9 février 2013 6 09 /02 /février /2013 18:04

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 7

 

 

       

 

 

 

 

Le feu crépitait vivement dans l’âtre de la cheminée. Les deux jeunes seigneurs se tenaient devant, assis en vis-à-vis mais chacun perdu dans ses pensées, un verre de vin à la main. Thomas, par égard envers son épouse, avait décidé que le repas du soir se fasse dans la plus stricte intimité. Seuls quelques parents les plus proches avaient pu y assister. Conscient que cela pourrait être considéré comme un affront, il avait promis la tenue d’un banquet pour le lendemain où les différents membres de la cour, depuis les seigneurs vassaux, leurs épouses et leurs enfants, jusqu’aux plus gradés de la soldatesque, seraient conviés. Il y avait peu de chances que Flora y assiste mais il devait ménager tout le monde.


— Comment en sommes-nous arrivés là, Thomas ? demanda Gyls en brisant enfin le silence maintenant qu’ils étaient de nouveau seuls.


— Par orgueil, mon frère. Et des deux, j’ai sans doute été le plus orgueilleux. Je le reconnais. Je comprendrais même que tu ne veuilles pas me tendre la main, à présent.


— Refuser de te venir en aide ? Combien de fois ai-je voulu mettre un terme à cette querelle idiote. J’avais juste peur. J’avais peur de te mettre plus en colère. Je craignais ton refus. Comprends, à ton tour, que je ne pouvais accepter de te céder les terres que le père d’Ysabeau m’avait légué en dot. Non pas que cela m’aurait gêné en réalité mais je ne pouvais faire autrement pour ne pas perdre crédit auprès de mes vassaux.


— Oui. Et c’est bien la position que je m’apprête à connaître, Gyls. Vu la situation difficile de mon domaine, je ne peux que me placer sous ton autorité. Seulement, aujourd’hui, je crois bien avoir vieilli de dix ans d’un coup. Je ne suis plus ce jeune homme impétueux qui était ton frère cadet. J’ai mené trop de batailles, j’ai vu trop de jeunes gens s’entre-tuer et je viens de perdre mon fils, le premier né de mes enfants.


Il fit tournoyer le vin dans son verre avant de l’avaler d’un seul trait. Il se leva et alla se resservir. Il leva la cruche en question muette. Gyls opina de la tête avant de se lever à son tour et de rejoindre son frère. Ils restèrent ainsi quelques instants plongés une fois de plus dans leur silence tout en dégustant leur breuvage.


— As-tu appris pour le Grand Paul ?


— Les rumeurs les plus folles me sont parvenues. D’après ce que j’ai compris le fermier et sa famille ont été massacrés. As-tu attrapé les coupables ?


— Massacrés est un mot bien faible pour décrire l’horreur que nous avons découvert, mes hommes et moi. Je ne puis imaginer que des êtres doués de raison aient pu faire une chose pareille mais je suis certain que ce ne pouvait être des animaux. Nous avons été obligés de brûler tous les bâtiments de la ferme et nous n’avons pu offrir une sépulture digne de ce nom à certains de ces pauvres hères. Quant aux coupables…


Gyls ne termina pas sa phrase et eut un geste d’impuissance.


— Je ne sais comment, poursuivit-il, ils n’ont laissé aucune trace. D’où sont-ils venus, qui étaient-ils et par où sont-ils partis ? Des questions mais pas de réponses. Nul ne les a aperçu ni même entendu. Et ce n’est pas le plus étrange.


Le seigneur de Monval marqua une nouvelle pause. Il regarda le contenu de son verre avant d’en avaler une bonne gorgée comme pour se donner du courage.


— Le plus étrange est la façon dont nous avons été prévenus.


Gyls se tut encore. Lui-même avait encore du mal à croire à ce qu’il s’apprêtait à raconter. Ne l’aurait-il pas vécu personnellement, il aurait sérieusement mis en doute la raison de son interlocuteur. Et puis Thomas venait de perdre un être cher, ce n’était sans doute pas le moment de lui servir ce genre d’histoire.


— Mon frère, si tu crains de parler parce que tu as été confronté à quelque chose qui te dépasse, je puis t’assurer que la disparition de mon fils n’est que la conclusion tragique d’événements tout sauf ordinaires.


Ainsi encouragé, Gyls se décida à reprendre :


— Un homme s’est présenté à nous, au château. Il prétendait venir de la ferme du Grand Paul où il avait découvert le massacre. Par chance, semblait-il, il était absent au moment de l’attaque. Nous lui avons offert refuge le temps d’aller nous rendre compte. J’ai pris le chemin le plus court, par les bois, pour aller à la ferme tandis que j’envoyais Nicolas par la route de l’autre côté. Quand nous nous sommes rejoints, alors que mes hommes et moi venions de quitter la ferme et son horrible massacre, Nicolas m’annonça avoir découvert un cadavre un peu plus loin au bord de la route. C’était l’homme qui était venu nous trouver au château, mort depuis des jours déjà.


Gyls acheva de boire son vin et tendit le verre pour que Thomas le remplisse une fois de plus. Le visage de son frère était impénétrable. Il partagea ce qui restait du breuvage avec son aîné et l’invita à se rasseoir devant le feu. Il ne laissait transparaître nul scepticisme. Il semblait réfléchir intensément à ce qu’il venait d’entendre comme si, au contraire, cela apportait un élément supplémentaire à sa propre théorie. Théorie qu’il n’avait partagée avec personne jusqu’à présent mais dont il était sûr, maintenant, que Gyls serait prêt à écouter sans a priori.


— Étrange, peut-être, mais ce que j’ai perçu chez les rats qui nous ont attaqués ne l’était sans doute pas moins. Au début, quand ils ont fait irruption dans les cuisines du château, j’ai cru qu’ils fuyaient quelque chose mais après, j’ai eu comme la certitude qu’ils étaient attirés précisément là. J’avais envoyé de mes hommes voir d’où les rats venaient et ce qui les pourchassait. Quand ils revinrent, c’était pour me dire que les rats entraient non seulement dans les cuisines mais qu’un certain nombre grimpait aussi le long du donjon. Ils n’avaient rien aperçu qui fasse peur aux rats mais c’est alors que j’ai commencé à comprendre ce qu’était réellement l’attaque dans la cuisine. Ce n’était qu’une diversion… Une diversion destinée à détourner notre attention de leur véritable… de leur véritable objectif.


La voix de Thomas avait perdu de son assurance sur la fin. Les mots lui semblaient plus difficiles à prononcer maintenant que les souvenirs affluaient. Il avait beau se dire que de toute façon, il était déjà trop tard quand il avait fini par comprendre, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il aurait dû se douter de ce qui tramait bien plus tôt.


— À peine quelques heures plus tard, les rats dans leur totalité avaient complètement disparu. C’était comme s’ils n’avaient jamais existé, si ce n’est que pratiquement toutes nos réserves de nourriture sont perdues, seule preuve de leur passage. Que ce soit pour leur subite venue, en nombre, et leur toute aussi soudaine disparition, je ne trouve aucune explication rationnelle. C’est comme si… comme s’ils…


— Comme s’ils obéissaient à quelqu’un, termina Gyls, devinant là où Thomas voulait en venir tandis que celui-ci opinait de la tête.


— Est-ce que tu crois que ces événements soient liés, que nos domaines soient la cible d’un même ennemi ?


— Je suppose que tu as écarté toute intervention divine ou même maligne. Le père Gaël t’a-t-il soumis une telle théorie ?


— Le père Gaël pense que les problèmes terrestres sont d’abord les problèmes des hommes et que Dieu se préoccupe avant tout de nos âmes immortelles. Je suppose que ce n’est pas le cas de Mathieu. Notre cousin est sans doute plus dévot que le Seigneur Tout-Puissant lui-même.


— D’après lui, c’est l’œuvre du malin et même si ce sont des hommes qui ont commis ces atrocités, il pense qu’ils ont été guidés par Lucifer en personne. Il n’a pas oublié d’ajouter que cela ne serait pas arrivé si le Grand Paul et sa famille étaient venus plus souvent, autrement dit tous les dimanches, à l’église.


— Cela ne m’étonne guère de notre cousin. Il m’est venu une autre idée… Je t’avoue que j’ai moi-même un peu de mal à y croire. Te souviens-tu des histoires que nous racontait notre mère ? Elle disait qu’il s’agissait de légendes mais qu’elles avaient toutes un fond de vérité.


— Oui, Mère n’était pas très pieuse, je dois dire. Je me souviens qu’elle se rendait régulièrement en forêt avec la mère d’Ysabeau. Si tu te souviens, une fois, nous les avons suivis, tous les quatre, Ysabeau et Flora nous accompagnaient ce jour-là.


Thomas fronça les sourcils tandis que les souvenirs refaisaient surface. Il se rendait compte que jusqu’à présent, il n’y avait jamais plus songé. Et pourtant, cette journée avait été assez marquante pour que Flora cesse de les accompagner par la suite et se réfugie dans la religion et la dévotion.

Leurs mères s’étaient rendues seules, sans la moindre escorte, dans la forêt. Elles avaient emprunté un chemin qui pourtant ne semblait pas dessiné par un passage régulier. Malgré tout, elles n’avaient pas marqué la moindre hésitation, ne s’arrêtant ici ou là que pour cueillir un champignon, une fleur ou une plante quelconque qu’elles mettaient dans leurs paniers qui contenaient déjà des volailles. Elles cheminèrent ainsi jusqu’à une petite masure qui donnait l’impression d’à peine sortir de terre. D’ailleurs un pan de toit touchait le sol et était recouvert d’une épaisse couche de mousse.

Ne s’étaient-elles réellement pas rendu compte qu’elles étaient suivies par les enfants ou avaient-elles tout simplement fait mine de l’ignorer ? Thomas, même après toutes ces années n’aurait su le dire. De toute façon, elles avaient emporté le secret de la réponse dans la tombe. Pas une fois elles s’étaient retournées pour savoir si elles étaient suivies ; elles n’avaient pas manifesté la moindre méfiance.

Dès qu’elles pénétrèrent dans l’espace dégagé qui devait servir de basse-cour, la porte de la masure s’ouvrit en grand et une femme au visage parcheminé, témoin de son grand âge, en sortit. Elle portait de longs cheveux gris et blancs filasse et était vêtue d’une robe de laine grossière d’un gris sale. Loin d’avoir le dos courbé, elle s’avança droite et fière vers les deux jeunes femmes qui s’agenouillèrent devant elle.

Thomas se souvenait l’avoir entendue parler mais sans comprendre le moindre mot. Sa mère et sa compagne lui répondirent pourtant dans le même langage. Mais ce n’était pas ce qui avait le plus étonné les enfants. Voir leurs mères, épouses de seigneurs, s’incliner aussi humblement devant une gueuse leur aurait paru aussi incroyable qu’inconcevable s’ils ne l’avaient vu par eux-mêmes.

La suite de la scène ne laissa pas les enfants moins pantois. Leurs mères levèrent leurs paniers au-dessus de la tête, comme si elles les présentaient en faisant une offrande. La vieille ne s’en saisit pas mais posa ses mains sur le crâne de l’une et l’autre, comme si elle les bénissait puis retourna à l’intérieur en laissant la porte ouverte. Les deux jeunes femmes se redressèrent et pénétrèrent dans la masure à leur tour, la dernière prenant soin de refermer derrière elle.


— Tu te souviens que nous nous demandions qui était cette femme et ce que nos mères étaient venues faire chez elle ?


— Oui et pour satisfaire notre curiosité, nous voulions nous approcher pour regarder par une fenêtre mais nous risquions de nous faire surprendre. C’est alors que nous nous sommes dit que de nous quatre, Flora serait la plus discrète car elle était la plus menue. Nous l’avons envoyée espionner et ce qu’elle y a vu lui a fait très peur mais elle n’a jamais voulu nous en parler. Après quoi elle ne nous a jamais plus accompagnés.


— C’est vrai. Mais ce soir-là, elle s’est tout de même confiée à sa sœur. Ysabeau a fini par me le raconter. Dame Émeline, leur mère, était nue et se tenait debout dans un baquet rempli d’un liquide rougeâtre à la surface duquel flottaient des plumes. La vieille femme tournait autour d’elle en répandant la fumée d’herbes qu’elle avait enflammées. Notre mère puisait dans le baquet du liquide qu’elle déversait ensuite sur la tête de Dame Émeline.


— Elles pratiquaient un rituel païen ?


— Oui et d’après ce que m’en a raconté Ysabeau, Dame Émeline souhaitait donner un héritier mâle à son époux. C’était ce à quoi devait servir ce rituel.


— Maintenant que j’y songe. N’est-elle pas tombée enceinte cette année-là ?


— Si. Mais l’enfant n’a pas survécu à la naissance. Il s’agissait d’un garçon mais il a vécu quelques heures à peine.


— Je l’ignorais. Flora ne m’en a jamais parlé. Notre mère non plus, d’ailleurs.


— La chose a été tue. Dame Émeline n’est plus jamais retombée enceinte après cela et ce malgré d’autres visites chez la vieille femme.


— Comment ? Elle y est retournée ? N’a-t-elle pas songé que c’était peut-être à cause de cette sorcière qu’elle avait perdu son enfant ? Car il s’agissait bien de cela, n’est-ce pas, d’une sorcière ?


— D’après Ysabeau, sa mère, comme la nôtre, la considérait plutôt comme une guérisseuse. Elle m’a raconté, également, qu’un hiver particulièrement rude, Flora avait été grandement malade. Fragile comme tu le sais, elle n’aurait pas survécu sans une potion que la vieille femme aurait préparée.


La conversation prenait un tour étrange. Thomas se demandait si finalement le vin n’était pas en train de leur tourner la tête. Il se leva d’un bond et se mit à arranger le feu comme pour s’éclaircir les idées. Il sentait le regard de Gyls dans son dos. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais été de fervents croyants en Dieu, sans toutefois mettre son existence en doute. D’un autre côté, ils ne s’étaient jamais vraiment posé de questions sur la religion non plus. Ils avaient été baptisés selon les rites chrétiens et avaient fait serment devant Dieu en devenant seigneurs de leurs domaines mais leur quotidien était bien loin de considérations divines ou religieuses.

Enfants, leur père avait tenu à ce qu’on leur donne les principaux préceptes chrétiens mais leur mère avait également veillé à leur transmettre un peu de ses propres croyances. Elle leur avait surtout parlé de légendes et de créatures merveilleuses mais elle s’était toujours gardé d’affirmer que les unes s’étaient réellement déroulées et que les autres existaient bel et bien.


— Gyls, es-tu en train de me dire que tu crois finalement à toutes ces choses. Tu penses qu’elles sont à l’origine de tous ces malheurs ?


— Je pense qu’au moins quelqu’un y croit encore et cherche à nous faire peur. J’ignore pourquoi. Je ne sais même pas ce qu’il en espère. Néanmoins, j’ai entendu dire que la masure dans la forêt était toujours là et qu’elle était toujours habitée. Au grand désespoir de Mathieu, des femmes du village s’y rendent encore.


— La vieille que nous y avons vue doit être morte depuis le temps, remarqua Thomas, tout de même un peu sceptique.


— Peut-être a-t-elle eu de la descendance, tout simplement. Néanmoins, je te propose que nous nous y rendions et que nous interrogions celui ou celle qui y vit désormais. Même si nous obtenons des réponses les plus farfelues, elles contiendront sans doute une once de vérité qui nous permettra de découvrir le ou les coupables.


Thomas se retourna et sonda le regard de son frère. Il était sérieux et sincère. Sans doute avait-il cherché longuement et vainement les coupables du massacre de la ferme du Grand Paul pour en arriver à se raccrocher à cette idée un peu folle. Lui-même ne pouvait s’ôter de l’esprit que les rats n’avaient pas agi de leur propre chef mais qu’ils avaient été guidés et incités à nuire. Il se contenta alors d’acquiescer de la tête.


— Laisse-moi encore quelques jours pour faire le deuil de mon fils. Après quoi, je me rendrais dans ton château pour te prêter serment d’allégeance. Si me souviens bien, la demeure se trouve dans le bois de Roncevac, qui se trouve sur ton domaine.


— Oui. D’ailleurs, cela me rappelle que Mathieu doit y célébrer une sorte de messe là-bas. La Sainte-Vierge y aurait été aperçue, à la source de la Fontaine de la Faye. Nous pourrions profiter de l’occasion et prétexter une partie de chasse après la cérémonie.


— Que d’ironie dans tout cela, mon frère, nous allons participer à une célébration chrétienne avant d’aller quérir des réponses auprès d’une personne aux croyances païennes.


— Certes, Thomas. Mais je reste persuadé que ce ne sont pas des chimères que nous poursuivons mais bien des êtres de chair et de sang, des hommes comme toi et moi, répliqua Gyls avec véhémence, sans doute un peu aidé par le vin. Et la justice que nous devons rendre est bien celle des hommes. Pour ton enfant, mon frère, pour sa nourrice et pour le Grand Paul et sa famille. Nous sommes leurs seigneurs sur terre et nous leurs devons ça.


  Thomas ne répondit pas et les larmes aux yeux, il leva son verre en signe d’assentiment. Pour son fils, oui, pour cet enfant qui n’avait rien demandé, il trouverait le coupable. Et ça, il pouvait bien en faire le serment devant Dieu.

 

 

 

 

 

 

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