10 octobre 2011 1 10 /10 /octobre /2011 19:00

la magie des mots La Magie des Mots
de Doris Facciolo

 Partie première -  Survivre 
Chapitre 4 : La Vengeance de l'Eau

 

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Elle est notre mère, notre source. Nulle vie ne serait possible sans elle. Pourtant, elle est aussi le pire des bourreaux.

 


******

 

 

      -          Des maisons dans des arbres ? Vous voulez vraiment que l’on aille vivre dans des cabanes de gamins ?! S’exclama Georges.

      -          Ce ne sont pas des cabanes mais des arbres gigantesques dont on a creusé l’intérieur du tronc, ripostais-je, un peu vexé.

      -          Quelle différence ?

     -          Ecoutez Georges, ces Arbres-Maison sont tous meublés et possèdent plusieurs pièces. Et puis la porte d’entrée de chacun est surélevée de plusieurs mètres. Ainsi on évite toute inondation possible.

      -          Et pour quelle raison devrait-on craindre des inondations ? Il n’a plu qu’une seule fois depuis notre naufrage. L’averse était diluvienne mais la rivière était encore loin de quitter son lit !

     -          Venez au moins voir à quoi ça ressemble ! Vous ne pouvez tout de même pas dire qu’un logement pour chacun est une mauvaise chose ?!

      -          Bon, bon… je vais aller voir ça. Laisse-moi juste une minute, je te rejoins à l’entrée.

Je lançai un coup d’œil à Edwin. Georges avait finalement accepté d’aller voir les Arbres-Maison. J’espérais sincèrement qu’il accepte d’évacuer la Grand-Salle avant qu’elle ne se transforme en Grande Piscine. Il n’avait pas l’air très enthousiaste mais j’étais convaincu qu’en découvrant les possibilités et le confort qu’offraient ces arbres, il ordonnerait le déménagement immédiat.

Le naufrage avait été un moment horrible. Une angoisse épouvantable, une lutte pour la survie au détriment de toute humanité, la détresse et la peur se lisaient sur tous les visages. Beaucoup avaient perdu la vie. Des corps à la peau pâle, aux lèvres bleues et aux yeux blancs étaient venus s’échouer sur une plage rouge du sang des blessés. Les survivants avaient eu beaucoup de mal à accepter ce qu’ils avaient vécu. Et comme si cela ne suffisait pas, nous nous retrouvions sur une terre déserte, sans aucun confort ni hygiène de vie. Le plus commun des ustensiles était devenu un objet de convoitise. Des clans s’étaient formés, l’un d’entre eux avait été chassé. Chacun d’entre nous devait continuer à vivre avec cette pointe de culpabilité qui nous perçait le cœur à la moindre pensée au sujet du clan disparu. Comment, après tout cela, pouvait-on refuser à ces gens de retrouver un semblant de civilisation ?

Georges était le parfait archétype du gros nounours. Il était très grand et aussi robuste qu’un bucheron. Ses cheveux ne faisaient pas plus d’un centimètre de long. Il devait très probablement les raser régulièrement, mais les conditions de naufragé ne le lui avaient pas permis depuis notre arrivée sur ce monde. Ses yeux gris-bleu scrutaient tout ce qui se trouvait dans leur périmètre avec attention, ce qui lui donnait un air sévère. Lorsqu’il s’exprimait, c’était toujours d’une voix forte et avec détermination. Comme un colonel pourrait parler à ses troupes. Cette image de meneur dur et droit, il l’entretenait visiblement pour imposer un semblant d’ordre et de discipline qui nous poussaient à rester nous-mêmes plutôt que devenir des bêtes sauvages. Image toutefois vite brisée si on observait assez longtemps cet homme de la quarantaine, blasé de sa carrière militaire et de cette espèce de charisme qui le suivait comme une ombre, bien malgré lui. Georges avait le cœur sur la main. Pour qui le connaissait suffisamment, cela crevait les yeux. Ce n’était pas mon cas, moi qui passais le plus clair de mon temps avec Edwin et Gwendoline ou dans la forêt avec Anne-Lise à la recherche d’herbes et plantes nutritives. Ma mère par contre, se faisait un devoir de tout savoir sur tout le monde. Chaque soir, lorsque je venais me coucher sur ma paillasse, voisine de la sienne, elle ne pouvait s’empêcher de me raconter ses découvertes sur le petit monde de la Grand-Salle. Ca ne m’intéressait que très peu, mais je la laissais faire sans aucune remarque. Il était inutile de la décevoir.

Je songeais à tout cela en me dirigeant vers l’entrée de la grotte, longeant l’étroit couloir sinueux. Je laissais glisser ma main sur la roche, rugueuse et inégale. Je m’attardai quelque peu sur ces zones étrangement lumineuses. Au toucher, aucune différence avec une roche normale. Pas de renfoncement, de différence de grain, rien. On aurait dit qu’une ampoule avait été glissée quelque part dans un morceau de roche creuse. Mais pas d’ampoule ni d’interrupteur. Cette lueur orangée était présente de jour comme de nuit. La roche s’illuminait d’elle-même, comme une luciole. Je n’avais jamais suivi mes cours de science avec passion, mais il ne me semblait pas qu’une telle chose puisse exister. Je souris bêtement à cette réflexion. Il y a quelques jours à peine, je n’aurais jamais cru que les fées pouvaient exister. Ni que nous aurions pu changer de monde sans savoir pourquoi ni comment et encore moins où.

      -          Tu es prêt ? Me demanda Georges en arrivant à ma hauteur.

J’acquiesçai tout en sortant de mes rêveries. Il s’était muni d’un arc qu’il tenait en bandoulière ainsi que d’une machette. Cela faisait plusieurs jours que les chasseurs n’avaient rien rapporté. Visiblement, Georges ne comptait pas manquer la moindre proie qu’il pourrait croiser. Personnellement, je n’étais pas contre un peu de viande. Les potages et poissons grillés n’étaient pas mauvais, mais ça ne rassasiait pas autant qu’un bon gros steak bien saignant. Je salivais à cette pensée et décidai d’entamer la discussion pour me changer les idées, tout en entraînant Georges vers la forêt millénaire.

      -          Georges, avez-vous eu des nouvelles de ceux que nous avons… heu… de ceux qui nous ont quittés ?

Le sujet était tabou. Je le savais. Personne depuis ce terrible jour où nous avions abandonné nos semblables, condamnés à errer seuls et sans ressource sur cette terre déserte, n’avait osé parler d’eux. Ces souvenirs étaient trop douloureux, notre culpabilité trop grande et Georges était le tison qui ravivait sans cesse la mémoire de nos actes. Je ne savais pas pourquoi je m’étais aventuré sur ce terrain si dangereux et me raidis en attendant la réaction de Georges.

      -          Non, aucune.

C’était tout. Il avait prononcé ces deux mots sans rien laisser transparaître de ses émotions. Comme à son habitude. Pourquoi continuais-je ? Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être ma jeunesse de l’époque me poussait-elle à jouer avec le feu. Peut-être avais-je besoin d’entendre ces mots… Je ne sais pas.

      -          Avez-vous une idée d’où ils peuvent être ?

Georges marchait derrière moi mais je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir qu’il s’était arrêté. C’est là que je fis l’une des pires bêtises de ma vie. Au lieu de m’excuser et de passer à autre chose, je pivotai vers lui et soutins son regard perçant.

    -          A l’heure qu’il est, ils sont probablement tous morts, Arvin ! Tu n’en as donc tiré aucune leçon ?! S’écria Georges. Ils sont morts comme cette femme et sa fillette. Morts de fainéantise, de cupidité et d’incompétence. Ils sont morts parce qu’il fallait amputer le membre malade avant que la gangrène ne ronge tout le corps. C’était eux ou nous tous Arvin ! Est-ce que tu comprends ?

J’acquiesçai. Oui, je comprenais. Je comprenais qu’il essayait de se convaincre lui-même. Nous nous sentions tous coupables de cette tragédie. Nous l’étions tous. Mais Georges était celui qui avait donné l’ordre de chasser ces pauvres gens, aussi incapables soient-ils. Et à ce titre, il était le plus coupable d’entre nous. Il le savait mais tentait de se convaincre du contraire. En tant que chef de troupe, sa mission était de garder sa troupe en vie. Il avait accompli sa mission, rien d’autre. J’avais mis le doigt sur un sujet sensible pour Georges. Si j’appuyais trop longtemps, sa carapace risquait de se fissurer et d’éclater en morceaux. Quelque part, il avait raison. Du haut de mes quinze ans, je pouvais comprendre qu’un groupe de naufragés, fragilisés par le choc physique et psychologique qu’ils avaient vécu, avait besoin d’une personnalité forte à leur tête pour pouvoir survivre dans de telles conditions. Il aurait été mal venu que cette personnalité se brise à cet instant. Je fis donc profil bas et repris la marche vers le village d’Arbres-Maison.

Nous ne prononçâmes plus un mot durant le trajet. C’était mieux ainsi. Une fois arrivés, je scrutais les environs du regard : aucune trace de Magie. Se cachait-elle ? Voulait-elle rester connue uniquement d’Edwin et moi ?

      -          Ces arbres sont gigantesques ! S’étonna Georges qui les observait avec de grands yeux ronds.

      -          Attendez d’avoir vu l’intérieur ! On ne peut pas rêver mieux ! Enfin si… on pourrait. Ce n’est pas le grand luxe des hôtels parisiens, mais compte tenu de nos conditions actuelles, ce sont de véritables palaces.

Je fis le tour d’un tronc pour en trouver l’entrée et présenter l’échelle de corde à Georges. Il en testa la solidité avant d’aventurer sa centaine de kilos dans les hauteurs. Satisfait, il s’avança et faillit écraser un champignon lumineux.

      -          Attention aux champignons ! M’écriais-je presque malgré moi.

      -          Pourquoi ? Ils sont bourrés de gaz toxique ?

      -          Non mais…

      -          Mais quoi ?

      -          Je ne sais pas, ils sont peut-être comestibles. Ca serait dommage de les réduire en bouillie.

      -          Ces trucs scintillants ? Comestibles ? Personnellement je ne m’y risquerais pas.

Je haussai les épaules et il reprit son ascension vers l’entrée de l’Arbre-Maison. Une fois à hauteur de la porte, il la poussa dans un grincement aigu et observa la salle obscure un instant avant d’y entrer. Une fois qu’il fut à l’intérieur, j’empoignai l’échelle à mon tour pour le rejoindre. Il avait déjà allumé la lampe à huile qui trônait sur la table centrale. Je n’avais pas encore visité cet arbre, mais la pièce d’entrée se composait exactement des mêmes meubles et objets que les autres. J’observai Georges du coin de l’œil. Il semblait méfiant à l’égard de ces habitats. Il est vrai que nous n’avions aucune information sur le peuple qui les avait construits ni sur la raison pour laquelle les habitants s’étaient évaporés.

      -          Il y a plusieurs pièces par arbre. Venez voir, l’invitais-je en me dirigeant vers la trappe du plafond.

Il me suivit dans la cuisine, en tous points identique à celle des autres arbres. Meubles et ustensiles étaient présent, biens rudimentaires mais amplement suffisants pour les rescapés que nous étions. Georges repéra l’échelle menant à la terrasse et y grimpa. Là haut, il découvrit ce qui devrait nous servir de cuisinière, les larges branches semblables à des chemins sinueux qui se perdaient dans la forêt, et surtout les fruits très nutritifs. A la fin de sa visite, il n’émit pas un son mais approuva d’un hochement de tête. L’Arbre-Maison l’avait conquis.

      -          Alors ? Quand est-ce qu’on déménage ? Lui demandais-je sur le chemin du retour.

      -          Il est hors de question que j’ordonne un déménagement. Ces gens ont vécu des choses assez pénibles pour se retrouver isolés. Nous sommes plus forts tous regroupés.

      -          Quoi ?! M’exclamais-je. Mais je croyais que ces Arbres-Maison vous plaisaient !

      -          Oui, ils me plaisent. Ils ont l’air robustes, les meubles aussi et les ustensiles seraient utiles à chacun.

      -          Alors pourquoi ne pas déménager ?

Je n’en croyais pas mes oreilles. Il avait l’air ravi de cette découverte et pourtant, il ne voulait pas que les rescapés s’y réfugient. Pourquoi ? Que redoutait-il ?

     -          Ecoute-moi bien gamin, la Grand-Salle nous offre tout ce dont nous avons besoin : un refuge, un toit, de la lumière, suffisamment de place pour tout le monde, une entrée trop étroite pour permettre aux ours ou n’importe quel animal plus imposant qu’un être humain d’y entrer et surtout, de l’eau potable. Tu ne t’es pas demandé pourquoi ces maisons sont vides ? Moi je vois deux possibilités. La première, c’est que cette civilisation se croyait à l’abri de tout dans leurs cabanes de bois, et que finalement ils se sont fait décimer par on ne sait trop quoi. Cela pourrait nous arriver à nous aussi. La seconde, c’est que ces habitations ne sont qu’un piège. Des maisons clé sur porte gratuites et sans aucun inconvénient, ça n’existe même pas dans un Walt Disney !

J’en restai bouche bée. Je ne pouvais pas croire que Georges refuse le déplacement de notre clan. C’est vrai, la disparition soudaine de la civilisation qui vivait là était louche. Mais Magie avait insisté pour que nous quittions la Grand-Salle au plus vite sous peine d’être noyés. Noyés ? Oui… c’était plausible. Certes il faudrait des quantités d’eau phénoménales pour en arriver là, mais si la rivière souterraine venait à quitter son lit, il n’y aurait aucun obstacle pour l’arrêter. La Grand-Salle lui offrait un réceptacle idéal puisque son seul accès grimpait vers l’entrée de la grotte. La seconde issue n’en était pas vraiment une car une fois l’eau à hauteur du trou de lumière dans le plafond, nous serions déjà tous noyés.

Par contre, Magie pouvait très bien avoir menti. Pourquoi insistait-elle autant ? Pourquoi voulait-elle que nous habitions ces Arbres-Maison et pas ailleurs ? Nous tendait-elle un piège ? Edwin la prenait pour une espionne. Elle l’avait pourtant guéri de ses blessures mais se pouvait-il qu’elle ne l’ait fait que dans le but de gagner notre confiance ? Le doute s’insinuait en moi et je ne savais plus que penser.

Un croassement suivi de dizaines de battements d’ailes me firent sursauter. Un nuage d’oiseaux exotiques s’envolait comme un seul corps, s’élevant au-dessus des arbres. Notre discussion plutôt vive avait dû les effrayer ; toutefois, quelque chose au fond de moi m’incitait à croire que je devrais être effrayé moi aussi. Georges ne semblait pas avoir remarqué quoi que ce soit d’anormal et se dirigeait d’un pied ferme vers notre grotte. Je le suivis, observant le sous-bois d’un regard quelque peu inquiet. La forêt avait quelque chose d’anormalement calme aujourd’hui.

Une fois dans la Grand-Salle, je rejoignis Edwin et Gwendoline. Je leur expliquai la situation, les sentiments de Georges et ma confusion. Je ne savais pas comment aborder le sujet de Magie en présence de Gwendoline. Je me demandais d’ailleurs comment Edwin lui avait expliqué sa guérison subite. Je lui jetais subrepticement un coup d’œil, puis m’adressai à Edwin :

      -          Tu sais, je crois qu’on devrait y aller malgré tout. On devrait tout dire aux autres, même si Georges n’est pas d’accord.

      -          Mais tu es complètement fou ! Et pour leur dire quoi ? Qu’une fée nous a dit que si on ne déménageait pas, nous mourrions tous noyés ?

Stupéfait, j’observais Gwendoline qui n’était pas censée connaître l’existence de Magie. Elle n’avait pas bronché.

      -          Gwen est au courant pour Magie, arrête de la regarder comme un animal de foire…

      -          Pardon je… je ne savais pas…

      -          J’ai bien dû lui avouer pourquoi je n’avais plus besoin de béquilles.

      -          Pourquoi ne pas l’amener ici et qu’elle nous le dise elle-même ? Nous coupa Gwen.

      -          Tu sais, Magie est une créature libre, sauvage. Elle n’en fait qu’à sa tête et je doute qu’elle veuille bien nous suivre. D’ailleurs je ne sais même pas comment la trouver, d’habitude c’est plutôt elle qui vient nous chercher.

      -          Laisse tomber les présentations avec Magie, Gwen, Arvin a raison.  Cette petite canaille ne se montrera pas si facilement. De toute façon, on n’a pas besoin d’elle pour convaincre les autres d’habiter dans ces arbres, ni leur expliquer quoi que ce soit à propos d’une éventuelle noyade.

Gwen et moi l’observions avec attention. Où voulait-il en venir ? Comment comptait-il persuader ces gens ? Si nous n’avions pas réussi à convaincre Georges, il était peu probable qu’ils nous suivent. Les rescapés se pliaient toujours à ses ordres, sans la moindre exception. Je me tournai vers l’intéressé : il taillait de nouvelles flèches pour la chasse avec des gestes nerveux. Visiblement, notre discussion dans la forêt l’avait bouleversé plus que je ne le pensais.

      -          Il suffit de leur décrire ces Arbres-Maison et ce qu’ils peuvent nous apporter, reprit Edwin. Ils verront vite qu’il est dans leur intérêt de déménager.

     -          Bon, très bien. On peut toujours essayer. Par contre Georges va être fou de rage. Il va prendre ce discours pour un affrontement et on risque de faire éclater le clan à nouveau.

      -          C’est un risque à prendre, intervint Gwendoline. Et on va le prendre tout de suite !

Elle se précipita vers la stalagmite géante qui surplombait la Grand-Salle et y grimpa avant qu’Edwin et moi ayons eu le temps de dire un seul mot. Elle allait tout dévoiler et il était trop tard pour l’arrêter. Nous ne pouvions plus que croiser les doigts en espérant que Gwen ne rate pas son coup. Je m’arrêtai au pied de la stalagmite, suivi de près par Edwin qui boitillait pour me rejoindre. Elle appela alors tous les naufragés à se regrouper et à l’écouter. Au fond de la salle, je vis Georges abandonner ses flèches et se lever, les sourcils froncés. Il s’approcha mais resta un peu en retrait, les bras croisés sur sa poitrine en un signe qui ressemblait presque à un défi.

Reportant mon regard sur Gwen, je m’émerveillai de l’image que j’avais face à moi. La Grand-Salle renvoyait ses couleurs orangées sur la base de la stalactite tandis que la lumière du jour, qui provenait du trou dans la voûte de la grotte, baignait Gwen tel un rayon de lumière divine. Elle était vêtue d’une tunique légère et d’un pantalon élimé. Ses longs cheveux blonds bouclés descendaient en cascade sur ses épaules et ses grands yeux d’un bleu profond scrutaient la foule à ses pieds avec bienveillance. En cet instant, elle incarnait la simplicité, la vie et l’espoir. Et c’était beau.

     -          Si je vous ai réunis ici, commença Gwen, c’est parce que mes deux amis Edwin et Arvin ont fait une découverte majeure. Dans la forêt d’arbres géants, à une demi-heure de marche d’ici, se trouvent des habitations.

Elle marqua une pause, le temps que chacun assimile la nouvelle. Des chuchotements parcouraient la foule, les regards qui se croisaient étaient pleins d’espoir, seul Georges ne broncha pas. Edwin et moi restions tendus, attendant la suite.

      -          Ces habitations sont toutes inoccupées, reprit-elle alors que la foule poussait des soupirs de résignation. Mais elles sont parfaitement adaptées à nos besoins. Ce ne sont pas des maisons comme nous en avions dans notre monde, celles-ci ont été creusées à l’intérieur des immenses troncs de ces arbres millénaires. Chaque arbre possède plusieurs étages dont chacun est une pièce meublée suivant sa fonction. Il y a là aussi des ustensiles qui pourront nous servir quotidiennement. Bref, ce sont des Arbres-Maison et chacun peut abriter une famille complète. Ces arbres portent aussi des fruits comestibles très nutritifs. Nous pensons qu’il est temps pour chaque famille d’avoir un peu d’intimité, et qu’il serait bon que nous déménagions dans cette forêt.

Elle imposa un nouveau temps d’arrêt dans son discours. La foule commençait à se diviser. Certains étaient ravis de la nouvelle et voulaient partir tout de suite. D’autres voulaient l’avis de Georges et ne bougeraient pas sans sa bénédiction. Gwen appela alors Georges, qui n’avait pas bougé depuis le début de cette déclaration. Il la rejoignit sur la stalactite et intima le silence à la foule qui se chamaillait.

Mes muscles se tendirent encore un peu plus, je redoutais ce que Georges allait nous annoncer. Gwen redescendait pour lui laisser place. J’étais heureux qu’elle n’ait fait mention ni de Magie ni du refus de Georges. Son discours avait été parfait et je l’en félicitai une fois qu’elle nous rejoignit. Georges prit alors la parole :

      -          J’ai vu ces arbres, dit-il avec conviction. Ils sont tels que Gwendoline les a décrits et plus encore. Cependant, je m’interroge au sujet de leurs anciens occupants : que leur est-il arrivé ? Pourquoi ont-ils disparu en laissant tout sur place ? Ces maisons sont peut-être des pièges. Je ne peux pas vous donner l’ordre de déménager.

Des exclamations fusèrent de tous côtés. Une boule se formait au creux de mon estomac alors que je ressentais comme l’envie pressente qu’il fallait quitter cet endroit au plus vite.

     -          Mais je ne peux pas non plus vous donner l’ordre de rester ici, poursuivit Georges. Ceux qui veulent déménager peuvent suivre nos jeunes amis ici présents. Je resterai ici avec les autres. Sachez juste que si nous nous divisons, nous devrons aussi nous réorganiser. Je ne tiens pas à ce que les évènements d’il y a quelque temps se renouvellent et j’imagine que vous non plus. C’est pourquoi nous continuerons de chasser ensemble, de faire nos cueillettes ensemble et de partager tous nos avoirs.

J’entendais ses paroles mais ne les écoutais plus. Il se passait quelque chose, je le sentais. Je n’aurais su dire quoi, mais je pressentais l’urgence de la situation : il fallait partir d’ici. Edwin, juste à mes côtés, semblait lui aussi très tendu malgré l’accord de Georges pour le déménagement.

      -          Edwin, il se passe quelque chose. On doit partir d’ici tout de suite, lui chuchotais-je.

      -          J’ai aussi cette impression… je ne saurais pas l’expliquer…

     -          Arvin ! J’ai eu du mal à traverser la foule pour te rejoindre ! Alors c’est vrai ? C’est toi et Edwin qui avez découvert ces arbres ?

      -          Oui, maman. Et il faut qu’on y aille tout de suite, la pressais-je. Prépare tes affaires on y va.

      -          Tout de suite ? Mais…

      -          Oui, tout de suite ! Répondis-je sur un ton plus alarmé que je ne l’aurais voulu.

Je me dirigeai vers nos paillasses, pris un grand drap et l’étendis au sol. Je plaçai en son centre quelques objets divers, mes filets de pêche et fermai le drap en faisant de gros nœuds avec les quatre coins. J’aidai ensuite ma mère à faire de même, puis nous aidâmes Edwin et Gwen à rassembler les personnes désireuses de nous suivre vers les Arbres-Maison. Tout s’était passé dans la précipitation et les gens étaient à présent aussi tendus que moi et Edwin, ne comprenant pas vraiment pourquoi il était si urgent de déménager. Nous avions passé des semaines dans cette grotte, ne pouvait-on pas attendre un jour pour tout préparer correctement ?

Une fois dehors, je fus surpris par une bourrasque de vent d’une intensité que je n’avais encore jamais connue. La boule de mon estomac s’était durcie et la panique était proche, mais je m’obligeai à garder le contrôle de moi-même.

Les familles arrivaient une à une, leur baluchon sur le dos. Ils n’étaient pas encore tous prêts et nous devions les attendre avant de nous mettre en chemin. Trop lent. Tout ceci se déroulait beaucoup trop lentement. Une catastrophe était imminente, je pouvais le sentir au plus profond de moi, comme une intuition mais en beaucoup plus fort, plus réel, plus tangible. Après ce qui me parut une éternité, notre groupe était formé et prêt à prendre le départ. Je pris donc la tête de l’expédition et les guidai vers la plage où il serait plus facile de marcher en si grand nombre.

      -          Arvin, quelque chose ne va pas, me confia Edwin. Tu as vu cette forêt ? Il n’y a plus aucun autre bruit que celui du vent. Plus aucun oiseau, plus aucun rongeur… on dirait que tous les animaux ont fui… quelque chose. Et j’ai bien envie de fuir, moi aussi.

      -          J’ai la même impression. J’espère qu’une fois dans les Arbres-Maison, tout ira bien. Comment va ta jambe, à propos ?

      -          Bien, je boite mais je n’ai plus aucune douleur. Magie a des doigts de fée !

Un rire nerveux m’envahit et Edwin se joignit à moi. Nous arrivions à l’orée du bois, en bord de plage et Gwendoline posa une main sur le bras d’Edwin, comme pour se maintenir debout. A côté de moi, ma mère n’émit pas un bruit, mais son visage était livide. Toutes deux regardaient dans la même direction : la mer. Elle s’était retirée, laissant algues et rochers en proie aux rayons du soleil. Ce n’était pas une marée basse… c’était bien plus que cela. La mer s’était retirée sur des kilomètres et l’eau s’était accumulée au loin en une vague immense qui s’abattrait inévitablement sur des centaines, voir des kilomètres de terres, balayant tout sur son passage. Personne ne pourrait y échapper. L’eau s’infiltrerait partout, dans chaque recoin, dans chaque fissure, jusque dans… la Grand-Salle !

      -          Edwin, conduis-les aux Arbres-Maison, je vais prévenir Georges qu’il faut évacuer la Grand-Salle de toute urgence !

       -          C’était donc de ça que Magie voulait nous avertir ?! Se rendit-il compte.

      -          Oui, et ces arbres sont assez robustes et leurs racines assez profondes pour y résister. C’est notre seule chance. Dépêchez-vous d’y aller, il ne faut pas perdre une seule minute ! Maman, tu suis Edwin et tu fais tout ce qu’il te demande, compris ?

      -          Mais… et… et toi Arvin ?

     -          Je vais revenir avec tous les autres, s’ils restent là ils vont se faire surprendre par l’eau et seront pris au piège. Je vais faire vite, allez-y !

Je fis demi-tour sans demander mon reste et courus vers la grotte à toutes jambes. Une fois sur place, je criai après Georges, qui vint à ma rencontre aussi vite, inquiété par mon état d’alerte extrême et mon souffle court.

      -          Qu’est-ce qui se passe mon garçon ? Me demanda-t-il en me tenant par les épaules, face à lui.

      -          Un raz-de-marée ! Enorme ! Il faut que tout le monde sorte d’ici ou vous allez tous finir noyés !

Les yeux de Georges s’agrandirent. Ma panique lui confirmait que ce n’était ni une mauvaise blague, ni un essai pour les convaincre de déménager malgré leurs convictions. Il y avait vraiment un raz-de-marée qui se dirigeait droit sur nous.

La plupart des personnes qui étaient restées à la Grand-Salle nous observaient. Mon entrée n’avait rien eu de discrète, et c’était tant mieux. Georges se tourna alors vers eux et tous les yeux se fixèrent sur lui.

      -          Mes amis, nous allons tous devoir quitter cette grotte le plus vite possible ! Ne vous embarrassez pas de vos affaires, elles vous embarrasseront en chemin. Un raz-de-marée va s’abattre sur nous et il nous faut absolument trouver un autre abri que celui-ci si nous voulons rester en vie ! Suivez Arvin, il vous guidera.

Je déglutis. La panique et la terreur s’étaient emparées du clan. Certains courraient déjà vers l’extérieur alors que d’autres s’évertuaient à sauver ce qui pouvait l’être. Ils avaient tous été prévenus. Je ne les attendrais pas.

      -          Suivez-moi ! Criais-je dans la cohue en levant un bras pour que l’on m’aperçoive.

Je me faufilai dans le corridor de roche menant vers la sortie de la grotte, suivi de Georges et des autres. Tout en courant, je me demandais quel chemin serait le plus rapide : vers la plage, un peu plus long mais où nous pourrions courir sans gêne, ou à travers bois, chemin plus direct mais moins praticable ? Mon cœur battait à la chamade, la boule – ou plutôt le rocher – que j’avais au creux de mon ventre s’était encore développée et mes pensées s’entrechoquaient entre elles. J’étais proche de la panique et avait du mal à raisonner. « Sois rationnel », me dis-je. « Des vies sont en jeu et comptent sur toi, calme-toi et réfléchis ». La forêt. Nous n’avions pas une minute à perdre et donc pas de détour permis.

Je plongeai à travers bois sans un regard en arrière. A ce moment, honte à moi, seule ma vie m’importait. Ceux qui voulaient survivre avaient reçu des ordres : me suivre. S’ils ne le faisaient pas, c’était leur problème. Les ronces et les lianes me freinaient dans mon élan et une rage incommensurable m’envahit. Ce pressentiment, cette terreur, cette espèce de chose faite d’émotions et de… sixième sens, se décupla en moi et je ne pus que céder face à sa force. L’instant d’après, je ne me contrôlais plus. Ma conscience s’était dissipée pour laisser la place à cette chose, ce pouvoir qui me dirigeait à présent. J’étais en quelque sorte relayé à l’état de spectateur, incapable d’agir sur mon propre corps. Pendant plusieurs minutes le noir m’envahit, comme si une panne d’électricité était survenue en plein milieu du film de ma vie.

Le récit des quelques personnes qui me suivaient à ce moment-là était incroyable. Selon eux, j’avais poussé une sorte de hurlement qui se voulait être un ordre à l’attention de la nature qui nous entourait. « Dégagez ! » avais-je soi-disant hurlé. Et de fait, ronces, lianes, fougères et autres plantes qui nous barraient le passage s’étaient pliées à ma volonté. Un sentier se créait sous mes pieds et chacun pouvait ainsi courir avec plus d’aisance et de vitesse. Aujourd’hui encore je ne sais pas ce qu’il s’est passé en ce moment d’absence. Ce récit était invraisemblable et pourtant, plusieurs personnes en témoignaient.

Ma conscience ne reprit le dessus qu’à notre arrivée dans la forêt d’Arbres-Maison. Je n’étais plus dans le noir, je n’étais plus spectateur mais aux commandes de mon corps, à nouveau. Je n’eus que quelques secondes pour me rendre compte de la situation : les portes des Arbres-Maison étaient ouvertes et les échelles pendaient, prêtes à nous accueillir. Ainsi Edwin avait eu le temps de mener sa troupe à bon port. J’en étais heureux. Cependant, pour nous qui étions toujours au sol, il était trop tard. Des craquements secs suivis d’une sorte de bouillonnement déchaîné se faisaient entendre de toutes parts. En quelques secondes, l’eau fut sur nous. Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher aux échelles de corde et se faisaient hisser vers l’entrée des refuges par ceux qui s’y trouvaient déjà. Malheureusement, la plupart n’avaient pas eu cette chance et, emportés par les eaux vengeresses, ils se brisèrent sur les troncs énormes ou finirent noyés dans les vagues.

 Moi aussi, je fus emporté par le courant sous les yeux médusés de ma mère et de mes amis. Me débattant tout d’abord durant de longues minutes, je sentais l’eau me porter au loin et je finis par perdre toute envie de lutter. A quoi bon à présent ? Je savais mes proches en sécurité. C’était le plus important. Après tout, quelle vie pouvait bien m’attendre ici ? Nous ne faisions que tenter de survivre mais n’avions aucun espoir d’avenir. L’eau m’envahit, liquide froid et purificateur. Un mouvement sur ma gauche me força à ouvrir les yeux et le sel irrita mes pupilles. Il me semblait avoir aperçu quelque chose, ou quelqu’un à travers les flots, mais le mélange d’eau, de sable et d’autres détritus rendait l’eau trouble et il était difficile d’y discerner quoi que ce soit.

Je commençais à manquer d’air. L’instinct reprit le dessus et je tentai en vain de regagner la surface. C’est alors qu’il m’apparut à nouveau, ce visage d’ange qui m’avait souri lors du naufrage. A son approche, l’eau s’éclaircit, mes palpitations se calmèrent et plus étrange encore, une sorte de grosse bulle d’air se forma autour de ma tête en une sorte de casque. Je pouvais respirer à pleins poumons. Sous l’eau. Incroyable. L’ange était face à moi et me souriait, encore une fois. Une chevelure auburn encadrait ce si beau visage et ondulait au gré du courant vers ce qui semblait être une énorme queue de poisson d’un vert émeraude, comme les yeux de l’ange.

      -          N’essayez plus de nous voler nos enfants. Vous avez été avertis. Maintenant rejoins les tiens, ce n’est pas ton heure.

Sa voix était déformée par les eaux entre nous et me provenait comme fractionnée, un peu comme celle d’un robot mais avec des intonations parfaitement humaines. Hébété par la beauté de cette créature et par sa voix surnaturelle, je ne réalisai que plus tard qu’il ne s’agissait pas d’un ange, mais d’une sirène. Un ange des eaux.

 

 

******

 

 

Lorsque je repris pleinement mes facultés, je me débattais à la surface, près d’un Arbre-Maison, accroché par la taille dans une échelle de corde. Des voix me criaient de tenir bon alors que je me sentais hissé vers l’entrée de l’Arbre. Des bras forts et chauds m’accueillirent et me traînèrent à l’intérieur.

Tremblant de froid et d’épuisement, je me laissai choir sur le sol, observé par un couple et leur enfant de sept ans environ. Je ne les connaissais que de vue, n’ayant que très peu fréquenté d’autres naufragés qu’Edwin, Gwen et ma mère, évidemment.

 

      -          Hé bien bonhomme tu l’as échappé belle on dirait ! Me lança l’homme du ménage.

     -          Tu devrais enlever tes vêtements, tu vas prendre froid, me conseilla sa femme. Je t’aurais bien proposé un linge pour te sécher mais j’ai dû tout abandonner sur place…

      -          Ce n’est rien, répondis-je en me redressant tant bien que mal. Il doit y avoir de vieux draps dans la pièce d’en bas.

      -          La pièce d’en bas ? Il y a plusieurs étages dans cet arbre ? Intervint l’homme.

      -          Oui, trois étages en général, parfois quatre, ça dépend de la taille de l’arbre.

      -          J’y vais !

L’homme se releva, empoigna la lampe à huile et scruta la pièce du regard, à la recherche d’une trappe. Je l’entendis se diriger vers le fond du tronc et soulever la trappe qui grinça. Quelques instants après, je perçu qu’il toussait dans la chambre, en dessous du plancher. Les draps devaient être pleins de poussière. Cela se confirma lorsqu’il me les apporta. Bien que secoués, l’odeur de vieux bois, de poussière et de renfermé était tenace. La femme m’aida à retirer mon tee-shirt et à me sécher.

La porte d’entrée était restée ouverte. L’eau n’était qu’à un mètre en dessous de l’ouverture, qui elle-même se situait à plus de cinq mètres du sol. C’était impressionnant !

      -          Maman, j’ai faim ! Gémit le gosse.

      -          Je sais, mon chéri, mais on n’a rien à manger pour le moment, il va falloir attendre un peu.

      -          Donnez-lui un fruit, suggérais-je.

      -          Mais on n’a pas de fruit !

Je lui fis face et lui adressai un sourire. Bien entendu, personne n’avait encore eu le temps de visiter les lieux. Bizarrement, je venais de survivre à un raz-de-marée d’une force surnaturelle, j’avais failli me noyer, j’avais vu une sirène et je continuais à vivre comme si de rien n’était. Comme si tout n’avait été qu’un rêve. Était-ce cela qu’être « sous le choc » ? Ne plus réagir face aux évènements qui nous dépassent ?

      -          Venez, je vais vous montrer.

Je me levai et me dirigeai vers l’échelle qui menait à la cuisine. Toute la famille me suivit, curieuse. Je m’arrêtai dans cette pièce, le temps de trouver un couteau ou une hachette pour découper les fruits que j’étais persuadé trouver sur la terrasse. Je trouvai un long couteau et me dirigeai vers la lumière du jour. Je ne m’étais pas trompé : l’arbre portait des dizaines de gros fruits juteux sur chaque branche. J’en cueillis un et tentai d’en casser la solide coque, mais, trop affaibli, je n’y parvins pas. L’homme m’ôta le couteau des mains et essaya à son tour. Il dû s’y reprendre à deux fois mais réussit à couper le fruit en deux. Il le creusa ensuite, le goûta et, après avoir approuvé le goût et la texture, en offrit un morceau à chacun.

Le couple dégustait la pulpe tendre tout en observant les alentours, inquiet et émerveillé à la fois. L’eau était toujours présente, plusieurs mètres plus bas, mais elle avait cessé de monter et le courant faiblissait. Cependant, des branchages, des détritus et des corps flottaient au milieu des Arbres-Maisons. Ce qui n’était évidemment pas pour nous redonner le moral. En même temps que cette macabre vision, mes sauveurs découvraient la beauté de cette forêt d’émeraude et les possibilités qu’elle offrait. Les larges branches se chevauchaient au-dessus des flots et il était assez simple, pour qui avait un bon équilibre, de les emprunter pour voyager d’un arbre à l’autre.

Je m’approchai d’une des branches et regardai en contrebas. Il n’y avait plus rien à faire, plus de vie à sauver. Nous devrions repartir à zéro… ou presque. Nous avions perdu nombre d’armes et d’outils durant ce sauvetage, mais les Arbres-Maison nous fournissaient l’essentiel. Un logis, de la nourriture et, je l’appris plus tard, même de l’eau. En effet, les larges feuilles poussaient comme pliées sur elles-mêmes en forme de cône qui retenait l’eau de pluie et l’humidité ambiante. Cette eau était légèrement parfumée des arômes de l’arbre, les mêmes que dans ses fruits. Ce n’était pas désagréable.

J’étais impatient de retrouver ma mère et mes amis. Par contre, je redoutais le moment où nous constaterions nos pertes humaines. Qui n’avait pas réussi à échapper à la vengeance de l’eau ? Georges était-il parvenu à un Arbre-Maison avant que les flots ne s’abattent sur nous ? Et la vieille Anne-Lise ? Faisait-elle partie du groupe qui avait suivi Edwin sur la plage ou était-elle restée dans la Grand-Salle avec les autres ? S’il s’agissait de la deuxième option, je craignais le pire. Son grand âge ne lui permettait pas de courir sur une si longue distance… Non. Je ne devais pas avoir de telles pensées. Pas en ce moment, pas en présence de ces gens qui devaient rester forts face à leur enfant.

C’est en leur présence que je réalisai l’idiotie de mes pensées lorsque j’étais proche de la mort, un peu plus tôt. Bien sûr que nous avions un avenir. Nous avions tout perdu… et alors ? Qu’avions-nous perdu en réalité ? Notre argent, notre luxe, nos différences et notre monde si futile. La société dans laquelle nous vivions nous poussait à vouloir toujours plus, toujours plus beau, toujours plus cher. La recherche de la perfection avait envahit tous les foyers, un rêve inaccessible qui conduisait tant de gens à la dépression, voir au suicide… Ici, dans cet autre monde, notre seule préoccupation était de vivre. Nous étions tous logés à la même enseigne, tous obligés de vivre ensemble, de nous entraider pour améliorer les conditions de vie de chacun. Sur Terre, ces principes de base avaient étés abolis pour faire place à l’individualisme. Certes, il existait heureusement des exceptions. Mais l’ensemble de l’humanité se dirigeait dans la même direction : droit dans le gouffre.

Tout bien réfléchi, ma vie sur Terre n’avait que peu d’intérêt, hormis la musique. Elle me manquait terriblement. J’aurais donné beaucoup pour tenir à nouveau une guitare dans mes mains, pincer ses cordes et percevoir cette douce résonance qui faisait tantôt sourire, tantôt pleurer. Evacuer mes émotions à travers la mélodie était aussi naturel pour moi que respirer. Aujourd’hui, ce n’était plus possible et je ne savais pas comment procéder autrement. Là où certains avaient perdu des biens matériels, à valeurs monétaire ou sentimentale, des amis ou de la famille, moi, j’avais perdu une partie de mon être.

Je me détournai de cette espèce de marée haute qui tardait à se retirer, il nous faudrait attendre que l’eau s’évacue avant de récupérer nos morts et de nous réorganiser. Pour la seconde fois. Epuisé, je m’excusai auprès de mes sauveurs et descendis au salon où je pris possession du banc, histoire de faire un petit somme. Je fermai les yeux et, alors que je m’enfonçais au pays des rêves, je perçus vaguement un battement d’ailes et une lumière intense passer devant mes paupières closes.

 

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