24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 01:45

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 9

 

 

       

 

 

 

 

Émeline avait le cœur lourd. Assise sur la margelle de pierre, elle se retenait de tremper ses doigts dans l’eau glacée comme elle aimait tant le faire autrefois. Elle sentait bien que l’eau vivifiante et prometteuse de vie était désormais la messagère d’une mort atroce. Bien sûr, son contact seul ne lui ferait aucun mal réel mais elle savait qu’elle aurait comme la sensation d’une brûlure. Quant à la boire… Elle ne faisait plus partie du monde des vivants mais être un esprit ne signifiait pas que l’on soit éternel et invulnérable. Un esprit continuait à ressentir, pas seulement la joie ou la peine, mais aussi la chaleur des flammes comme la morsure du gel, il pouvait être blessé et connaître la douleur, il pouvait, enfin, être détruit et disparaître à tout jamais. Elle n’était donc peut-être pas à l’abri que représentait cette eau, aussi pure et limpide qu’elle puisse paraître.

Elle songeait à l’agonie de cette pauvre fille. Aussi brève qu’elle fut, elle avait été terrible et avait bouleversé tout le monde. Dès qu’elle avait absorbé l’eau empoisonnée, une brèche s’était ouverte entre les mondes et un esprit mauvais s’était emparé du corps de la malheureuse. La plupart des esprits n’avaient pas besoin d’emprunter un corps pour se manifester ou même se matérialiser dans le monde des vivants.

En d’autres temps, les deux mondes étaient intimement liés et la frontière les séparant quasi inexistante. Bien sûr, tous les défunts ne devenaient pas des esprits ou si brièvement qu’ils finissaient par disparaître très vite et à jamais. Quelques uns parvenaient à se manifester auprès de leurs descendants quand ceux-ci les appelaient ou qu’ils avaient besoin d’aide. Quant aux esprits de la nature, les fées, les elfes ou quelque soit le nom qu’on leur donnait, ils restaient généralement cantonnés dans leurs domaines, leurs territoires, et s’ils appréciaient qu’on leur rende visite, ils n’aimaient pas quitter leur havre de paix.

Force était de reconnaître que, comme dans le monde des hommes, tous les esprits n’étaient pas bienveillants. Quand ils n’étaient pas bannis au plus profond du monde des esprits, il leur était interdit de quitter leurs territoires, des lieux mal famés dans lesquels toute personne sensée évitait de se rendre sans une bonne raison. Si la plupart du temps, leur maître était lui-même un esprit, certes plus puissant, et particulièrement maléfique, il arrivait bien souvent que ce soit un humain, avide de pouvoir et de domination qui les asservisse.

Et puis, les hommes adoptèrent de nouvelles croyances dans lesquelles les esprits de la nature étaient de plus en plus exclus. Ils commencèrent à ériger des barrières invisibles entre les deux mondes et finirent par reléguer celui des esprits à d’anciennes et fausses croyances, voire à l’associer à ce qui représentait le mal pour eux. Les esprits de la nature qui tentèrent de se manifester furent considérés comme des êtres maléfiques et furent anéantis. Les survivants comprirent que les temps de paix et d’entente qui régnaient entre les humains et eux étaient révolus et que le monde des mortels leur était désormais étranger.

Il y eut bien des hommes et des femmes pour tenter de maintenir ce lien mais ils devinrent très vite de moins en moins nombreux. Certains furent même chassés comme des monstres et désignés comme les suppôts du mal décrits par la nouvelle religion. Quelques uns parvinrent à se cacher ou à taire leur véritable croyance tout en continuant de pratiquer secrètement les rites et à s’adresser aux esprits.

Quand elle n’était encore qu’une enfant, Émeline avait été élevée dans le respect des ancêtres, des esprits et de la nature. Sa mère était une sorte de prêtresse qui avait pour seul pouvoir celui de communiquer avec les esprits. Très tôt, elle enseigna à sa fille tout ce dont elle avait besoin de savoir ainsi que les rites et les danses sacrées. Le père d’Émeline, s’il ne vouait pas une grande vénération dans les esprits, les respectait autant qu’il les craignait. C’était un puissant seigneur dont le domaine était immense, un véritable royaume pour certains.

Jamais la fillette qu’elle était alors n’aurait cru que les choses puissent changer. Alors qu’elle se voyait déjà prêtresse aux côtés de sa mère, leur monde bascula. Une grande guerre éclata et divisa le domaine en une multitude de petits fiefs. Le père d’Émeline fut assassiné et la jeune fille dut fuir avec sa mère pour échapper aux félons. Elles trouvèrent refuge dans le monde des esprits. La prêtresse implora l’aide du roi des esprits mais celui-ci refusa d’intervenir. Cette guerre ne concernait que les hommes et uniquement les hommes.

La guerre dura des années et ne prit fin qu’avec la ténacité de deux jeunes seigneurs qui n’aspiraient plus qu’à la paix. Mais pour y parvenir, ils durent aller chercher le soutien du souverain. Celui n’acceptait d’intervenir que si les jeunes seigneurs prêtaient allégeance non seulement à lui mais aussi à Dieu. Une fois qu’ils auraient restauré la paix, ils devraient faire construire une église afin de démontrer que ces domaines étaient sous la protection de Dieu.

Avec l’aide du roi, les deux seigneurs parvinrent à unifier les fiefs en guerre et se partagèrent l’ancien domaine. Ils tinrent leur promesse et firent bâtir chacun une église. Ils étaient non seulement deux puissants alliés mais aussi de grands amis, ce qui permit de maintenir une paix durable entre les deux jeunes domaines, qui devinrent Piéval et Monval.

Peu avant qu’il ne décide de faire appel au roi, Émeline avait épousé Amaury, le futur seigneur de Piéval. La mère de la jeune femme avait arrangé le mariage. Ne pouvant compter sur l’aide des esprits, elle usa de stratagèmes propres au monde des hommes. En prenant pour épouse la fille de l’ancien seigneur, il pourrait ainsi légitimer sa prise de pouvoir sur le domaine et bénéficier ainsi du soutien d’anciens alliés. Elle soumit une dernière condition. Le domaine recelait d’endroits sacrés qui devraient le demeurer. Il accepta et il tint cette promesse-là aussi… jusqu’à sa mort.

Mais aujourd’hui, ces promesses étaient tombées dans l’oubli. Aujourd’hui, pratiquement plus personne ne croyait en l’existence même des esprits. Jamais Amaury, pas plus que Yann de Monval, qui avait accepté le même compromis, n’auraient permis que l’on vienne souiller ce lieu sacré, y compris pour étendre le pouvoir de la nouvelle religion. Mais Émeline ne mettait pas celle-ci en cause, pas directement du moins.

Ce qui avait rendu l’eau de la fontaine impure et mortelle ne pouvait être que l’œuvre d’un esprit ou de quelqu’un capable de communiquer avec eux. Dans un cas, comme dans l’eau, il ne pouvait s’agir que d’un être malfaisant. Bien que rejetés par la nouvelle croyance des hommes, les esprits n’auraient jamais commis un tel sacrilège tout en cherchant à rejeter la faute sur la nouvelle religion. Et il était fort à parier que c’était le ou les mêmes qui étaient à l’origine des terribles événements qui venaient de troubler les domaines de Piéval et de Monval.

 

« Je suppose que vous n’êtes toujours pas prêt à intervenir, mon Maître, dit-elle sans se retourner mais ayant pourtant senti la présence de Fyng’hôrn. Il ne s’agit pourtant pas d’un conflit qui ne concerne que les hommes cette fois.

 

— Je comprends ton amertume, douce Émeline. Ce qui se passe m’affecte beaucoup, tu peux le croire. Hélas, mon pouvoir sur ce monde est de plus en plus faible. Ce qui me lie encore à lui est si ténu que parfois je ne parviens plus à m’y matérialiser. D’autre part, j’y suis de plus en plus vulnérable. Sais-tu seulement combien de mes semblables ont péri parce qu’ils ont cru qu’on continuerait à profiter de leur sagesse ? Sais-tu combien ont voulu se rebeller et faire montre de leur colère pour finir par être terrassés comme des créatures maléfiques ? Presque tous, Émeline. Je suis sans doute l’un des derniers dragons de ce monde. Ce n’est pas tant pour ma vie que je crains le fer des hommes. C’est pour les conséquences qu’aurait ma disparition, aussi bien sur le monde des esprits que sur celui des hommes. »

 

La jeune femme leva la tête et plongea son regard dans celui de la gigantesque créature qui la dominait de sa hauteur. Elle y lut la profondeur de sa tristesse. Le désespoir avait planté sa flèche dans le cœur du dragon et empoisonné son sang. Celui qui depuis des millénaires avait protégé les deux mondes se trouvait désormais incapable de lutter contre cet ennemi qui n’avait pas encore dévoilé son visage. Jamais il ne s’était senti aussi impuissant.

Émeline se releva et s’approcha du dragon. Elle s’agenouilla alors devant lui, lui signifiant ainsi qu’elle lui demandait son pardon. Elle était bouleversée et s’était laissé emporter par son propre chagrin. Fyng’hôrn tendit son long cou et amena sa tête à la hauteur de celle de sa plus fidèle servante. Quand elle releva les yeux, elle vit dans ceux du dragon que la tristesse n’avait pas tout à fait disparu mais qu’ils rayonnaient d’amour et de compassion.

Il n’était pas facile pour le dragon de traduire par des expressions sur son faciès ce qu’il ressentait mais son regard avait toujours été un livre ouvert pour ceux qui savaient le déchiffrer. D’un autre côté, ce qu’il ne pouvait exprimer physiquement, il le faisait par la parole qui était dénuée de mensonge.

 

« Cependant, tu as raison. Ce conflit ne concerne pas uniquement les hommes mais si c’est un esprit mauvais qui est à l’œuvre, j’ai le sentiment qu’il est aidé par un humain. En fait, j’ai même l’impression que c’est un homme qui manipule les esprits à des fins personnelles. Quelles sont-elles ? Je ne suis pas certain de les avoir cernées.

 

— Pourquoi s’en prendre à des innocents ? Pourquoi faire les choses aussi insidieusement ?

 

— Parce que cela génère la peur. Et la peur est le limon des esprits du mal, c’est ce qui leur donne le plus de pouvoir. D’autre part, ces événements ont provoqué un certain désordre. Le commun des mortels ne va plus avoir confiance en ceux qui sont sensés les protéger, qu’ils soient hommes ou dieux.

 

— Oui, peut-être… Mais vers qui vont-ils se tourner, alors ? Vont-ils faire appel de nouveau aux esprits de la nature, comme autrefois ?

 

— Probablement, mais ce ne seront pas forcément de bons esprits qui leur répondront. Ou pire… Ce seront des esprits qui, en d’autres temps, avaient été bons et toujours prêts à aider les hommes mais qui aujourd’hui se sentent trahis et rejetés. Oui, ce sont peut-être de ceux-là qu’il faudra le plus se méfier. »

 

Émeline lança un regard effrayé vers le dragon. Combien elle aurait aimé qu’il puisse avoir tort. Mais au plus profond d’elle-même, elle savait qu’il avait raison. Ce n’était pas une simple supposition de sa part mais le constat de ce qui se tramait déjà. Elle n’était plus qu’un esprit mais elle avait été humaine et elle commençait à ressentir comme de l’animosité de la part d’êtres féériques envers elle. Ce n’était pour l’instant que des  regards sombres, lancés à la dérobée, comme si elle représentait tout ce qu’ils détestaient. Quand certains lui adressaient encore la parole, c’était de façon froide et distante. Seule son statut auprès de Fyng’hôrn devait la préserver d’une agressivité plus manifeste. Elle l’avait bien remarqué mais s’était toujours refusé d’admettre la réalité.

 

« Vous croyez que des alliances contre-nature puisse se nouer ? » demanda-t-elle.

 

Le dragon s’installa confortablement, comme s’ils étaient en train d’avoir une conversation courtoise. Malgré sa taille imposante, il ne semblait nullement gêné par les arbres environnants. C’était comme s’ils lui avaient fait un peu de place, se serrant les uns contre les autres. Des oiseaux, nullement craintifs, vinrent se percher sur les cornes qui lui sortaient du front et qui se courbaient vers l’arrière à la manière de celles d’un bouc. Du lierre se mit à croître sur ses membres antérieurs sans pour autant l’emprisonner. L’herbe qui poussait près de son ventre sembla prendre une teinte vert tendre. Probablement attirée par un tel délice, une biche s’approcha et se mit à brouter tout près du dragon sans montrer le moindre signe de peur et de méfiance.

 

« De nouvelles frontières se sont dessinées et d’autres commencent à s’estomper. Je ne sais si l’on peut parler d’alliance contre-nature mais d’anciens ennemis pourraient bien trouver là un terrain d’entente. Les passages entre le monde des esprits et celui des mortels sont encore nombreux mais les hommes ne les voient plus. Ce qu’ils ne perçoivent plus, également, ce sont les territoires sacrés qu’ils empiètent et dénaturent sans se douter un instant du mal qu’ils font. La colère gronde. Et quand les esprits passeront à l’offensive, les hommes ne verront pas le danger surgir. »

 

Il n’y avait aucune véhémence dans le discours de Fyng’hôrn. Il ne faisait, une fois de plus, que constater les choses. Dans le même temps, il semblait avouer son impuissance. Le dragon posa sa tête sue l’une de ses pattes en poussant un profond soupir. Un instant dérangés, les oiseaux revinrent promptement sur leur perchoir tout en lançant des trilles désapprobateurs. Rassérénés, ils entreprirent de lisser méthodiquement leur plumage radieux et coloré.

Émeline, malgré la scène bucolique, avait le visage empreint de tristesse. Elle vint se placer tout contre le cou du dragon et en caressa les écailles qui étaient recouvertes, contre tout attente, d’un léger duvet, doux au toucher. Le feuillage des arbres se mit à bruire doucement comme si la brise cherchait à murmurer un message de réconfort. Elle sentit alors un léger balancement du cou du dragon comme quand il cherchait à la bercer quand elle était enfant. Malgré la peine qui lui enserrait le cœur, Émeline parvint à sourire, touchée par cette délicate attention

Un chant clair et cristallin s’éleva soudain dans la forêt. Les paroles comme les mots étaient anciens mais nul besoin d’en comprendre le sens pour en ressentir la beauté. Les notes étaient pures et voyageaient dans les airs, porteuses d’espoir. Elles s’écoulaient à travers les sentes comme la rivière dans son lit avant de déborder et d’inonder la forêt toute entière. Les créatures des bois s’étaient arrêtaient un instant pour écouter puis, le cœur gonfler d’une paix nouvelle, reprenaient leurs activités.

Une silhouette blanche se précisa à l’orée de la clairière, accompagnant le chant qui s’était fait plus proche. Tandis que les souvenirs affluaient, Émeline se souvint non seulement des paroles mais aussi ce qu’elles racontaient. Doucement, puis de façon de plus en plus sûre, elle joint sa voix au chant dont le pouvoir sembla croître et gagner en force. Un son plus grave et plus guttural mais nullement discordant vint s’y ajouter, donnant à l’ensemble une certaine profondeur comme s’il puisait sa magie dans les entrailles de la terre.

Le chant racontait les origines de la source. Comme souvent, il s’agit de l’histoire d’un amour impossible. La fille du roi de la forêt, une créature féérique, une dryade, tomba amoureuse d’un mortel. C’était un chasseur et quand il terrassa une biche innocente devant ses yeux horrifiés, la princesse éprouva à la fois peine et colère. Mais c’est alors qu’il s’agenouilla auprès de sa victime et l’acheva en lui demandant pardon, nul désireux de la faire souffrir ; son sacrifice était nécessaire pour nourrir les siens. C’est alors qu’il vit à son tour la dryade et fut aussitôt subjugué par sa beauté.

Les deux amants se virent encore et encore mais leur amour n’était pas permis. Le roi de la forêt non seulement désapprouvait mais il voulait aussi que sa fille y mette un terme. Pourtant il se produisit ce que nul n’aurait pu croire ni espérer, un enfant naquit de cette union mais ne vécut guère le temps de voir le jour se lever plus d’une fois. La princesse débordant de tristesse se mit à pleurer et à pleurer encore, au point que ses larmes formèrent un ruisseau.

La fée des sources, touchée par son chagrin, vint la trouver et lui fit une proposition. Si son désir d’être la mère des enfants de son amant était si fort, il lui fallait renoncer à sa nature féérique. Pour cela, elle devrait boire l’eau de la source, une fois qu’elle l’aurait enchantée. La princesse deviendrait alors humaine et pourrait ainsi s’unir à cet homme. D’autre part, cette eau aurait également le pouvoir de rendre toute femme qui la boirait féconde, à condition que l’amour soit sincère et le désir de donner la vie soit tout aussi fort.

 

« Cela ne s’est pas passé exactement ainsi mais c’est assez proche de la vérité. » déclara la silhouette blanche en mettant fin au chant et à l’enchantement.

 

C’était une vielle femme au dos tout recourbé et qui s’aidait d’un bâton pour marcher. Elle avançait d’un pas claudiquant et s’arrêtait régulièrement pour tâter le sol devant elle avec son morceau de bois qui était tout aussi noueux qu’elle-même. Ses yeux étaient recouverts d’un voile blanc ce qui expliquait sans doute la difficulté qu’elle avait de distinguer les obstacles devant ses pieds. Son visage parcheminé était buriné par une longue vie au grand air et ses cheveux, longs et fillasses, étaient d’un blanc presque translucide.

Voyait-elle le dragon et sa suivante ou percevait-elle seulement leur présence ? Il semblait pourtant que c’était bien à eux qu’elle s’adressait. Et comme pour le confirmer, son regard aveugle se porta vers Émeline sans la moindre hésitation. Un sourire édenté fendit son faciès et une lueur étrange sembla traverser son regard éteint. Elle adressa un léger signe de tête à l’attention du dragon qui le lui rendit.

 

« Ce n’est pas un maléfice aussi misérable qui va troubler une magie séculaire aussi puissante. Crois-moi. J’ai enchanté ces eaux autrefois, je peux les défaire du mal qui les rend impures.

 

— La Fey, ton pouvoir est-il aussi toujours aussi puissant ? s’inquiéta Émeline. »

 

Elle ne faisait nullement référence à l’apparence de la vieille femme car elle n’était pas dupe. En ces temps de troubles, le pouvoir des créatures féériques avait fortement faibli. C’était aussi la raison pour laquelle elles se manifestaient moins dans le monde des hommes. Leur magie y avait perdu de son influence.

La Fey eut un gloussement amusé et comme si elle désirait montrer que son pouvoir était toujours intact, son apparence se modifia. La vieille femme au corps fatigué céda la place une femme jeune et l’allure pleine de prestance. Elle n’avait pas lâché son bâton mais celui-ci s’était également transformé, ayant pris la forme d’un bourdon de bois blanc et dont le sommet se terminait par une sphère de cristal enchâssée. Ses cheveux avaient conservé une blancheur translucide et tombaient en cascade sur ses frêles épaules. Son visage était maintenant lisse et d’une grande pâleur mais qui tenait plus de la fraîcheur que du teint maladif. Enfin, le voile qui recouvrait ses yeux avait disparu et laissait entrevoir leur éclat d’un bleu cristallin.

Maintenant, tandis qu’elle se déplaçait vers la fontaine, ses mouvements étaient d’une grande fluidité et l’on avait l’impression d’entendre le murmure du ruissellement de l’eau à chacun de ses pas. La vieille qu’elle était l’instant auparavant portait une robe de lin gris, élimée et sale. La robe qu’elle arborait maintenant donnait l’impression d’être liquide, comme une rivière qui coule et qui recouvrirait son corps dont on devinait les courbes gracieuse au travers.

La Fey s’arrêta à la hauteur du dragon et tendit sa main libre vers Émeline, l’invitant à la rejoindre :

 

« Mon pouvoir est encore très puissant mais tu as raison, il n’est peut-être plus ce qu’il était en des temps plus cléments. Maître Fyng’hôrn et toi allez m’aider. Je puiserais en vous juste assez de magie nécessaire pour achever l’enchantement.

 

— Alors tu n’auras pas besoin de mon aide, dit le dragon. Tu as en toi assez de puissance pour contrer le maléfice, je le sens. La magie d’Émeline te permettra de redonner sa force à l’enchantement initial. Et puis, si j’intervenais, cela voudrait dire que je prends part au conflit que je devine et qui s’annonce.

 

— Bien, Maître. » consentit la fée des sources.

 

L’espace d’un instant, Émeline crut percevoir comme une pointe d’amertume et de rancœur dans cette réponse laconique. Quand elle saisit les doigts de la Fey, une sensation de douce fraîcheur se répandit dans son être, aussi éthéré qu’il fut. Ensemble, les deux jeunes femmes s’assirent sur la margelle. La Fey pointa son bourdon au-dessus de l’eau et murmura des mots qui n’en étaient pas. C’était un langage qui existait avant l’invention du verbe, si ancien qu’il était sans doute né en même temps que les origines du monde. C’était un langage si élémentaire que l’on avait la sensation d’entendre l’eau qui s’écoule. Soudain les flots des mots se firent tumultueux et l’eau de la source se mit en ébullition.

Elle ne bouillait pas sous l’effet de la chaleur car elle demeurait toujours aussi glacée. Et pourtant des fumeroles noirâtres commencèrent à se former à sa surface puis de la vapeur tout aussi opaque s’éleva au-dessus du bassin. Quand elle se dissipa enfin, l’eau avait retrouvé sa clarté cristalline. Émeline, tout comme elle avait perçu le poison qui l’avait souillée, pouvait percevoir que l’eau avait été de nouveau purifiée.

 

« Peux-tu plonger ta main dans la source maintenant ? » lui demanda la Fey avec douceur. « Je vais à présent enchanter l’eau une nouvelle fois et lui redonner son pouvoir.

 

— Mais comment les femmes de Monval et de Piéval vont-elles savoir que l’eau n’est plus maléfique ?

 

— Quelques unes sont déjà venues me voir après ce qui est arrivée à la pauvre Anne. Je leur ai dit que j’organiserais tantôt un rituel afin d’apaiser la colère des dieux et des esprits. Ce soir, c’est la pleine lune et elles seront nombreuses à venir au rendez-vous, tu peux en être certaine. »

 

Émeline parut soulagée, ferma les yeux et trempa sa main dans l’eau. Oui, elle le sentait bien à présent, si le maléfice s’en était allé, la magie de la source en était aussi absente. La Fey lui fit un nouveau sourire et prononça des paroles dont les sonorités remontaient à l’origine des temps. Elles étaient quelque peu différentes mais pas si éloignées. La vie était comme un fluide qui s’écoulait dans les veines du monde. Et c’était la promesse que faisait cette eau, permettre à la vie de s’écouler d’un corps à un autre, permettre à une femme de mettre au monde une nouvelle vie.

 

 

 

 

 

 

 

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