua Thomas.
— Croyez-vous avoir péché, mon fils ? Voulez-vous que je vous entende en confession ?
Le prêtre s’était saisi d’un siège et était venu s’asseoir aux côté de Thomas. Ce dernier décela de nouveau une pointe d’ironie dans l’amusement de son interlocuteur.
— Père Gaël, nous savons, vous et moi, qu’il n’est ici nullement question d’une intervention divine quelle qu’elle soit. Nous savons aussi que nous ne pouvons compter sur la grâce de Dieu pour nous venir en aide. J’ai combattu et vaincu nombre d’ennemis, mais celui-ci est plus insidieux. Quand nous en abattons dix ici, ce sont cent qui resurgissent là.
« Et s’il n’était question que de tuer les rats, ce ne serait que la moindre des peines. Encore faut-il pouvoir réparer les dégâts qu’ils ont faits. Sans la nourriture qu’ils ont gâchée et souillée, l’hiver sera difficile et il faudra sans doute puiser dans la nouvelle récolte bien trop tôt. De plus, si nous ne parvenons pas à nous débarrasser de la vermine rapidement, où allons-nous pouvoir remiser celle-ci ?
« Alors, croyez-vous vraiment mon Père que prier me serve à quoi que ce soit ?
— Le Christ ne nous enseigne pas la prière. Il nous enseigne le pardon. Vous êtes un bon seigneur Thomas de Piéval. Vous vous souciez du bien-être de vos gens et pourtant, c’est votre orgueil qui pourrait leur nuire le plus.
— Je ne vois pas en quoi mon orgueil est à l’origine de cette infestation ! s’indigna le jeune seigneur.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Quand la nourriture viendra à manquer, il vous faudra sans doute la faire venir de contrées voisines mais toujours plus lointaines. Le prix en sera élevé et il viendra un moment où vous ne pourrez plus vous le permettre. Il est pourtant un domaine tout proche qui pourrait aisément vous venir en aide tant ses terres sont riches et prospères. Hélas votre orgueil vous refuse le pardon et, pire, de solliciter cette aide. Vous savez pourtant qu’il ne vous la refuserait pas.
Thomas avait blêmi en comprenant ce que le prêtre lui suggérait tout en admettant en son fort intérieur qu’il avait parfaitement raison. La mâchoire et les poings serrés, il se leva brusquement et se rendit à l’une des fenêtres d’où il pouvait voir l’horizon qui commençait à s’embraser.
— Lui pardonner quoi ? cracha-t-il, ayant pleinement conscience qu’il ramenait la conversation vers son frère, ce que, de toute évidence, souhaitait le prêtre depuis le début. De m’avoir spolié de mes terres les plus fertiles ? S’il me les avait restituées, je n’aurais pas besoin de quémander l’aumône.
— Allons, allons, mon fils. Là aussi, nous savons parfaitement qu’il ne s’agit pas d’un conflit purement territorial qui vous oppose à lui. Vous avez épousé Flora mais c’est de sa sœur dont vous êtes épris. Et c’est votre frère Gyls qui en est le mari.
Thomas se retourna vivement et fustigea le Père Gaël du regard. Celui-ci, un sourire qui se voulait sans doute bienveillant aux lèvres, soutint la fureur muette de son seigneur. Et puis, comme si le voile d’un pieu mensonge venait de se déchirer, Thomas réalisa que ce qu’il avait toujours reproché à son frère n’était rien d’autre que cela. Alors, comme une digue cédant à la violence de flots déchaînés, les souvenirs affluèrent.
Enfants, les deux frères étaient inséparables, tout comme les deux sœurs qui suivaient les garnements jusqu’au plus profond des bois. Mais des filles, Ysabeau s’était toujours montrée la plus téméraire, prête à suivre les deux garçons dans les aventures qu’ils s’inventaient. Flora, plus douce et plus fragile était aussi plus timorée. En grandissant, elle finit par rester plus volontiers auprès du cousin Mathieu qui lui faisait la lecture. Lecture qui se transforma au fur et à mesure en étude des écritures saintes. Pendant ce temps, Ysabeau les imaginait Princes bataillant contre des armées de trolls et toutes sortes de monstres issus des légendes que lui racontait sa mère. Tandis qu’ils grandissaient, se transformant peu à peu en hommes, l’amour des deux garçons pour la jeune fille s’épanouissait.
Les jeux se muèrent peu à peu en compétition. Et puis la compétition devint rivalité. Ysabeau faisait semblant d’ignorer l’opposition des deux frères mais en réalité, elle faisait tout pour l’encourager. Sans cesse, elle leur trouvait de nouveaux défis dont l’enjeu était un baiser, chaste, bien entendu, ou bien la promesse d’une danse aux prochaines festivités. Thomas en remporta un bon nombre, peut-être même bien plus que son aîné. Malgré tout, Ysabeau commençait à n’avoir plus d’yeux que pour Gyls. La joie qui illumina son visage quand son père lui annonça son mariage avec l’aîné des Monval n’était pas feint mais des plus plus sincères. Oui, cet instant s’était gravé dans la mémoire de Thomas comme marqué au fer rouge.
— Je n’ai rien à lui pardonner, dit-il d’une voix résignée. Il ne m’a rien pris, en fin de compte. Ils étaient les aînés des deux familles et le père d’Ysabeau était le vassal du nôtre. Il ne pouvait en être autrement. Même sans cela, je ne peux ignorer l’amour qui les unit tous les deux. Elle l’avait choisi, lui, bien avant.
— Et pourtant, vous lui en voulez et vous avez refusé de lui prêter allégeance. Vous êtes son frère et par le mariage avec la sœur d’Ysabeau, vous avez hérité d’un domaine alors que vous n’auriez été que le cadet du seigneur régnant.
— Voyez où mon orgueil m’a conduit. Aujourd’hui, alors que je dois veiller au bien-être de mes gens, je risque les conduire à la ruine ou même pire.
— Le pire des orgueils est de ne pas reconnaître ses torts, mon fils. Vos gens ne vous reprocherons pas de mettre fin à ce conflit qui ne veut pas dire son nom. Je suis même certain que votre frère ne vous tiendra pas rigueur de ce qui s’est passé et qu’il sera même heureux de vous compter de nouveau parmi les siens.
— Parmi les siens… Voilà un autre problème qui risque surgir, mon Père. Mes vassaux ne seront peut-être pas aussi compréhensifs que vous ou ni même que Gyls. Certains sont en guerre avec ceux de mon frère depuis des générations. La plupart refuseront de me suivre dans le giron de Monval et pourraient même se montrer ouvertement hostiles en prenant les armes contre Piéval.
— Sachant que vous aurez de nouveau Monval pour allié, croyez-vous qu’ils s’y risqueraient ?
— Ils seront prêts à faire alliance avec d’autres puissants seigneurs qui n’attendent qu’un revirement de ce genre. Ils se sont tenus à l’écart jusque-là parce que j’avais assez de vassaux pour les dissuader. J’en connais dont l’ambition est grande et qui convoitent nos richesses depuis longtemps.
— Et si votre peuple s’affaiblit, le résultat ne sera-t-il pas le même ? En renouant avec Gyls, non seulement, vous offrez une chance à vos gens de surmonter cette épreuve mais vous aurez auprès de vous un puissant allié et ses vassaux pour vous soutenir en cas d’agression.
La lumière automnale commençait à inonder le paysage, teintant les murs des maisons du bourg d’une couleur rouille. Les premiers rayons du soleil commencèrent à poindre à l’horizon mettant au monde un jour nouveau. Encore plein d’espoir et de promesse, il chassait la nuit et ses cauchemars. Thomas réalisa que dans le même temps, il venait de prendre sa décision. Ce jour, il irait trouver son frère et lui offrirait la paix. Il…
Soudain, un serviteur fit irruption dans la grand-salle et s’écria, affolé :
— Des rats ! Mon Seigneur ! Des rats ont envahi les cuisines !
— Et bien quoi, aucun d’entre vous n’est assez courageux pour tuer quelques rats, s’emporta Thomas que l’intervention du serviteur avait surpris alors qu’il se sentait le plus vulnérable.
L’homme, qui en fait ne devait pas avoir plus de quinze ans, sembla se ramasser sur lui-même avant de balbutier :
— Mais, Seigneur, ils sont des dizaines et des dizaines. Ils sont partout. Jamais vu autant de rats…
À la panique qu’il lisait sur le visage du pauvre garçon, il comprit que la situation était réellement très grave.