YmaginèreS : Bonjour Laurent Kloetzer, et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pouvez-vous vous présenter ?
Laurent Kloetzer : Je suis né en 1975, je suis un lecteur de SF/fantasy depuis mes 10-12 ans et j’ai publié mon premier roman, qui s’appelle Mémoire vagabonde, chez Mnémos en 1997.
A l’époque, c’était une jeune maison d’édition qui lançait des romans, d’abord dans l’univers du jeu de rôles, ensuite des romans de Fantasy français écrits par de nouveaux auteurs, et j’ai eu la chance d’être publié par Stéphane Marsan, qui a ensuite publié mon second roman, La voie du cygne, en 1999.
Mon troisième roman, Le royaume blessé, a été publié chez Denoël en 2006, ainsi que Cleer, roman écrit à quatre mains avec ma femme en 2010.
Y : Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
LK : A travers le jeu de rôles. Quand j’avais 8-10, j’ai commencé à y jouer, les histoires sont devenues plus riches, et très vite, j’ai eu envie d’écrire des textes qui se passaient dans l’univers dans lequel je venais de jouer : d’abord des petites scènes, qui sont devenues de petites nouvelles, et un jour je me suis rendu compte que je pouvais en écrire qui n’avaient pas forcément un rapport avec les jeux.
L’expérience aidant, on se dit, « tiens, je peux écrire une nouvelle ». Et après en avoir écrit pas mal, je me suis dit « tiens, si j’écrivais un roman » ; j’avais pris un bouquin de poche, j’ai compté le nombre de mots, j’ai vu que cela faisait 80.000 mots. Je me suis donné un été, et j’ai écrit 80.000 mots en arrivant à empiler les trucs. Et je me suis dit « ah, d’accord, j’ai pigé ».
C’est venu naturellement, avec le travail et la persévérance.
Y : Dans quels univers ?
LK : C’est toujours un peu le même, puisque tous mes premiers romans ont en commun un univers médiéval fantastique, très classique, qui était mon univers de jeux, et que j’ai ensuite adapté pour les besoins des bouquins.
Tous mes livres se rattachent au même imaginaire, même si ce n’est pas apparent de prime abord.
Par exemple, j’avais publié en 2001 chez Nestiqueven, Réminiscences 2012, des nouvelles de science-fiction qui racontaient des histoires de détective privé en 2012 (c’était le futur !) et ce personnage se retrouvait à visiter d’autres imaginaires, d’autres univers, dont ceux de mes premiers romans.
Y : Avec Cleer, votre dernier roman, vous changez totalement d’univers, puisque vous explorez le monde des multinationales et de leur communication.
LK : En effet, mais en réalité il y a une connexion pour moi, même si ce n’est pas apparent, entre Cleer et ma pratique du jeu de rôles : les idées de ce roman sont nées avant l’écriture du texte, et c’est un univers dans lequel des histoires ont été jouées.
Ce livre, en fait, parle à la fois du monde des grandes entreprises et du fantasme qu’elles incarnent.
Et dans la première nouvelle, Pensez à eux, l’héroïne, Charlotte, alors qu’elle se fait embaucher et fait son premier jour de travail chez Cleer, a des rêves d’une vie professionnelle très différente, où elle a un boulot assez abrutissant, où elle prend un train en banlieue sinistre, où elle est seule… Et on peut se demander, et c’était pour moi l’idée, quel est le rêve en fait.
En réalité, elle se demande si son boulot chez Cleer n’est pas un rêve. Parce que Cleer est une entreprise où tout se passe bien, où les employés s’y accomplissent. Et on ne sait pas vraiment si elle est réellement en train de travailler là, ou si c’est juste un rêve de l’endroit où elle aurait aimé travailler : on peut imaginer qu’elle a une vie professionnelle beaucoup plus terre à terre.
Tous ces passages-là sont pleins de mes souvenirs personnels de différentes expériences dans des boîtes d’informatique.
Y : C’est une approche différente de ce monde, bien loin de celui du cyberpunk, avec ses zaibatsu.
LK : Ah oui, Cleer se passe maintenant, on n’est pas dans le futur. Je pense que c’est ce que les grandes entreprises rêveraient d’être. Pas vraiment ce qu’elles sont, mais ce à quoi elles tendent.
En fait, il y a quelques boîtes qui, pour moi, peuvent représenter un peu ça. Il y a les grandes sociétés de conseil international qui ont cette espèce de culte de la performance individuelle, et aussi un vrai souci du développement de leurs collaborateurs, même si c’est dans des logiques qui pourraient être jugées assez étranges par les gens qui y sont extérieurs. Elles disent « les gens qui travaillent pour nous sont les meilleurs, alors on va très très bien les traiter, leur donner les meilleures formations du monde ».
Il y a aussi ces boîtes (je ne cite pas de marques !), et je pense à une très célèbre société de gadgets électroniques qui cultive une image de vendre des produits qui sont tellement bien faits, tellement intelligents qu’ils rendent les gens tellement meilleurs, tellement plus cools.
Ou alors cette autre société d’informatique qui est douée pour faire des interfaces tellement simples qu’il suffit de poser une question et ça vous donne la réponse.
On sait très bien que pour obtenir la simplicité d’utilisation, notamment dans le domaine technologique, c’est extrêmement dur, parce que ça veut dire qu’il faut quelque chose de l’ordre de la détection d’intention des utilisateurs, et dans Cleer, ils savent faire ça car ce sont les meilleurs : tous leurs produits (téléphones, voitures…) sont tellement bien faits et tellement simples que tout le monde adore.
Y : Vous avez écrit ce roman avec votre femme. Elle-même est-elle rôliste et quelle a été sa participation ?
LK : On l’a fait ensemble, parce qu’on vit ensemble, on fait des histoires ensemble depuis très longtemps, on fait des jeux de rôles ensemble.
Cela faisait longtemps qu’elle suivait ce que j’écrivais, bien sur, et là on a inventé ensemble, travaillé ensemble : c’est assez facile de travailler avec quelqu’un avec qui on vit, en fait. On peut en parler n’importe quand, et c’est un plaisir de faire quelque chose ensemble.
Y : Vous avez reçu dernièrement le prix des blogueurs. Quel effet cela vous fait-il ?
LK : On est très content, car Cleer est un roman qui a eu énormément d’échos sur internet : billets de blogs, commentaires, analyses, parfois extrêmement poussées, ce qui est extrêmement satisfaisant pour un auteur.
Car le discours d’une œuvre n’est jamais évident, parce que l’avantage d’une fiction est que l’on peut ouvrir plusieurs interprétations possibles : on n’est pas obligé d’ouvrir une porte et de fermer toutes les autres, et beaucoup de lecteurs, notamment des chroniqueurs de blogs ont saisi ça et l’ont apprécié pour cette raison, ce qui était vraiment notre but.
En effet, ce roman n’est pas du tout une dénonciation des très grandes boîtes, ce qui serait très facile, mais le portrait d’un rêve, d’un idéal, même si un idéal n’est pas toujours festif, car ça peut être terrifiant.
On est très content d’avoir reçu le prix des blogueurs car ça correspond bien au livre, et on espère que ça donnera à d’autres blogueurs envie de le lire, ainsi qu’à d’autres gens.
C’est très spontané, c’est une reconnaissance des lecteurs, c’est chouette.
Y : Quels sont vos futurs projets ?
LK : On a un projet commun à quatre mains, mais dont je n’en parlerai pas car il est en cours d’écriture.
Et j’ai un projet annoncé qui s’appellera Petite mort, qui paraîtra au mois de janvier chez Mnémos, et qui sera une série d’histoires mettant en scène Jaël de Kherdan, le héros de Mémoire vagabonde, mon premier roman.
C’est un personnage un peu inspiré de Casanova, un libertin du XVIIIème siècle un peu inconséquent, très séducteur, et qui a de graves problèmes de mémoire.
Il ne sait jamais tout à fait où il était hier ni où il sera demain, et pas tellement parce que c’est un alcoolique, même s’il boit pas mal, mais plutôt parce qu’on ne sait jamais si ce qu’il vit est quelque chose de réel, ou qu’il imagine, un rêve dans un rêve, ou un rêve dans un rêve dans un rêve.
C’est beaucoup d’histoires d’amour, avec des femmes rêvées, ou qui auraient pu avoir lieu mais qui n’ont peut-être pas existé.
Y : Toujours ce thème récurrent du rêve dans votre œuvre?
LK : Oui, c’est un de mes sujets : le fantasme, le rêve éveillé, les choses qu’on aurait pu faire et qu’on n’a pas faites, les gens à qui on aurait aimé parler et auxquels on n’a pas parlé, les vies qu’on aurait pu avoir et qu’on n’a pas eues (ou qu’on a eues).
Je pense que dans tous les gens, il y a ce qu’ils font, ce qu’ils ont évité et ce qu’ils auraient aimé être. Et toutes les vies qu’ils ont imaginées, et cela, c’est eux aussi. Et tout cela prend beaucoup de place, tout ce qui n’a pas été fait, les chemins non parcourus, et ça fait partie des gens également.
Christopher Priest a écrit un livre absolument remarquable sur cette idée qu’il tire, parce qu’il est très bon, non seulement au niveau des personnes, mais aussi d’un pays.
Il développe l’idée de la tentation pacifiste en Angleterre en 1940, au moment où ce pays a failli signer une paix séparée avec l’Allemagne nazie. Son livre essaie de montrer qu’elle est à la fois le pays victorieux d’Hitler, l’Angleterre combattante et belliciste, la nation de Churchill, celle qui promettait le sang et les larmes, mais qu’il a existé de manière très forte et très lourde une tentation à ce moment-là de dire « mais non, on n’est pas des grands guerriers comme ça, on va faire la paix ».
Son livre présente de manière involontaire Churchill comme un dangereux va-t-en guerre, un type qui va causer des tas de morts, parce qu’il va lancer son pays dans la guerre, et essaie de montrer que l’Angleterre est à la fois ce qu’elle a été vraiment et ce qu’elle n’a pas été. C'est-à-dire le pays qui a fait la paix de manière séparée, qui a négocié et engendré un monde différent.
Ce n’est pas vraiment de l’uchronie, car son but n’est pas d’explorer la divergence, mais plutôt de montrer comment celle-ci est présente dans l’inconscient des anglais.
Priest lui-même est né dans les années1940 sous le Blitz, et cela explique deux-trois choses
Y : Merci pour cette interview !
LK : Merci à vous aussi.
Interview réalisée par Françoise Boutet pour YmaginèreS le 13 novembre 2011