11 novembre 2011 5 11 /11 /novembre /2011 17:05

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Les Enfants de l’Ô : Lambda

 

Première Partie

 par

 Vanessa du Frat

 

 


CHAPITRE V

 

 

  Ludméa observa Ruan du coin de l'œil. Il était séduisant, elle devait l'avouer. Un nez bien droit, de grands yeux noisette, une bouche aux lèvres fines, un menton volontaire… Ses cheveux étaient à peine plus foncés que les siens et cascadaient sur son front en boucles souples. Il faisait partie des rares Alphiens à la peau claire, ce qui le rendait encore plus attirant à ses yeux. Mais qu'est-ce qu'il pouvait être odieux ! Un véritable gamin capricieux.

Ruan sentait le regard de la jeune femme sur lui et cela n'était pas pour lui déplaire. Il se tourna vers elle et lui adressa le sourire le plus charmeur dont il était capable. Elle parut étonnée, puis lui sourit à son tour.

— Je suis désolé, dit-il.

— Pardon ?!!

— J'ai été odieux. Un véritable gamin capricieux, ajouta-t-il.

Les yeux de Ludméa s'agrandirent sous la surprise. Entendre ses propres mots dans la bouche de cet homme la mettait mal à l'aise. Elle rougit légèrement, certaine qu'il avait lu ses pensées sur son visage. Il ne lui vint même pas à l’esprit que, jusque là, Ruan ne la regardait pas…

— Je n'ai pas été très sympa non plus, s'excusa-t-elle également.

Il plongea ses yeux dans les siens et il perçut nettement son trouble. Elle baissa la tête et une mèche de cheveux blonds balaya sa joue. Il la trouva irrésistible.

— Vous voulez voir les enfants ? offrit-il.

— J'aimerais beaucoup. Mais le virus ?

— Ne vous inquiétez pas. Je ne vous proposerais pas de les voir s'il y avait le moindre danger.

— Non, je veux dire… Nous ne portons pas de combinaisons, et… qu'importe. Vous savez ce que vous faites, après tout !

Ruan lui sourit. Elle baissa les yeux, légèrement troublée. Plus elle le regardait, plus elle le trouvait séduisant.

Il posa gentiment sa main sur son épaule et l'entraîna avec lui le long des couloirs. Ludméa considérait ce contact comme totalement inapproprié, mais pas désagréable, et s'en accommoda. Elle se mit à penser à la jeune femme. Eli… Allait-elle mourir ? Elle n'avait pas l'air si malade ! Pâle, exténuée, mais pas aux portes de la mort. Cela la rassura. Sans qu'elle sache vraiment pourquoi, elle se sentait liée à cette inconnue, et l'idée de la perdre l'attristait beaucoup. Par contre, l'attitude de Paso à son égard l'intriguait : il n'agissait pas comme ses collègues et semblait presque indifférent à tout ce qui touchait à Eli. Il était autoritaire envers les autres médecins, et elle se demandait quelle pouvait être sa position au sein des DMRS. Il n'était pas militaire, contrairement à ce qu'elle avait pensé en le voyant la première fois, mais faisait partie de l’unité scientifique.

— Dites-moi, puisque ce virus est inoffensif, j'imagine que je pourrai bientôt revoir mes collègues ? demanda Ludméa.

Ruan sembla hésiter l'espace d'un instant, puis se reprit :

— Il faut attendre encore un peu. Comme je vous l'ai dit, les analyses ne sont pas encore complètement terminées.

— Mais si je mets une combinaison ? insista-t-elle.

— Je regrette, pour le moment ce n'est pas possible.

— Ils vont bien, au moins ?

— Bien sûr ! J'imagine qu'ils se reposent…

— Ils sont ensemble ?

— Non, ils ont été placés chacun dans une chambre d'isolement, comme vous.

Ludméa fronça les sourcils, un peu méfiante. Ruan savait que la partie était loin d'être gagnée, mais avouer la vérité à la jeune femme était absolument hors de question. Il devrait donc faire son possible pour la garder occupée, de façon à ce qu'elle ne pense plus à ses deux collègues.

Ils s'arrêtèrent devant une porte identique à toutes celles qu'ils venaient de dépasser, et l'homme glissa sa carte dans la serrure électronique. La porte s’ouvrit, dévoilant une pièce assez obscure. Ludméa hésita, mais Ruan entra, et elle le suivit. Un homme vêtu d'une combinaison de protection se jeta littéralement sur eux.

— Monsieur Paso ? Mais qu'est-ce que…

— Plus tard, Carlson, coupa Ruan.

— Vous n'avez pas le droit d'entrer dans cette pièce sans combinaison ! insista-t-il. C'est contraire au règlement, et…

— Carlson ? Faites-moi plaisir et allez prendre un café.

— Monsieur Paso, avec tout le respect que je vous dois, je me permets de vous rappeler que nous sommes en alerte niveau cinq, et que par conséquent…

— Par conséquent, vous devriez écouter les ordres de vos supérieurs hiérarchiques.

— Cette jeune femme a été en contact avec le virus, rétorqua Carlson.

Ruan soupira et leva les yeux au ciel d'un air exaspéré. Ludméa s'était rapprochée de l'embrasure de la porte et observait la scène, plutôt gênée, et un peu agacée.

— Ecoutez, Carlson. Ces enfants ont été en contact avec leur mère, n'est-ce pas ? Alors où est le problème ?

— Le problème, c'est que nous avons des ordres, et que vous transgressez des points de sécurité cruciaux. On m'a dit que vous aviez enlevé votre masque en présence de cette femme. Rien que cela me fait douter de votre santé mentale.

Ruan éclata de rire, se tournant vers Ludméa pour la prendre à témoin. Cette dernière lui adressa un regard énervé et peu aimable. Cette petite dispute commençait sérieusement à l'ennuyer.

— Je sais ce que je fais, répliqua Ruan, et je n'ai pas à répondre de mes décisions vis-à-vis de mes subordonnés.

— Mais vous ne vous rendez pas compte, protesta Carlson.

— Ce dont je me rends compte, c'est que vous me tapez sur les nerfs.

Le ton monta et Ludméa soupira, exaspérée. Finalement, un bébé se mit à pleurer.

— Vous avez pas bientôt fini de jouer à qui fait pipi le plus loin ? cingla la jeune femme en les bousculant pour se diriger vers les deux petits lits qui trônaient dans un coin de la pièce.

Les deux hommes furent coupés dans leur élan et se tournèrent vers elle, estomaqués. Elle prit le bébé dans ses bras et se mit à le bercer doucement, leur jetant un regard meurtrier. En moins d'une minute, les pleurs du nourrisson s'étaient calmés. Ruan et Carlson s'approchèrent d'elle, un peu gênés.

— Fille ou garçon ? demanda Ludméa en détaillant le bébé, un sourire aux lèvres.

— C'est la fille, répondit Carlson. L'autre bébé est un garçon.

— Elle est magnifique… souffla-t-elle.

La petite s'était rendormie, le visage mouillé de larmes. Ludméa observa les minuscules poings serrés, s'attendant à compter six doigts, cependant, ses mains étaient tout ce qu'il y avait de plus normales. Des cheveux très clairs couvraient sa nuque en mèches souples, et la jeune femme sourit en repensant aux photographies qui la montraient au même âge, petite fille aux grands yeux pâles et aux cheveux presque blancs. Sur Lambda, les cheveux clairs n'étaient pas courants et représentaient un atout physique considérable. La peau de la fillette paraissait assez pâle, mais Ludméa ne pouvait être sûre de rien dans cette demi-pénombre, Ce qui était certain, c'est que ce bébé ressemblait à n'importe quel autre bébé. Elle avait peine à croire que cette fillette soit l'enfant de l'étrange femme qu'ils venaient de quitter.

Elle la recoucha avec beaucoup de douceur dans le petit lit. La petite remua à peine.

— Je peux prendre le garçon ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, répondit Ruan.

Carlson poussa un soupir qui s'entendit même à travers le masque et s'éloigna d'un pas lourd. Il commençait à en avoir assez de ce jeune prétentieux et de ses caprices. Quand Dortner serait de retour, les choses changeraient…

Le garçon était bien réveillé et ouvrait de grands yeux noirs, très calme. Contrairement à sa sœur, il avait des cheveux foncés — Ludméa n'aurait su dire s'ils étaient châtains ou noirs — qui bouclaient déjà en mèches soyeuses. Lui aussi semblait parfaitement normal et ne présentait aucune des caractéristiques physiques de sa mère.

— C'est étonnant, commença Ludméa. Ces deux enfants ont l'air tout à fait normaux. Jamais on ne pourrait croire que leur mère est si différente de nous !

— Ils ne sont pas si normaux que ça, contesta Ruan. Leur groupe sanguin est très différent des groupes connus.

— Et ?

— Et quoi ?

— Le groupe sanguin, c'est la seule différence ?

— Non, il y en a sûrement d'autres, mais c'est la plus évidente. On n'a pas encore terminé les tests, expliqua-t-il. En tout cas, leur peau est très pâle, comme celle de leur mère.

— Il y a des Alphiens à la peau claire, argua la jeune femme. Vous, par exemple.

Ruan ne répondit rien, mais ses joues se colorèrent d'une légère teinte de rouge.

— La fille a les cheveux blancs, avança-t-il pour changer le tour que prenait la conversation.

Peu de gens le savaient, mais la famille de Ruan était d'origine Torienne. Son arrière grand-père avait fui Toria et était parvenu à se faire accepter sur Lambda, une planète alors en pleine terraformation. Même s'il avait renié sa patrie, il n'en était pas moins resté un espion potentiel et avait suscité la méfiance des Lambdiens. Au fil des générations, les caractéristiques physiques typiquement toriennes avaient disparu, et la seule chose qui différenciait encore Ruan des Alphiens était sa peau plus claire que la normale. Il n'aimait pas qu'on le lui fasse remarquer et essayait toujours d'éviter tout sujet de conversation qui allait dans ce sens.

— Blancs ? répéta Ludméa, qui n'avait pas perçu son trouble. J'avais les cheveux presque blancs, quand je suis née. Ils vont peut-être devenir comme les miens quand elle grandira.

— J'en doute, fit Ruan en secouant la tête.

Ludméa reposa doucement le bébé dans son petit lit, un sourire radieux illuminant son visage.

— Vous avez l'air d'aimer les bébés, avança l'homme.

— Oui, je les adore, confirma-t-elle. Je me suis beaucoup occupée de mes petits cousins quand j'étais plus jeune.

— Est-ce que cela vous intéresserait de vous occuper de ceux-ci ? Je veux dire, les nourrir, les langer, les bercer, tout ça, quoi… Les trucs qu'on fait avec les bébés…

— Dites, vous êtes un expert ! se moqua Ludméa. Mais j'accepte avec plaisir. Ce sera indéniablement plus intéressant que rester toute la journée à tourner en rond dans ma cellule ou vous entendre vous disputer avec vos collègues.

— Vous avez le sens de la répartie, apprécia Ruan. Carlson aura du mal à s'en remettre.

— Oh, mais ce n'était pas adressé qu'à lui, cela valait pour vous aussi !

La mine dépitée de Ruan aurait fait beaucoup rire la jeune femme, mais heureusement pour lui, la pénombre de la pièce lui permit de garder sa dignité. Il passa la main dans ses boucles blondes, comme chaque fois qu'il se sentait gêné.

— Non, sérieusement, vous avez quoi comme poste, ici ? Parce que dès que vous ouvrez la bouche pour parler à un de vos collègues, vous finissez par lui dire de quitter la pièce…

— Je suis le directeur adjoint pour la partie civile des DMRS.

S'il s'attendait à une quelconque réaction de la part de la jeune femme, il fut déçu. Elle ne cilla pas et ne parut même pas étonnée.

— C'est donc pour cela que vous vous énervez sur tout le monde, soupira-t-elle.

— On peut voir les choses comme ça, lui accorda-t-il, les sourcils froncés.

Pour qui se prenait-elle ? Savait-elle que sans son intervention, elle aurait subi le même sort que ses deux collègues ? Comment pouvait-elle se permettre de lui parler ainsi ? Elle commençait à prendre vraiment trop de libertés…

— Qui est le directeur ?

— Alicha  Dortner.

— Elle ne trouve pas Eli assez intéressante pour venir faire un tour ici ?

— Elle est sur Alpha pour une série de conférences. Elle ne reviendra pas avant deux semaines.

— Donc, en son absence, c'est vous qui donnez les ordres ? demanda-t-elle.

— Exactement.

— Vous ne voudriez pas donner l'ordre qu'on me laisse voir mes collègues ? demanda Ludméa.

Ruan soupira. Il faudrait bien qu'il lui dise la vérité un jour, cependant, il ne se sentait pas prêt à lui annoncer la terrible nouvelle…

— Non, je ne peux pas. Il y a un protocole à suivre, et je ne peux pas me permettre de faire pareille entorse au règlement.

Ludméa s'apprêtait à répondre que des entorses au règlement, il en faisait sans cesse, mais décida de garder le silence. Elle sentait que quelque chose d'anormal se passait, et l'impression étrange qui ne l'avait plus quittée depuis qu'elle était arrivée aux DMRS ne faisait que croître. Un sentiment d'insécurité l'envahissait et elle aurait donné beaucoup pour être chez elle, loin de Ruan Paso, loin des DMRS, loin d'Eli, loin de tous ces mystères et de tous ces mensonges.

— Si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais bien que vous me raccompagniez jusqu'à ma chambre, je commence à sentir la fatigue, dit-elle d'un ton glacial.

Ruan hocha la tête, un peu surpris. La jeune femme n'avait pas l'air fatiguée. Pourquoi lui mentait-elle ?

Le trajet du retour fut silencieux. Ludméa était perdue dans ses pensées, et fixait le sol, les cheveux dans les yeux. Ruan lui tendit son masque lorsqu'ils arrivèrent devant le sas de décontamination, et elle murmura un vague merci avant de couvrir son visage. L'homme haussa les épaules, essayant de se convaincre que l'attitude froide de Ludméa lui était totalement indifférente, mais curieusement, il se sentait mal à l'aise.

— Est-ce qu'il faut que je remette une combinaison ? demanda la jeune femme à travers le masque de protection, une fois qu'ils eurent passé le premier sas.

— Non, je ne pense pas que ce sera nécessaire. Par contre, on va se débarrasser de celles-ci. Elles ne servent plus à rien, et il est préférable de les incinérer.

Ludméa ôta son masque et commença un combat perdu d'avance avec la fermeture de sa combinaison. Ruan jeta la sienne dans une trappe, et se tourna vers elle pour l'aider. Il l'attira contre lui, ses mains défaisant habilement la fermeture dans son dos. Il fit glisser la combinaison, et ses doigts effleurèrent ses reins. Elle se crispa, et il recula, le visage en feu, avant de lui tourner le dos et de s'intéresser aux combinaisons propres suspendues dans un coin de la petite pièce. Ludméa, le rouge aux joues, se débarrassa de sa combinaison. Les mains de Ruan Paso sur ses épaules, dans son dos, l'avaient troublée, sans qu'elle comprenne trop pourquoi. Il ne l'avait pas touchée délibérément, il l'aidait simplement à ôter cette satanée combinaison. Alors pourquoi réagissait-elle ainsi ? Oh, elle ne pouvait pas dire qu'il lui déplaisait : il était plutôt bel homme. Malheureusement, il était également plutôt agressif, plutôt capricieux, et plutôt odieux. Et ces traits de personnalité n'étaient pas ceux que Ludméa considérait comme les plus attirants chez un individu, quel qu'il soit.

Ruan, l'air de rien, fixait la pile de masques de protection d'un regard particulièrement vide. Il était concentré sur les pensées de la jeune femme, tentant de suivre le fil de celles-ci. Ainsi, elle le trouvait plutôt séduisant ? Un sourire se dessina sur ses lèvres. Sourire qui disparut bien vite… Son visage s'assombrit. Agressif ? Capricieux ? Odieux ?!! Il sentit la déception l'envahir, et essaya aussitôt de chasser ce sentiment de son esprit. Pourquoi serait-il déçu ? Cette femme ne lui plaisait même pas vraiment. Et dans moins de trois mois, il serait uni à Ylana Schmidt. Ludméa Eisl n'était rien qu'une petite niveau quatre sans aucun intérêt.

Et pourtant il avait passé la journée à penser à elle, à trouver des excuses pour être près d'elle…

— Monsieur Paso ?

Ruan se tourna finalement vers elle, le visage fermé et le regard dur.

— Allons-y, décida-t-il.

Ils passèrent dans le dernier sas, et se retrouvèrent dans la zone d'isolement. Ludméa ouvrait la marche, et Ruan la suivait, morose. La jeune femme semblait se repérer sans peine dans le dédale des couloirs, et en moins de deux minutes, ils furent devant la chambre qui lui était réservée.

— Merci de m'avoir raccompagnée, fit-elle.

— Il n'y a pas de quoi. Vous n'auriez pas pu passer le sas sans carte électronique, de toute manière.

Un silence gêné s'installa. Ruan commanda l'ouverture de la porte, et celle-ci coulissa sans bruit. Ludméa entra, et il la suivit.

— Les repas vous seront apportés ici à huit heures, midi et dix-huit heures. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n'avez qu'à vous servir de l'interphone, expliqua-t-il en désignant l'appareil posé sur la table de chevet. Dans ce placard, vous trouverez des combinaisons propres. Vous n'avez qu'à jeter vos vêtements sales par cette trappe. Dans la salle de bains, il y a tout ce dont vous aurez besoin. Si vous manquez de quelque chose, faites-le savoir, et nous vous le procurerons.

— Est-ce que je pourrais téléphoner ? Je veux dire, ma sœur risque de s'inquiéter pour moi, après cette tempête… J'aimerais la prévenir.

— Bien entendu. Servez-vous de l'interphone, et faites le zéro avant de composer votre numéro. Reposez-vous bien.

Il tourna les talons et s'apprêtait à sortir de la pièce lorsque Ludméa le rappela.

— Pour les bébés, comment est-ce que je dois faire ? Si vous voulez que je m'occupe d'eux, il faudra que je puisse passer le sas et qu'on m'explique exactement ce que je suis censée faire, lui fit-elle remarquer.

— Je passerai vous chercher demain matin.

— Très bien, approuva-t-elle. Eh bien, bonne nuit, Monsieur Paso.

— Ruan. Vous pouvez m'appeler Ruan.

— Bonne nuit, Ruan.

— Bonne nuit, Ludméa, répondit-il.

Il quitta la pièce, le cœur battant la chamade, et se sentit vraiment très bête. Il s'adossa au mur et ferma les yeux un instant. Pourquoi Ludméa le troublait-elle ainsi ? Pourquoi ne la détestait-il pas, comme il aurait détesté n'importe quelle personne se permettant des réflexions aussi désobligeantes à son encontre ? Pourquoi prenait-il autant à cœur le fait qu'elle le batte froid ? Jamais encore il ne s'était senti aussi… aussi impuissant face à une femme. Lui d'habitude si confiant, si sûr de lui, s'inquiétait de ce qu'elle pourrait penser de lui, rougissait dès qu'elle lui lançait un regard un peu appuyé…

Il prit une profonde inspiration et rouvrit les yeux. Ce n'était guère le moment de faire le point sur sa vie sentimentale — ou plutôt son absence de vie sentimentale. Comme il l'avait dit à Ludméa, en l'absence d'Alicha Dortner, il était responsable des DMRS. Un directeur ne passait pas son temps à rêvasser. Un directeur ne passait pas outre le protocole pour impressionner une jeune femme.

Fort de ses nouvelles résolutions, il s'apprêtait à rejoindre la zone de quarantaine lorsqu'il tomba nez à masque avec la personne qu'il avait le moins envie de voir : Ylana Schmidt, sa future femme…


 

***


 

Ludméa se glissa sous les draps sans même prendre le temps de se changer et poussa un profond soupir, les yeux rivés au plafond. Sa situation actuelle ne lui plaisait pas le moins du monde. Qui sait quand ils la laisseraient sortir d'ici ? Pourquoi ne la laissaient-ils pas voir Tom et Franz ? Et cette histoire de virus, cela ne tenait pas debout ! Ils commençaient par lui dire qu'elle risquait de mourir, qu'ils devaient prendre toutes les mesures de protection possibles, et le directeur se baladait sans masque dans la zone de quarantaine… Décidément, cet homme était bizarre. Déjà, il était bien trop jeune pour être directeur, même directeur adjoint. Il avait tout juste la trentaine ! Même pour un médecin, c'était jeune. Tout le monde semblait le craindre, par contre, il n'était pas respecté. Et la manière dont il enfreignait les règles ! Ludméa n'avait jamais vu quelqu'un agir de façon aussi dangereuse et irresponsable. Elle se demanda ce qui se passerait lorsque la directrice reviendrait de son voyage sur Alpha…

Son mal de crâne avait refait surface, et elle grimaça de douleur lorsqu'elle se leva finalement pour éteindre les lumières. Elle hésita à demander un comprimé contre la migraine, puis décida qu'elle n'avait aucune envie de parler à qui que ce soit. Elle se recoucha et ferma les yeux, essayant de faire le vide dans son esprit, mais le sommeil tardait à venir.

Pourquoi avait-elle retiré son masque de protection lorsqu'ils avaient été voir Eli ? Jamais elle n'aurait pu agir ainsi d'elle-même ! Elle connaissait le danger, elle n'était pas stupide… Alors pourquoi avait-elle fait cela ? Elle avait le sentiment étrange d'avoir été manipulée, cependant, il était impossible de contrôler les gens simplement par la pensée… Peut-être lui avaient-ils injecté une sorte de drogue, quelque chose qui la ferait agir de manière incohérente ? Elle avait très nettement eu la sensation d'étouffer… Sa bouteille d'oxygène était pourtant pleine. Quelqu'un avait-il pu couper son arrivée d'air ?

Elle soupira. Elle devenait complètement paranoïaque, et cela n'allait certainement rien arranger. Un problème technique s'était sans doute produit avec l'alimentation en oxygène de son masque, et il ne servait à rien de chercher plus loin.

Ruan Paso avait vraiment eu un comportement étrange : après l'avoir sermonnée sur l'irresponsabilité de ses actes, il avait ôté son propre masque, l'air de rien. Vu la réaction des autres médecins, cela constituait une entorse majeure au protocole. L'un d'eux avait parlé d'une contamination… Si l'homme avait été en contact avec le virus, il était vrai que la combinaison de protection n'était plus d'une grande utilité. Cependant, tant qu'on n'en savait pas plus sur ce virus, il était absolument inconcevable de s'y exposer volontairement.

De toute façon, cet homme n'était pas net. Séduisant, oui, mais vraiment louche.


 

***


 

— Ylana, je t'en prie, laisse-moi t'expliquer !

— Tu es complètement malade, Ruan ! Je savais que tu aimais prendre des risques, mais là, tu dépasses vraiment les bornes ! s'écria Ylana.

Sa voix était nasillarde à travers le masque de protection, et sa combinaison lui donnait un air franchement ridicule, cependant, Ruan n'avait pas la moindre envie de se moquer de sa compagne. Elle était vraiment furieuse…

Le colonel Lewis s'était adossé à la paroi et observait la scène avec un sourire satisfait, dissimulé par son masque. La tête que faisait Paso valait bien les soucis que ce dernier lui causait. Jamais encore il n'avait vu l'arrogant jeune homme se faire humilier de pareille manière, et par Newton, ce que cela pouvait lui plaire ! Paso avait le visage écarlate et la culpabilité se lisait sur ses traits. Lewis se demanda si Ylana finirait par l'empoigner par le col de sa chemise. Elle avait l'air assez furieuse pour ça.

— J'avais été contaminé, ma combinaison ne servait plus à rien, et…

— Et quoi ? Toi, avec tes immenses connaissances en matière de virologie, tu as décidé que puisque tu avais été en contact bref et indirect avec le virus, ce n'était plus la peine de suivre le protocole ?!!

— Les tests sur les animaux n'ont révélé aucune contamination, argua Ruan.

— Ah oui ? Et ça t'est déjà arrivé de penser que les virus des humains ne se transmettaient pas aux animaux et vice-versa ? Tu es un scientifique ! Tu as fait les mêmes études que moi, non ?!! Comment as-tu pu faire une erreur aussi grossière ?

Ruan se mordit la lèvre et baissa les yeux en soupirant. De toute façon, il pourrait bien lui parler pendant des heures, elle ne se calmerait pas.

— Et tu l'as touchée ? Tu as touché cette femme ? demanda Ylana.

— Je… je ne sais plus… peut-être…

— Oh, Ruan, mais qu'est-ce qu'on va faire ? se lamenta-t-elle. Pourquoi tu as fait ça, hein ? Imagine que ce virus t'ait contaminé ? Imagine que je ne trouve pas d'antiviral !

Sa colère était retombée, et à présent, elle semblait sincèrement inquiète. Elle saisit ses mains dans les siennes.

— Je suis désolé, Lana, fit Ruan en tentant un sourire timide.

Ylana l'enlaça maladroitement et Ruan la serra contre lui, un peu déconcerté par la combinaison.

Lewis, franchement déçu de la tournure actuelle des choses, s'éloigna d'un pas rapide. De toute manière, le plus intéressant était à venir…

— Tu as pu essayer ta robe ? demanda Ruan.

— Non, tu le sais bien. J'ai dû venir ici de toute urgence… Tu aurais dû m'appeler bien plus tôt ! Je t'aurais empêché de faire toutes ces choses stupides, lui reprocha-t-elle.

— Il faudra qu'on appelle Renucci pour s'excuser.

— C'est déjà fait. Il n'était pas franchement content, surtout quand je lui ai dit que je ne prenais plus la robe.

— Tu devrais le rappeler, avança Ruan.

— Pourquoi faire ? Non, je prendrai rendez-vous avec Epherson. Tu avais raison, la robe est presque pareille, et elle est plus abordable.

— Rappelle Renucci, et dis-lui que tu prends la robe.

Ylana releva la tête et le regarda, surprise.

— Tu es sérieux ?

— Tu seras tellement belle dans cette robe, ma chérie…

— J'imagine que tu essaies de te faire pardonner, insinua-t-elle.

— Un peu, c'est vrai. Mais j'y ai réfléchi avant que tu viennes, et j'avais déjà presque pris ma décision.

Ylana hocha la tête lentement. Elle rêvait de cette robe depuis que Ruan et elle avaient décidé de s'unir. Le moteur de la décision était loin d'être romantique, mais elle serait stupide de refuser. Les hommes étaient tous les mêmes : ils vous couvraient de cadeaux dès qu'ils se sentaient coupables… Même si elle savait que c'était une sorte de chantage — accepter la robe signifiait qu'elle pardonnait son inconscience — elle n'avait pas la moindre envie de refuser.

— Il n'y aura peut-être pas d'union, fit-elle d'une voix triste. Si ce virus est transmissible à l'homme, et si je ne trouve pas de remède, il n'y aura pas d'union…

— Tu es la meilleure, Ylana. Je sais que tu vas trouver.


 

***


 

Ludméa ouvrit les yeux et consulta l'horloge murale. Il était un peu plus de sept heures. Lentement, elle se redressa et remit de l'ordre dans ses cheveux. Son petit-déjeuner ne lui serait pas apporté avant près d'une heure, ce qui lui laissait le temps de prendre une douche. Elle ouvrit le placard et saisit une combinaison propre. L'avantage, quand il n'y avait que des combinaisons de même forme et de même couleur, c'est qu'elle n'avait pas besoin de se creuser la tête pour savoir ce qu'elle allait porter.

La salle de bains n'était pas grande et avait un côté très froid et impersonnel. La jeune femme observa son visage dans le miroir au-dessus du lavabo et soupira. Un pli du drap avait laissé une marque rougeâtre sur sa joue. Ses yeux étaient cernés et irrités, sa peau avait pris un teint de cendre et ses cheveux pendaient en mèches lamentables sur ses épaules. Elle regretta de ne plus avoir à porter le masque de protection.

L'inquiétude l'envahit : elle n'avait vraiment pas bonne mine, et elle espérait de tout son cœur que ce n'était pas un signe de sa contamination par le virus. Elle tenta de se raisonner. Plus probablement, son état de fatigue général était dû à la prise de sang de la veille.

Après un shampoing et un brushing rapide, ses cheveux blonds avaient retrouvé leur vigueur et elle se sentit un peu mieux. La combinaison blanche était un peu trop moulante à son goût, mais ce n'était pas comme si elle avait l'embarras du choix en matière de vêtements.

Sept heures trente, sa sœur était sûrement réveillée. Elle saisit l'interphone et composa son numéro, précédé du zéro, selon les instructions de Ruan Paso.

— Romavitch-Eisl Svetlana, annonça une voix fatiguée.

— Svety ! C'est moi !

— Ludméa ! J'étais si inquiète !

Le soulagement de Svetlana était presque palpable, et Ludméa trouva sa réaction un peu démesurée. Après tout, la tempête avait eu lieu la veille seulement, même si elle avait l'impression que beaucoup plus de temps s'était écoulé.

— Quand nous avons su ce qui s'était passé, nous avons appelé le Centre ECO. Ils nous ont dit que tu étais partie aux DMRS… Oh, Ludméa, ma chérie, je me suis tellement inquiétée !

Svetlana éclata en sanglots.

— Mais enfin, que t'arrive-t-il ?!!Pourquoi pleures-tu comme ça ? C'est vrai que la situation est un peu délicate, avec ce virus et la quarantaine, mais ce n'est pas comme si j'allais mourir ! protesta Ludméa, ne comprenant pas pourquoi sa sœur se mettait dans un état pareil.

— Nous croyions que tu étais dans la navette, expliqua Svetlana en reniflant.

— Oui, j'étais dans la navette avec Franz et Tom ! La navette qui m'a amenée aux DMRS ! Je ne vois pas…

— Non, l'autre navette ! La navette qui est partie des DMRS ! Celle qui ramenait tes collègues !

— Svetlana, calme-toi, je ne comprends absolument rien ! s'énerva Ludméa.

— La navette s'est écrasée ! Tes collègues sont morts…

— Tu te trompes, ils sont là, aux DMRS, avec moi ! s'écria la jeune femme.

— Ecoute, j'ai appelé le Centre ECO, c'est passé aux nouvelles ! Ils ont dit qu'il y avait eu un problème technique, que la navette avait dû être endommagée par la tempête… Ils se sont écrasés lorsqu'ils passaient au-dessus de la forêt.

Ludméa secoua la tête, incrédule.

— Ce n'est pas possible ! On m'a dit qu'ils avaient été placés en isolement, comme moi ! On m'a dit que je pourrais bientôt les revoir !

— Je ne sais pas, Ludméa. Il s'agit peut-être d'une erreur… La navette a pris feu et il y a eu une explosion. Ils n'ont pas encore pu identifier les corps, mais les DMRS ont fait une déclaration à la presse. Ils ont dit qu'il s'agissait de trois personnes du service ECO… Ludméa, nous pensions que tu étais morte !

La voix de Svetlana s'étrangla en un sanglot et la femme se mit à sangloter. Le sang quitta le visage de Ludméa, et elle fixa le mur qui lui faisait face sans le voir, les yeux vitreux.

— Ça doit être une erreur, murmura-t-elle. C'est forcément une erreur… Il m'a dit qu'ils allaient bien ! Que je pourrais bientôt les voir ! répéta-t-elle. Tom et Franz vont bien, c'est forcément une erreur…

— Je suis désolée, Ludméa.

 

 

 

 


CHAPITRE VI

 

 

— Bonjour Ludméa ! Vous avez bien dormi ?

La jeune femme se jeta sur Ruan Paso, qui venait d'entrer dans la pièce. Ses yeux étaient rougis et gonflés.

— Espèce de sale menteur ! Ils sont morts ! Ils sont morts, et vous ne m'avez rien dit !!!

— Mais, Ludméa, qu'est-ce que…

— Tom et Franz ! La navette s'est écrasée ! Vous pensiez que je ne le saurais pas, c'est ça ? Qu'est-ce que vous imaginiez ?!! Vous m'avez menti !

Ruan voulut la prendre par les épaules, mais elle le repoussa brutalement.

— Je vous faisais confiance !!! Vous m'aviez dit qu'ils allaient bien, et je vous ai cru ! cria-t-elle.

Sa voix se brisa en un sanglot, et elle se mit à pleurer. Ruan l'attira contre lui et cette fois, elle ne lui opposa pas de résistance. Elle enfouit son visage au creux de son épaule, et il sentit ses larmes couler dans son cou. Timidement, il caressa les fins cheveux blonds, et ce geste fit naître en lui un flot de souvenirs, malheureusement pas très agréables.

— Ludméa, je suis désolé, j'aurais dû vous le dire… Je ne savais pas comment vous l'annoncer, et…

— Vous n'aviez qu'à me dire la vérité ! La navette s'est écrasée, ils sont morts… Qu'est-ce que vous comptiez me dire, hein ?

— La vérité, bien sûr ! Mais je voulais d'abord que vous vous reposiez, que vous puissiez profiter d'une pleine nuit de sommeil…

— C'est évident ! Et ça n'a rien à voir avec le fait que vous n'aviez pas le courage de me l'apprendre, n'est-ce pas ? rétorqua Ludméa.

Ruan ne répondit rien. Elle avait raison, c'était uniquement par lâcheté qu'il ne lui avait rien dit. Et aussi… aussi parce qu'il voulait profiter encore un peu de son sourire…

— Ma sœur m'a dit ce qui s'était passé, reprit la jeune femme. Elle croyait que j'étais morte !

Elle releva la tête et le regarda droit dans les yeux, les lèvres tremblantes et les joues mouillées de larmes.

— Je m'excuse… J'aurais dû vous le dire plus tôt… Je pensais bien faire, et…

Ruan secoua la tête, désolé. C'était fini, elle ne lui ferait plus jamais confiance. Il se maudit intérieurement de n'avoir pas su mieux gérer cette situation.

— Ce n'est pas votre faute, de toute manière. Je n'aurais pas dû vous insulter comme je l'ai fait, s'excusa Ludméa en se dégageant de son étreinte. J'espère que vous ne m'en voulez pas.

— Non, bien sûr que non ! lui assura-t-il. Est-ce que vous préférez que je vous laisse un moment seule ? Je peux repasser vous prendre plus tard ? À moins que vous ne préfériez rester là…

— Non, c'est bon. Mais je n'ai pas encore déjeuné, fit-elle en désignant le plateau-repas qui gisait sur la table de chevet, encore intact.

— Très bien, je repasserai dans une heure.

— Oh, je n'ai pas besoin d'aussi longtemps. Vous pouvez rester, si vous voulez.

— Je ne veux pas vous déranger.

— Monsieur Paso… Ruan, je vous en prie… Je crois que j'ai besoin d'un peu de compagnie pour me changer les idées. Si je reste seule, je sais que je vais broyer du noir, et…

Elle lui fit un pauvre sourire et une larme coula sur sa joue.

— Je reste avec plaisir, répondit-il en lui rendant son sourire.

— J'ai mouillé votre chemise, je suis désolée…

Il passa la main sur son col et fronça les sourcils.

— Je vous en veux beaucoup. Maintenant je risque d'attraper froid…

Elle étouffa un petit rire et il remit une mèche blonde derrière son oreille. Elle se crispa un peu et Ruan laissa retomber sa main. Ludméa s'assit sur le bord du lit en évitant de le regarder. Il se mordit la lèvre, légèrement honteux, et tira la chaise pour lui faire face.

Le petit déjeuner n'avait rien de très appétissant, mais la jeune femme savait qu'elle ne pouvait se permettre de manquer un repas. Pourtant, elle repoussa le plateau après la première bouchée.

— C'est trop mauvais ? demanda Ruan. Je peux vous faire apporter quelque chose d'autre, si vous voulez.

— Non, c'est juste que je n'ai pas très faim…

Une boule douloureuse s'était nichée dans sa gorge, et elle n'avait vraiment pas le cœur à avaler quoi que ce soit.

— Il faut manger, Ludméa. On va devoir vous faire des prises de sang chaque jour, et cela va vous affaiblir. Ce petit déjeuner n'a rien d'excellent, mais il a été conçu spécialement pour vous permettre de régénérer votre sang le plus rapidement possible et pour éviter les carences.

— Je sais, soupira-t-elle en regardant son plateau d'un air morne.

Elle recommença à manger, se forçant à tout finir. La nourriture lui restait sur l'estomac et elle avait la désagréable impression qu'elle n'allait pas tarder à avoir des nausées.

— Vous êtes très pâle, avança Ruan. Vous vous sentez bien ?

— Non, pas tellement…

Elle se leva d'un bond et se précipita dans la salle de bains, claquant la porte derrière elle. Elle revint quelques minutes plus tard, la mine défaite.

— Ça va mieux ? s'enquit Ruan.

Elle haussa les épaules.

— Disons qu'il y a eu des jours meilleurs, lâcha-t-elle en évitant son regard.

— Vous voulez vous reposer ? Quelqu'un d'autre peut s'occuper des enfants, vous savez…

— Non non, je vous accompagne.

— Si vous vous sentez mal, n'hésitez pas à le dire, et on vous raccompagnera à votre chambre.

Elle hocha la tête et lui sourit.

— Ne vous inquiétez pas, Ruan. Je suis une grande fille, je saurai me débrouiller.


 

***


 

En pleine lumière, Ludméa put se rendre compte que les deux nourrissons n'étaient pas aussi banals que ce qu'elle avait décrété la veille. C'était leur peau, surtout, qui les marginalisait. Comme Ruan Paso l'avait dit, les cheveux de la fillette étaient blancs, et effectivement, maintenant qu'elle les voyait à la lumière des néons, Ludméa doutait qu'ils deviennent un jour de la même couleur que les siens. Certains enfants naissaient parfois avec une peau pâle et des cheveux très clairs, voire blancs. Ces enfants-là souffraient de problèmes de vue et de peau, et ne supportaient pas l'exposition au soleil. Ludméa espérait que ce ne serait pas le cas de cette petite fille. Les yeux du garçon étaient déjà très foncés, à tel point que l'on avait du mal à différencier la pupille de l'iris. Le plus étonnant restait que ces deux bébés paraissaient n'avoir en commun que la pâleur de leur peau. Ils ne se ressemblaient pas tellement, et si quelqu'un avait dit à Ludméa qu'ils venaient de deux mères différentes, elle l'aurait cru sans se poser la moindre question.

Lorsque Ruan l'avait accompagnée jusqu'à la pièce transformée en nurserie, elle avait dû supporter à nouveau une dispute assez semblable à celle qu'il avait eue la veille avec Carlson. Cette fois-ci, elle n'avait rien dit. Après l'annonce de la mort de Tom et Franz, ces petites choses futiles lui paraissaient sans importance et dépourvues du moindre intérêt. Elle avait simplement fermé son esprit à leurs voix, attendant que Ruan ait fini d'humilier son collègue, et que ce dernier ait quitté la pièce.

Il lui avait alors donné les instructions pour qu'elle puisse s'occuper des deux bébés, et l'avait laissée seule pour vaquer à ses immanquables tâches administratives.

Ludméa s'était demandée comment il allait faire, étant donné qu'il était maintenant considéré comme contaminé et n'avait pas le droit de quitter la zone d'isolement.

Le médecin qui était en charge des nourrissons était revenu peu après le départ de Ruan et ne l'avait pas quittée des yeux depuis, surveillant ses moindres mouvements, probablement à l'affût d'un geste maladroit qui lui permettrait de la renvoyer. Mais Ludméa avait l'habitude de s'occuper de bébés. Elle avait fait plusieurs stages dans les crèches avant sa désignation et savait parfaitement ce qu'elle avait à faire. Toutes les heures de baby-sitting pour ses petits cousins lui avaient donné une grande expérience des enfants en bas âge, et elle ne craignait pas le regard du médecin.

Ces deux bébés étaient singulièrement calmes. Ils avaient bu le biberon qu'elle avait préparé pour eux, et s'étaient rendormis. À vrai dire, Ludméa se sentait un peu inutile : elle aurait préféré qu'ils pleurent et refusent de s'endormir, cela lui aurait donné une raison pour ne plus penser à Tom et Franz. Au lieu de quoi elle ressassait sans cesse les mots de sa sœur : "ils ont dit qu'il y avait eu un problème technique, que la navette avait dû être endommagée par la tempête…" Sauf que la tempête s'était déjà calmée lorsque la navette avait décollé des DMRS… Svetlana avait dit que l'accident s'était produit au-dessus de la forêt. Les appareils de pilotage avaient peut-être été brouillés par ce fort champ électrique d'origine inconnue ! Mais pourquoi ses collègues avaient-ils été renvoyés chez eux ? Eux aussi avaient touché la femme ! Et surtout, qui était la troisième personne dans la navette ?!!

Plus elle pensait à ce qui s'était passé, plus elle trouvait cela incohérent. Trop de questions restaient sans réponse. Il se tramait quelque chose de vraiment très suspect aux DMRS.


 

***


 

— Il va falloir que l'on parle sérieusement, Lúka, commença Ruan en fermant la porte derrière lui.

Lúka s'assit sur le lit puis fit mine d'ôter son masque de protection. Il arrêta son geste.

— Tu as fait le nécessaire pour les caméras de surveillance ? demanda-t-il.

— Tu me prends pour un imbécile ? Bien sûr que j'ai fait le nécessaire, rétorqua Ruan.

Lúka posa le masque sur le lit et remit de l'ordre dans ses boucles noires, lui adressant un sourire carnassier.

— Tu me plais, Ruan. Je savais que tu ne me décevrais pas. Ton père, déjà, nous avait donné entière satisfaction.

— Mon père était un lâche.

— Il avait quelques faiblesses, il est vrai. Dont une particulièrement jolie, avec de beaux cheveux blonds et des yeux, ah, des yeux aussi bleus qu'un ciel d'été !

— Je ne suis pas sûr d'apprécier que tu parles de ma mère en des termes si élogieux, répliqua Ruan, les sourcils froncés et le visage dur.

— Cette Eve Paso, quelle femme ! insista Lúka. Dommage qu'elle n'ait eu que si peu de vertu…

Ruan ne répondit rien, mais sa mâchoire se crispa sous la colère.

— Bref, nous ne sommes pas là pour parler de te mère et de ses nombreux amants, même si le sujet est vaste, conclut Lúka avec un air narquois. Je vois que tu ne portes plus ta combinaison. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais ce n'est pas plus mal. Comment va notre cher petit spécimen ?

— Les anticoagulants font leur effet. Hier, elle était paniquée, aujourd'hui, elle passe son temps à dormir et pleurer. Elle réclame ses enfants.

— Tu lui as transmis mon petit cadeau ?

— Oui, elle n'a pas semblé l'apprécier beaucoup. Je crois qu'il en reste quelques morceaux sur sa table de chevet.

— Excellent, approuva Lúka.

Il lui adressa son plus beau sourire, celui qui, selon Ruan, le faisait ressembler à un psychopathe.

— Il faut qu'on parle des enfants, lui rappela le chercheur.

— Oh, oui, bien sûr ! Où avais-je la tête ! Ils vont bien ?

— Très bien. Ludméa s'occupe d'eux, elle fait ça bien.

Le prénom s'était glissé presque malgré lui dans la conversation, et il se sentit un peu stupide. Lúka se fichait pas mal de Ludméa, il ne savait même pas qui elle était.

— Ludméa Eisl ? demanda pourtant l'homme. Une grande blonde, très souriante ?

Ruan regarda Lúka d'un air bête. Comment connaissait-il Ludméa ?

— Souriante, je ne dirais pas, rétorqua-t-il, peu désireux de lui dévoiler son trouble.

— Tu veux dire, pas encore, rectifia Lúka, très mystérieux. Vous avez déjà remarqué le vingt-quatrième chromosome ?

— Pardon ?

— Ruan… Ruan… soupira-t-il en secouant la tête. Suis un peu ! C'est incroyable à quel point tu peux être distrait ! Tu ne fais vraiment pas honneur à ta famille ! Ah, quand je pense que ton arrière grand-père a quitté Toria et tous ses privilèges pour venir s'installer dans ce trou à rats, ça me dépasse ! se lamenta-t-il.

— Lúka, pourrais-tu s'il te plaît essayer de suivre le fil de la conversation et ne pas changer de sujet toutes les deux phrases ? s'énerva Ruan.

— Certes. Le vingt-quatrième chromosome ?

— Nous n'avons pas encore eu le temps de faire un caryotype.

— Pff… et j'imagine que vous en êtes encore aux méthodes archaïques : colchicine, ciseaux, colle…

— On fera un caryotype, coupa Ruan. Avec nos méthodes archaïques, appuya-t-il.

— Ce n'est pas la peine de te vexer ! Le groupe sanguin est différent, aussi, mais j'espère que tu as au moins remarqué ça.

Ruan ne se donna même pas la peine de répondre.

— La fillette, c'est de l'albinisme ?

— Non, c'est une lubie de mon père. Il a toujours aimé les contrastes. Fille et garçon, blanc et noir, Yin et Yang…

— Yin et quoi ? s'étonna le chercheur.

— Un truc chinois d'avant la Catastrophe. C'est sans importance, décréta-t-il. Les tatouages, tu les as vus ? Si ce n'est pas le cas, tu es pardonné, ajouta-t-il avant que Ruan ait le temps d'ouvrir la bouche. Ils sont assez difficiles à remarquer. Il faut dire que la marque n'est pas encore très foncée, à leur âge. Et sous les cheveux, qui penserait à regarder ?

— Un… tatouage ? s'exclama Ruan, très surpris.

Seuls les prisonniers et le bétail étaient tatoués.

— Disons qu'il s'agit plutôt d'un numéro de série, précisa Lúka.

— Et le tien, c'est quel numéro ?

Lúka lui jeta un regard mauvais et l'espace d'un instant, Ruan pensa qu'il allait lui sauter à la gorge. Mais le jeune homme éluda la question avec un petit geste impatient de la main.

— Ne nous écartons pas du sujet, je te prie. Tu verras que ces enfants ne sont pas comme les autres.

— Et ? Comment ça, pas comme les autres ? le pressa Ruan comme il n'ajoutait rien.

— Dis-moi, Ruan, tu penses vraiment que je vais te mâcher le travail comme ça ? Ce n'est plus drôle, après ! Pas de suspense, pas de surprise… Non, si je te dis tout, ça n'aura plus aucun intérêt.

— Non mais tu joues à quoi, là ?!! s'écria Ruan, absolument furieux. Tu n'as pas un peu l'impression de me faire perdre mon temps ?

— Mais non, répliqua Lúka, très calmement. Je trouve que nous avons des conversations très intéressantes.

— Ah oui ? Eh bien tu dois sacrément t'ennuyer avec ton père, lança Ruan, cynique.

— Ne joue pas à ce petit jeu-là avec moi, menaça Lúka, sans perdre son sourire et son air jovial. À moins, bien sûr, que tu ne sois suicidaire.

— La femme, on en fait quoi ? s'enquit-il.

Il s'était calmé, et même la menace de Lúka ne l'impressionnait pas. L'homme ne lui faisait pas peur. Il avait besoin de lui, et l'éliminer ne risquait pas d'arranger beaucoup ses plans. Ruan savait pertinemment qu'il ne lui ferait rien, quoi qu'il dise.

— Vous pouvez la garder, pour ce que cela m'importe… Elle mourra dans quelques jours. Une petite semaine tout au plus, si vous dépassez mes espérances en matière d'efficacité.

— Et si on la sauve ?

— Nous avons déjà eu cette discussion, soupira Lúka. Amusez-vous avec elle, faites ce que vous voulez. Elle ne survivra pas, et heureusement pour elle.

— Comment cela ?

— Tu crois que c'est marrant d'être le jouet de scientifiques en mal d'expériences ? De passer sa vie dans une cellule pas plus grande que cette pièce ? De devoir subir toutes sortes d'analyses, chaque jour ? Je peux te dire une chose, Ruan : quand ta vie ressemble à ça, tu n'as pas envie qu'elle dure trop longtemps.

Ruan fut étonné par la rancœur et la détresse qu'il lut sur le visage de Lúka, et se rendit compte qu'il ne connaissait pas grand-chose de l'homme qui lui faisait face.

— Tu n'as pas peur qu'elle parle ? Qu'elle nous dise des choses que tu ne voudrais pas qu'on sache ? insinua-t-il.

— Elle ? Elle parle la langue des Anciens et la langue de son peuple, tu ne pourras pas communiquer avec elle. Oh, elle connaît aussi quelques mots de russe, mais rien qui ne puisse t'être d'une quelconque utilité.

Les langues dont Lúka faisait mention lui étaient inconnues, mais cela n'avait pas d'importance. La finalité était claire : ils ne pourraient pas communiquer avec Eli. Et elle ne pourrait pas apprendre leur langue. Pas en quelques jours.

— Hier, tu m'as parlé du virus et de sa forme sévère, avança Ruan.

— Hier ? C'était seulement hier ? s'étonna Lúka. Je suppose que oui, si tu le dis… Le virus ? Tu t'intéresses au virus, maintenant ?

— Nous sommes en temps de guerre, insinua-t-il.

— Foutaises ! Vous l'avez perdue, la guerre !

— Justement, appuya Ruan. Justement…

— Tu sais quoi ? commença Lúka. Tu me fais de plus en plus penser à ton père. Je trouve cela plutôt inquiétant, ajouta-t-il après quelques secondes.

Il s'allongea sur le lit et s'étira en étouffant un bâillement.

— Je m'ennuie, Ruan. Tu n'es pas une personne très intéressante.

Ses lèvres s'étirèrent en un sourire narquois et il lui fit un clin d'œil. Mais Ruan avait cessé de prêter attention à son petit manège dès l'instant où il l'avait vu. Pendant une seconde à peine, la manche de sa chemise s'était relevée, et avait laissé entrevoir le bracelet.

Le même que celui d'Eli.

 

 

***


 

Ludméa s'ennuyait. Elle avait nourri et langé les bébés — sous la supervision du médecin en combinaison, qui s'était tout de même résigné à lui adresser la parole —, elle avait mangé la moitié du plateau repas qu'on lui avait apporté, elle avait fait plusieurs fois le tour de la pièce, pour finalement se rasseoir sur la chaise près des deux petits lits et observer les bébés endormis, et elle s'ennuyait. Elle trouvait les deux nourrissons presque trop calmes, mais il est vrai qu'après un accouchement, les bébés étaient souvent épuisés.

Les yeux perdus dans le vague, elle pensait à Ruan Paso. Au fond, il n'était pas si désagréable, cet homme. Oh, bien sûr, il semblait mettre un point d'honneur à se disputer avec ses collègues dès qu'elle se trouvait à portée de voix, mais les hommes faisaient souvent ce genre de choses. Montrer qui est le plus fort, écraser les adversaires potentiels, mettre en avant tous leurs atouts, prouver qu'ils sont les meilleurs, les plus beaux, les plus intéressants… Au bout d'un moment, cela devenait pénible. Pour Ludméa, le moment en question était passé depuis longtemps.

Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de le trouver séduisant, tout comme elle ne pouvait empêcher son cœur de battre un peu plus vite lorsqu'il la touchait, l'effleurait. Malheureusement, si elle avait un jour eu une quelconque chance de l'intéresser, cette chance avait été balayée lorsqu'elle l'avait invité à rester pour le petit déjeuner, et qu'elle avait été rendre son repas dans la pièce voisine. De toute manière, elle le connaissait à peine, et ne comprenait pas pourquoi elle avait pu nourrir de telles pensées envers lui. Car, bien entendu, Ruan Paso ne l'intéressait pas. Il était sûrement niveau un. Et à son âge, il était sans doute déjà uni. Un bel homme comme lui avec une position hiérarchique aussi importante ne restait jamais célibataire.

Elle ferma les yeux et se rappela la façon dont il avait remis une mèche de cheveux derrière son oreille, le matin même. Son visage, son sourire…

Elle se mordit la lèvre et se maudit d'avoir de pareilles pensées, et qui plus est, si tôt après la mort de Tom et Franz. Mais elle savait que c'était la seule façon d'occuper son esprit suffisamment pour ne plus revoir les visages souriants de ses deux collègues dans son esprit.

Franz avait deux enfants : Lydia, huit ans, et Jonas, qui venait tout juste d'avoir quatre ans. Il lui avait montré les photos de l'anniversaire, à peine une semaine plus tôt…

Ludméa n'avait que douze ans lorsqu'on avait diagnostiqué chez son père une tumeur au cerveau inopérable. Les médecins avaient dit qu'ils ne pouvaient plus rien, et lui avaient proposé un traitement qui rallongerait sa vie de quelques mois. Il avait refusé, et s'était éteint trois mois après la Désignation de Ludméa. Peu avant de mourir, il lui avait dit qu'il ne partait pas malheureux : il avait assisté à sa Désignation, et l'avait vue, toute frêle dans son habit de Désignée, la tête haute et le visage empreint de détermination. Pour un homme, lui avait-il confié, la Désignation de ses enfants était un jour presque aussi important que celui de leur union. Il avait assisté à l'union de Svetlana et à la Désignation de Ludméa, il pouvait mourir sans regret.

Mais Franz ne verrait jamais la Désignation de Lydia et Jonas. La jeune femme ne parvenait même pas à imaginer toute la détresse et le désespoir qui avaient dû emplir le cœur de Sue-Ann lorsque les militaires étaient venus lui annoncer la mort de son mari. Ludméa avait su que son père allait mourir, elle s'y était préparée. On ne se prépare pas à un accident tragique.

Elle était moins proche de Tom, mais savait qu'il avait une fille. Un jour, il lui avait dit qu'elle avait presque son âge, et qu'elle lui faisait penser à elle, parfois. Elle aussi pleurait la mort de son père, à présent…

Ludméa essuya discrètement les larmes qui avaient coulé sur ses joues. Le destin avait voulu qu'elle ne soit pas dans la navette avec eux. Elle ne savait pas qui avait pris la décision de la faire rester aux DMRS, mais elle lui devait la vie.


 

***


 

Eli pleurait, le visage caché dans ses mains. Elle avait pleuré une partie de la nuit et avait fini par s'endormir, épuisée. Puis, elle s'était réveillée et avait pleuré à nouveau. Bientôt, elle n'aurait plus de larmes.

L'homme et la femme qui lui avaient parlé la veille n'étaient pas revenus, et c'était mieux ainsi. La femme avait l'air plutôt gentille, mais l'homme travaillait pour le Fils, elle en était certaine. Elle souhaitait de tout son cœur ne plus jamais le revoir, cependant, il n’allait sans doute pas lui donner le choix.

Après leur départ, les hommes en combinaison ne l'avaient pas rattachée et elle leur en était reconnaissante. On lui avait apporté un repas, qu'elle n'avait pas touché. Cela ne ressemblait pas à ce qu'elle mangeait dans sa cellule, de plus, elle n'avait pas la moindre confiance en ces gens. De temps à autre, elle jetait un coup d'œil effrayé en direction de la porte, s'attendant à voir entrer le Fils et son horrible sourire.

Il l'avait toujours détestée. Depuis ce fameux jour où le Père l'avait humilié devant elle, il l'avait détestée. À l'époque, elle n'était encore qu'une petite fille, tremblant dans un coin de sa cage, pelotonnée contre sa grande sœur, ses doigts serrés dans les siens. On venait de les livrer, et le Père n'avait pas eu le temps de les mettre dans leurs cellules respectives. Ou peut-être tenait-Il à ce qu'elles voient ce qu'Il allait faire à son fils. Peut-être voulait-Il lui apprendre l'humilité.

Nato l'avait prise dans ses bras, ses longs cheveux roux se mêlant aux siens. Je te protégerai, Lyen, lui avait-elle murmuré au creux de l'oreille, je te le promets.

La fillette qu'elle était alors l'avait crue. Nato était plus âgée, plus grande, plus forte. Elle les sortirait de là.

 

La pièce était encombrée d'objets qu'elle ne connaissait pas, qui lui étaient tellement étrangers qu'elle en venait même à se demander si tout cela n'était pas qu'un horrible cauchemar. Les mains de Nato dans les siennes et l'écorchure douloureuse sur son genou lui prouvaient que ce n'était malheureusement pas le cas ; cette réalité était pire que le pire des cauchemars.

Deux hommes se trouvaient dans la pièce avec elle. Ils criaient. Le plus jeune avait peur du plus vieux, et cette peur tenait de la panique, même elle pouvait le sentir. Nato comprenait sans doute ce qui se passait ; elle était plus âgée, son Don était plus développé. Elle se tourna à demi vers elle, les yeux remplis de questions. Nato se contenta de la serrer plus fort contre elle, le visage livide.

Lyen avait baissé la tête, mais sous le rideau roux de ses cheveux, elle observait les deux hommes, mi-effrayée, mi-fascinée. Ils n'étaient pas comme elle. Ils n'étaient pas comme son peuple. Leurs yeux avaient quelque chose d'étrange qu'elle ne pouvait définir ; ils étaient trop loin. Mais leurs mains n'avaient que cinq doigts. Elle les fixa avec curiosité et baissa les yeux sur les siennes, encore tachées de sang séché. Un des hommes cria plus fort et elle sursauta, son cœur manquant un battement. Sa sœur caressa son esprit d'une pensée rassurante.

Le plus jeune des hommes s'était mis à pleurer et s'était laissé tomber à genoux devant l'autre. Il le suppliait. Lyen, ses grands yeux bleu-gris écarquillés, la bouche à demi ouverte, ne pouvait détacher son reg

ard de la scène qui se déroulait à quelques mètres d'elles. Elle sentit Nato se crisper. Une jeune fille se tenait dans un coin de la pièce. Ses longs cheveux blancs tombaient sur son visage. Lyen n'avait jamais vu une femme aussi belle et avait désespérément envie de la toucher pour s'assurer qu'elle était réelle.

À présent, les deux hommes aussi l'avaient vue. Le plus jeune se releva et courut vers elle en criant des paroles qu'elle ne comprenait pas, mais dont le sens était presque palpable. Il ne voulait pas qu'elle reste. Il avait peur pour elle. Il lui demandait de fuir, l'implorait, même. L'autre homme riait. La jeune fille le repoussa et s'avança vers le plus âgé.

Son père…  Leur père à tous les deux.

Cette pensée venait de Nato et Lyen serra les doigts de sa sœur dans les siens. Qu'allait-il se passer ?

L'homme, le Père, parlait à sa fille. Il ne criait plus. La jeune fille hocha la tête lentement, avec résignation. Son frère intervint, se plaçant entre elle et leur père. Elle hurla, tapa du pied, fit de grands gestes, et il s'écarta, le visage rempli d'horreur, secouant la tête.

Le père prit sa fille par l'épaule et l'emmena vers l'un des appareils. Elle tendit son bras gauche, crispée. Lyen ne pouvait pas voir son visage, mais elle savait qu'elle avait fermé les yeux, et qu'elle pleurait. Son frère aussi pleurait. Il s'était laissé tomber sur le sol, la tête appuyée contre le mur, et son corps était secoué de sanglots.

Le bras de la jeune fille était pris dans une énorme machine. Son père lui dit quelque chose, et elle acquiesça en silence. Sa main libre tremblait légèrement. Soudain, elle se tendit et hurla, avant de s'écrouler sur le sol, inconsciente. Un cercle noir entourait maintenant son poignet gauche.

Son frère se précipita vers elle et prit son corps inerte dans ses bras. Il se tourna vers son père et murmura quelque chose. L'homme le gifla, mais il resta stoïque. Lyen ne comprenait pas pourquoi il ne se rebellait pas, pourquoi il se laissait faire aussi lâchement. Il était plus grand, plus fort, plus jeune que l'autre. Et pourtant, il l'avait laissé le frapper. Il l'avait laissé faire du mal à la jeune fille.

Lentement, il se tourna vers elle, ses yeux verts brillant de colère. Lyen se dégagea des bras de sa sœur et bondit au fond de sa cage, le visage caché au creux de ses mains, tremblante. Mais c'était trop tard. Il l'avait vue. Il l'avait vue, et avait lu le mépris dans ses yeux.

 

   Eli sentit un frisson parcourir son échine. Le Fils n'était pas loin. Il rôdait dans les environs, avec son horrible sourire. Et avec son bracelet. Le même que le sien. Le bracelet que son père lui avait mis ce jour-là. Le bracelet qu'il avait tant supplié pour ne pas avoir. Le Père l’avait forcé à reposer le corps de sa sœur, et l’avait emmené vers la machine. Il avait crié, pleuré, s'était débattu, mais il avait fini par céder. Et lorsqu'il était tombé à terre à son tour, elle avait vu le cercle noir à son poignet. Le symbole de la servitude. Le symbole des Enfants de l'Ô.


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