Le Cirque de
la Félicité
de
Michael Sarton
La voiture de police s'arrêta sur la place Jacques Lelieur. Comme tant d'autres fois, un ou des sans-abris venaient perturber le voisinage, et, lorsqu'il était de service de nuit, c'était à Julien qu'il incombait de s'en occuper. Cela ne le dérangeait pas vraiment - à dire vrai, il s'était porté volontaire. Il se considérait plutôt doué en médiation, et aimait utiliser ses compétences pour créer un lien avec ces gens – ce qui lui permettait de plus facilement les raisonner lorsqu'ils causaient des problèmes. Il avait en tout cas l'impression d'avoir rendu le quartier un peu plus calme. En général. De temps en temps, l'un ou l'autre de ces sans-abris finissait par perturber le calme des gens 'ordinaires', l'obligeant à se rendre sur place. C'était le cas maintenant.
Il sortit de la voiture, veillant à faire le moins de bruit possible - il était presque trois heures du matin. La place était bien éclairée, et il remarqua deux jeunes qui discutaient à voix basse, le regardant avec un soupçon d'anxiété. Il leur jeta un bref regard, et avança en direction de la rue du Fardeau, d'où provenait une voix, chantant très fort dans une langue étrangère. Après un court instant, il arriva à destination.
« Ah, bună seara, Julien, s'écria une voix féminine, dans laquelle perçait plus qu'une pointe d'alcool. J'me demandais si tu finirais par arriver ou pas ! »
L'éclairage était faible dans cette rue, pour ne pas dire inexistant. Le lampadaire le plus proche était sur la place d'où il venait, et la lune était cachée par les nuages. Cela rendait les traits de son interlocuteur difficile à discerner ; néanmoins il sut instantanément de qui il s'agissait.
« 'tain mais j'y crois pas. Combien d'fois faudra que j'vienne t'engueuler pour que tu t'calmes ? On est au milieu d'la nuit, baisse d'un ton et laisse ces pauvres gens dormir !
- Ouuuh, m'sieur le flic est pas d'bonne humeur. C'... C'e... C'est pas cool, ajouta-t-elle en s'y reprenant plusieurs fois, l'alcool gênant son élocution. Scuzaţi-mă, m'sieur, j'voulais pas gêner.
- Je comprends pas le Roumain, répondit Julien d'un ton sec. Pourquoi tu fais tout c'bordel ? Y'a des fois, encore, j'peux comprendre, mais là... y'a pas un chat dans l'quartier pour t'embêter, il fait pas froid et c'est plutôt calme en c'moment.
- Pourquoi... ? Pourquoi... »
Elle s'approcha de lui. Même à plusieurs pas de distance, il pouvait sentir les vapeurs d'alcool émaner d'elle. Il se raidit, prêt à réagir au moindre signe d'hostilité, alors qu'elle s'approchait de plus en plus près.
« Pourquoi... ? J'voulais juste te voir. J'savais qu'tu viendrais si t'étais de service et qu'je faisais du bruit... »
Julien sursauta. Il s'attendait à tout, sauf à ce genre de réponse. Il soupira, et Anastasia sentit, plus qu'elle ne vit, son attitude s'adoucir. Il était un peu perturbé par cette réponse. D'une part, il se sentait flatté, car cela voulait dire qu'il avait réussi à établir un véritable contact avec cette personne. D'autre part, il y avait une autre raison, plus personnelle, à sa réaction. Il avait toujours eu une sorte d'affinité avec la jeune femme. Et il regrettait souvent qu'ils vivent dans des mondes si différents. Si les choses avaient été autres...
« Et pourquoi tu voulais me voir ?
- Pour rien... j'ai juste besoin d'un peu de réconfort, d'parler avec quelqu'un qu'a plus qu'un gramme de vodka de cervelle. Les autres sdf... la plupart sont pas intéressants... Et toi, t'as toujours été sympa avec nous, alors qu'y'a rien qui t'y oblige.
- Je... »
Il s'arrêta un moment pour réfléchir. Quelque part, il pouvait comprendre la jeune femme. Quand il lui parlait, il éprouvait toujours un certain intérêt pour ce qu'elle avait à dire. Derrière ses apparences crasses et sa situation irrégulière, Anastasia semblait être une femme plutôt intelligente et même cultivée. Il ne comprenait toujours pas pourquoi elle ne saisissait pas sa chance. Il était convaincu qu'elle pourrait aisément se faire régulariser, et s'intégrer dans cette société, si elle le voulait.
« J'ai toujours apprécié discuter avec toi, répondit-il enfin. J'aimerais juste que ça ne soit pas toujours suite à une plainte d'un habitant de la ville...
- Tu parles... C'est tous des cons. Ils en ont rien à foutre de nous. C'est eux qui sont pas humains...
- Rien que ça... quoi qu'il en soit, il y a des règles à suivre. Que tu respectes ou non les habitants n'y change rien. Ca n'est pas à toi de juger s'ils ont le droit à leur calme ou non.
- J'fais pas partie de la société, j'ai pas à suivre ses règles. Ca se voit dans les yeux des gens qui passent près de toi. Pour eux, t'existes pas. Quand tu crèves de faim ou d'froid, et qu't'espères un peu d'charité, ils t'ignorent alors qu'y viennent de claquer un fric fou dans des trucs inutiles. Quand t'aimerais que'ques centimes pour pouvoir t'acheter un p'tit truc à manger, ils le dépensent pour voter dans des émissions de télé débiles... Et ils en sont fiers, et ils en parlent tout fort alors qu't'es à côté d'eux, en train d'te demander quand tu pourras manger ton prochain repas...
- J'peux comprendre ta rancœur à l'encontre de ces gens... mais tout le monde n'est pas comme ça. Même si c'était le cas... »
Avant qu'il ne puisse finir sa phrase, elle parcourut d'un bond le peu d'espace qu'il restait entre eux et l'enveloppa dans ses bras. Il se tendit, et essaya de se dégager, sans trop y mettre de conviction. Il se débattait avec des sentiments conflictuels. Compte-tenu de sa position, il devrait la repousser sans hésiter. Par ailleurs, la forte odeur d'alcool n'était pas très agréable. D'un autre côté... Il s'agissait peut-être d'une occasion unique de se rapprocher de la jeune femme, et de la comprendre un peu mieux.
« Heureusement... y'a aussi des gens comme toi... ajouta-t-elle. Mais pas assez.
- Je... voulais te demander, commença Julien après un silence gêné. Pourquoi tu vis comme ça ? Tu parles notre langue parfaitement, tu as un caractère affirmé, et tu es plutôt vive d'esprit. Et puis, tu es encore jeune et... (Julien hésita un moment, avant de continuer), et je suis sûre que tu pourrais être très jolie, après une bonne douche et avec quelques vêtements frais... Tu as tout pour t'intégrer sans problème...
- J'fais plus confiance aux humains et à votre société. D'puis bien avant qu'j'ai fuis mon pays, et que j'vive dans ces conditions. Tu vois, même un flic dans l'exercice de ses fonctions s'laisse distraire par une jolie sdf, ajouta-t-elle avec un rire sans joie, relâchant son étreinte et reculant d'un pas. Si j'avais été moche, tu m'aurais sans doute même pas parlé, à part pour m'arrêter. Comment tu veux placer ta confiance dans monde comme ça ?
Julien rougit. Et pas seulement parce qu'il venait de se faire piéger bêtement. Il avait du mal à l'admettre, mais il était déçu que la jeune femme se soit écartée.
- J'comprends que tu puisses détester cette société. Moi-même, qui dois y faire respecter l'ordre et la faire tourner comme elle devrait, j'me demande souvent si ce que je fais est juste, ou ce qu'il faudrait vraiment faire. Mais dans ces occasions là, j'réfléchis un peu, et j'me dis qu'il y a malgré tout de nombreuses choses qui valent le coup, dans c'monde et dans cette société... Qu'est-ce qui t'as rendue si amère ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, pour qu'tu deviennes comme ça ? »
Anastasia réfléchit un moment, avant de répondre :
« Hm. Après tout, ça pourrait m'faire du bien de vivre une soirée normale. Laisse-moi prendre une douche chez toi, et invite-moi au resto pour ta prochaine soirée d'libre. Emmènes-moi où tu veux. T'auras une soirée pour m'convaincre que cette société vaut que'qu'chose, et qu'y a des gens qui valent le coup. Et puis, ça m'donnera une occasion de porter ça, ajouta-t-elle en sortant d'une petite pochette un magnifique collier argenté.
Julien resta bloqué pendant un instant, se demandant où elle avait bien pu obtenir un tel bijou. S'agissait-il d'un héritage familial, ou avait-elle volé le bijou ? Dans tous les cas, elle n'avait pas les moyens de se payer un tel objet. Il préféra ne pas y réfléchir pour le moment et se concentra à nouveau sur leur échange. Mais il devrait enquêter, et, s'il s'agissait d'un bijou volé, agir en conséquence. Il hésita longuement sur la réponse à apporter. Puis, sachant pertinemment qu'il se devait d'agir différemment, prit sa décision.
- Ok, j'accepte, répondit-il finalement. J'ai ma soirée de libre dans quatre jours, mardi. Retrouvons-nous sur la place vers dix-neuf heures. Et j'ai ma condition également : d'ici là, tu laisses les habitants dormir en paix et tu fais pas chier ton monde. Si on entend parler de toi d'ici là... notre marché est annulé.
- Ca m'va. Mulţumesc … Merci d'être venu, Julien. Ca m'a fait du bien.
- C'est pour le voisinage que j'suis venu. Mais j'suis content si ça a pu t'aider. Je te dis donc à Mardi. »
Après un court silence, pendant lequel ils se regardèrent encore un moment, il reprit le chemin de sa voiture sa voiture, s'apprêtant à retourner au commissariat. Les deux jeunes étaient toujours là, et il les salua peut-être un peu plus gaiement qu'il ne l'aurait dû. Il s'était toujours demandé ce qu'aurait pu devenir leur relation, dans un cadre plus normal. Mais il n'aurait jamais imaginé qu'une telle situation puisse réellement se présenter, et voilà que c'était le cas. Il eut beaucoup de mal à dormir cette nuit là, perturbé par l'impatience. Pour la première fois depuis longtemps, il se demanda ce que l'avenir lui réservait...
***
Thomas regardait les cadavres de pizza d'un œil distrait, empilés par terre dans l'un des cartons livrés plus tôt, près de la table. Quoi qu'on en dise, les pizzas restaient clairement l'une des sources premières de nourriture des joueurs de jeu de rôle. Il se caressa le ventre en souvenir des cinq parts qu'il avait englouti, et reporta son attention au jeu.
« Vraiment ? Si on avait laissé le gardien nous protéger, il serait pas tombé dans le piège et serait toujours vivant. Et il nous aurait filé de l'équipement ?
- J'te l'avais dit, s'écria un autre joueur. Fallait le laisser faire !
- Tu parles ! Tu voulais juste qu'il nous serve de bouclier ! protesta le premier joueur.
- Ouais, mais bon... quand même... »
Thomas sourit. Les fins de parties étaient toujours très agréables, et l'occasion de s'amuser des erreurs de chacun, et de confronter ce qui avait été prévu par le maître de jeu à ce qui s'était réellement passé.
« Bon, bah voilà pour ce soir, déclara Laurent, le maître de jeu. On se refait ça dans deux semaines ?
- Carrément ! s'exclama Thomas. Tiens, sinon, vous allez aller voir le cirque qui arrive demain ?
- Ouais, j'pense, répondit Laurent. C'est marrant, j'aime vraiment pas le cirque... Mais j'étais dans la rue quand ils sont passés tout à l'heure pour faire l'annonce, et... j'sais pas, ça m'a donné envie. J'ai regardé un peu sur Internet, tous les gens qui l'ont vu en ont fait une très bonne critique. Et surtout, il paraît que la Reine du Cirque à un charisme à faire pâlir Georges Clooney !
- C'est possible ça…? Bon, bah tiens-moi au courant, si t'y vas j'essaierai de venir aussi ! »
Le groupe d'ami se salua, avant que chacun ne reprenne la route de son domicile. Thomas pesta intérieurement. Il était de service du matin ce samedi, et la nuit allait être courte...
***
La journée avait finalement été plutôt calme. Tant mieux, car il avait déjà été plus vif, en dépit des cinq cafés qu'il s'était fait. Son supérieur direct, Julien, n'était pas de service, et il n'avait pas eu besoin d'effectuer d'intervention en ville. A plusieurs reprises, il avait eu l'impression que cette journée n'en terminerait jamais ; mais voilà qu'il était dans les gradins du cirque, attendant le début du spectacle, son travail derrière lui depuis plusieurs heures déjà.
« Je me demande encore ce que je fais là... dit Thomas. Sérieux, le cirque, c'est vraiment pas mon truc...
- Allez, tu vas voir, tu vas aimer, lui répondit Laurent. Ne serait-ce que pour voir la Reine du Cirque, ça doit valoir le coup ! »
Le jeune homme leva les yeux au ciel. Il en fallait décidément vraiment peu pour satisfaire son ami. Une fille charmante, suffisait à faire perdre à Laurent tout sens critique sur ce qu'il voyait. Thomas ne pourrait sans doute jamais comprendre ça.
La lumière diminua doucement sous le grand chapiteau, et un homme s'avança au milieu de la piste centrale. En dépit de son âge avancé, il semblait déborder d'énergie, et il affichait une expression enjouée. Ses cheveux étaient bien dégarnis, marque d'une calvitie avancée, mais il conservait une touffe de cheveux gris de chaque côté de son visage. Thomas réprima un sourire en pensant que cet homme pourrait sans doute faire le clown, sans avoir besoin de déguisement.
« Mesdames et messieurs, bienvenue, bienvenue au cirque de la Félicité ! Le cirque d'où vous repartez avec le sourire aux lèvres, en espérant pouvoir rapidement revenir ! Je m'appelle André, je suis le manager de ce cirque, et sans plus attendre, j'ai le grand plaisir de vous annoncer... mesdames et messieurs, chers enfants, devant vos yeux... commençons avec la Reine du Cirque ! Je vous garantis que vous ne serez pas déçus ! Voiciiiii... Shanili ! »
Un tonnerre d'applaudissements retentit, et un projecteur se tourna vers le haut du chapiteau. Là, se tenait une jeune femme assise sur un trapèze, vêtue d'un vêtement léger et élégant, évoquant à Thomas des habits de princesse de l'ancien Orient. Une longue chevelure brune flottait sur ses épaules.
Après un instant, une voix douce et profonde s'éleva dans les airs, mélodie envoûtante et mélancolique. Thomas sentit son cœur accélérer, et sa gorge se serra d'émotion. Le jeune homme fut frappé par le charme dégagé par cette jeune femme. Il cligna des yeux et...
***
Thomas cligna des yeux et secoua la tête. Il vérifia sur sa montre : il avait l'impression qu'il venait juste de fermer les yeux un instant, et pourtant, trois heures s'étaient écoulées. Il se concentra un moment et essaya de se remémorer le spectacle, mais il n'arrivait pas à concentrer ses pensées et l'ensemble restait flou. Il gardait juste l'étrange impression qu'il venait de passer l'un des meilleurs moments de sa vie, et il restait dans une sorte de bulle de bonheur. Ses pensées se tournèrent vers la Reine du Cirque. Il était complètement sous le charme.
« Incroyable, s'exclama Laurent. C'est une bombe cette Shanili ! Je reviendrai sans hésiter juste pour la voir !
- Je me demande si tu changeras un jour, répondit Thomas, sans conviction réelle. »
Il aurait aimé critiquer son ami qui, des trois dernières heures, ne semblait avoir retenu que la Reine du Cirque. Mais le fait est que... même s'il se moquait de Laurent... il ressentait exactement la même chose. C'était une première pour Thomas. D'ordinaire, il ne se laissait pas charmer ainsi. Il n'avait pas vraiment envie de parler, satisfait de rester dans cet espèce de silence joyeux, et les deux amis prirent le chemin du retour sans un mot, dans une sorte d'état semi-conscient qui se rapprochait de l'ébriété.
***
Julien commençait sérieusement à s'impatienter. La patience n'était pas son fort, et cela faisait maintenant près de trente minutes qu'il attendait, dos au mur, essayant de garder contenance et de donner l'impression qu'il venait d'arriver. Sans succès. Il voyait les bus défiler sur la place, les gens monter ou descendre, la plupart rentrant chez eux, les autres se préparant à quelque sortie. Il regarda une fois de plus sa montre. Dix-neuf heures trente-sept. Lui était-il arrivé quelque chose ? Se faisait-elle désirer ? Etait-elle trop saoule la dernière fois pour se rappeler du rendez-vous ?
Il sortit son portable pour s'occuper un peu. Pas de notifications Facebook, pas de mail. Rien pour tuer le temps. Il finit par se résoudre à acheter un journal au kiosque de la place. Mais à peine essayait-il de lire qu'il abandonnait aussitôt. Il n'arrivait pas à se concentrer à cause de son énervement, qui se transformait peu à peu en inquiétude, et il devait relire les mêmes phrases plusieurs fois avant qu'elles ne parviennent finalement à son cerveau. Une heure passa. Puis deux. Le flot de personnes avait nettement diminué. Julien finit par se résoudre à accepter qu'il ne verrait sûrement pas Anastasia ce jour-là. Mais surtout, à ce point-là, il était convaincu que quelque chose ne tournait pas rond. Il n'aimait pas faire ça. Mais il allait être temps de profiter des avantages d'être flic.
***
Thomas fut surpris de voir son supérieur rentrer dans le commissariat, le souffle court et apparemment assez nerveux. Après tout, il n'était pas de service ce soir, et il n'avait rien à y faire.
« Salut Chef. Qu'est-ce que tu fais là ? Il se passe quelque chose ?
- Ouais, viens avec moi. Je te dirai le détail dans la voiture.
- Arf, moi qui pensait tranquillement peaufiner le rapport que le commissaire m'a demandé...
- T'inquiète, je t'aiderai à le finir, ton rapport. J'ai besoin de toi là.
- Ok, ok... Donne-moi deux minutes. »
Julien attendit nerveusement, tapant du pied et tournant en rond. Thomas rangea ses affaires au plus vite et enfila sa veste. Il n'avait jamais vu son supérieur aussi nerveux. Ils sortirent du commissariat et se dirigèrent vers l'une des voitures, où Julien fit signe à Thomas de prendre le volant. C'était inhabituel.
« Tu peux m'expliquer... ? demanda Thomas une fois dans la voiture.
- Tu m'as déjà prouvé que tu sais tenir un secret, mais juste par acquis de conscience... Tu gardes c' qui suit pour toi ?
- Hey, chef, tu m'prends pour qui ? Tu sais bien que tu peux m'faire confiance.
- Bien. Au cours des derniers mois, j'me suis lié d'amitié avec l'une des SDFs du coin, Anastasia. Lors d'une intervention samedi, les choses ont... un peu dérivées, et... nous avions un rendez-vous ce soir. »
Thomas le regarda, incrédule, ses yeux noirs écarquillés. Il hésita à faire répéter Julien.
« Avec une... SDF ?! C'est... original.
- SDF ou pas n'a pas d'importance. C'est une femme belle et intelligente. Un peu rude, souvent, et très amère, mais sensible. Malgré c'que j'essaie de m'faire croire, elle m'attire beaucoup. P't'être qu'elle représente la liberté que j'm'accorde pas. Bref, peu importe. Le problème, c'est qu'elle est pas venue au rendez-vous. Et tu peux t'foutre de moi si tu veux, mais mon instinct m'dit que quelque chose va pas. Donc, on va aller faire un p'tit saut aux différents 'refuges' et on va poser quelques questions, à commencer par la rue du Gros Horloge, pour voir si on la trouve. Et le cas échéant, si l'on trouve des informations.
- T'es conscient que c'est pas très légal... n'est-ce pas ? Toi qui fais toujours attention aux règles...
- J'aime pas ça non plus. Mais j'serai pas tranquille tant qu'on l'aura pas trouvée.
- OK... Les ordres de mes supérieurs sont absolus, chef, répondit Thomas avec un clin d'œil. Allons en quête de ta chérie ! »
Julien lui lança un regard noir, mais ne le détrompa pas. Sans plus attendre, son collègue démarra la voiture. Ils appelaient 'refuge' les différents coins de la ville où les sans-abris se réunissaient, ou, du moins, là où on les trouvait souvent. Ils n'étaient pas loin, mais les feux de signalisation les ralentissaient, et Julien n'osait pas pousser et mettre les gyrophares. Ils remontèrent vers la Seine, puis traversèrent le pont Jeanne d'Arc, avant d'atteindre enfin la rue du Gros Horloge. Il leur fallut une dizaine de minutes pour se rendre en centre-ville.
« Séparons-nous pour être plus efficaces. Je vais remonter vers la cathédrale, le vieil homme de la rue du Bec aura peut-être des informations. Toi, remonte vers la place du vieux marché et interroge tous les sans-abris que tu croises. Tu leur demandes s'ils ont vu Anastasia ces derniers jours. Ok ?
- Ca roule, chef. »
***
Thomas remonta la rue vers l'Eglise Sainte-Jeanne d'Arc, marchant le long de tous les magasins fermés. Cela lui faisait toujours bizarre de voir la rue si vide, lui qui venait essentiellement la journée dans ce quartier très animé. Il passa devant la vitrine d'une sandwicherie, et se rappela soudain qu'il n'avait que très peu mangé ce soir. Un sentiment désagréable de faim s'insinua doucement en lui, s'ajoutant à sa nervosité de se trouver là. Il était content de pouvoir aider son chef, mais il n'aimait pas trop ce qu'ils étaient en train de faire. Il espérait au moins pouvoir trouver des informations utiles...
Après un moment, il remarqua une silhouette couverte sous une couverture. Une femme d'âge moyen, qui le regarda passer, et essaya de masquer sa bouteille de vin lorsque Thomas se dirigea vers elle.
« S'il vous plaît ? J'ai quelques questions à vous poser.
- J'te répondrai, si t'as une pièce pour moi. Et pas une pièce rouge !
Le jeune homme plongea sa main dans sa poche pour en ressortir une pièce d'un euro. S'il avait su que sa soirée se terminerait ainsi, il aurait prévu plus de pièces. Il n'aimait pas cette façon de faire, mais il tendit la pièce à la sans-abri.
- Est-ce que vous auriez vu ces derniers jours une sans-abri du nom d'Anastasia ?
L'expression de la femme se durcit et elle s'énerva d'un coup.
- Si c'est pour parler d'cette pute, garde ta pièce et dégage de là, connard ! cracha-t-elle en lui lançant sa pièce au visage.
- Mais...
- Va-t'en ! Allez, ouste ! »
Thomas resta planté sur place, perplexe et confus. C'était la première fois que lui, un policier, se faisait chasser par une sans-abri. Néanmoins, il obtempéra, sans trop savoir pourquoi, se sentant vaguement honteux d'avoir énervé cette femme.
Il essaya cinq fois de plus, mais n'obtint pas plus de succès. Il remarqua néanmoins que les sans-abris de sexe féminin semblaient porter une certaine rancœur contre Anastasia. Il arriva enfin sur la place du Vieux Marché, où plusieurs sans-abris étaient rassemblés. L'architecture moderne de l'église, dont certaines parois du « dôme » descendaient jusqu'au sol, offrait une bonne protection contre le vent et les intempéries. Un lieu de prédilection pour y passer la nuit. Thomas décida qu'il s'agirait du dernier groupe qu'il interrogerait.
« Bonsoir messieurs, commença le jeune policier.
- B'soir, m'sieur l'agent. On peut faire quequ'chose pour vous ?
- Je recherche une personne nommée Anastasia. Une jeune sans-abri, blonde avec les yeux verts, d'après ce que l'on m'a décrit. Ca vous dit quelque chose ?
- Ah, la bonnasse roumaine ? demanda l'un d'entre eux avec un ricanement, accompagné de ses deux compères.
- Euh, oui, ça doit être ça.
- On l'a pas vue depuis jeudi, ou vendredi, j'sais plus. Mais chez nous, s'pas rare les gens qui disparaissent. En particulier autour d'cette saison. J'sais pas c'qui z'ont les gens, t'sais, p'tet qu'ils migrent vers d'autres quartiers, ou s'font enlever, j'en sais trop rien. Moi en tout cas j'bougerai pas d'ici, c'est sympa comme coin.
- Où est-ce que vous l'avez vue ?
- Bah, elle était rue du Gros Horloge, comme tout l'monde. D'ailleurs, j'crois qu'elle portait plusieurs bouteilles ce jour-là.
- Ouais, c'est vrai ça, ajouta un autre. D'quoi s'mettre bien. P'tet qu'elle a trop bu et qu'elle s'est perdue ? Ou noyée dans la Seine ? Ca s'rait pas la première fois... Même si ça serait dommage d'perdre la bonnasse, elle réconfortait bien nos yeux pendant la journée...
Ils repartirent d'un rire lubrique.
- Bien... Merci pour ces infos. Tenez, dit-il en leur tendant un billet de cinq euros.
- Merci, répondit le premier avec un grand sourire, révélant une dentition plus qu'éparse.
Il fit disparaître le billet avec une surprenante dextérité.
- Mais on n’a pas répondu pour l'argent, hein, ajouta l'un d'entre eux. On fait ça pour Anastasia ! D'ailleurs, ça m'fait penser à un truc. Y'a quelques types louches qui traînent dans le coin en c'moment. Vous d'vriez y j'ter un œil avant qu'ils pillent un magasin, ou quequ'chose comme ça !
- J'en prends note. Aucune autre idée d'où pourrait se trouver Anastasia ?
- Nan, désolé. Mais si vous voulez rigoler un coup, vous pouvez toujours aller voir la vieille Irma. Elle a plus toute sa tête, mais elle a toujours des trucs marrants à dire. Faut marcher un bout par contre, la nuit elle remonte sur l'Mont Saint-Aignan. Pas mal d'espaces verts là bas, et c'est calme. R'marque, à c't'heure là, elle est p'tet encore au Boulevard des Belges. Elle a un truc qu'est super malin. T'sais, là bas, c'est l'quartier des putes, alors la vieille elle s'met à côté et elle les r'garde passer. Les types, ils ont honte, alors souvent ils laissent une pièce, pour s'faire croire qu'c'est des gens biens. Y pensent sûr'ment qu'ça les rends meilleurs. J'sais pas, mais ça a l'air de marcher en tout cas. S'pas con comme astuce.
Thomas resta pantois. La vieille dame, à défaut d'avoir toute sa tête, devait avoir un certain sens pratique.
- Ok, merci. Je vous souhaite une bonne nuit.
- Ouais, bah t'sais, c'est pas la joie, la vie dans les rues. Mais on va essayer ! »
Le Boulevard des Belges étant assez proche, Thomas décida de s'y rendre au cas où. Il médita sur ce qu'il venait de vivre. Ces gens vivaient dans la misère, mais ils n'étaient finalement pas si différents. Certains d'entre eux étaient sympathiques. D'autres, pas du tout. En cela, ils rejoignaient finalement le reste de la population. Il se dit qu'il en discuterait à l'occasion avec Julien, lui qui les comprenait sans doute bien mieux.
Malheureusement, il ne trouva pas trace d'Irma. Il décida alors de retourner à la voiture, et d'y attendre son chef, qui, s'il n'y était déjà, ne devrait sans doute pas tarder non plus.
***
Julien trouva rapidement l'homme qu'il recherchait. Le vieil homme se tenait toujours au même endroit, près de la Cathédrale. Il était encore assis sur sa chaise, ses deux chiens calmement assis sur une couverture. Comme toujours. Cette vue au moins était rassurante. Tout le monde le connaissait, et il faisait en quelque sorte partie du décor. L'homme le salua alors qu'il s'approchait.
« Bonsoir Julien. Ca f'sait longtemps que j't'avais pas vu dans l'coin !
- Ouais, bah ça a été plutôt calme ces derniers temps, du coup j'ai pas trop eu l'occasion d' patrouiller. Comment ça va ?
- Bah, tu sais, comme ça peut aller. Heureusement, c'est l'été. Mais j'sens que j'vieillis. Mes os supportent plus trop les nuits sur l'pavé.
- Pourquoi t'essayes pas de trouver une association qui pourrait t'chercher un logement ?
- Bah, ma vie, c'est ici. Ma maison c'est cette rue, ma famille c'est mes bêtes et les gens qui s'arrêtent discuter, de temps en temps. J'suis pas sûr que j'serais plus heureux dans un foyer, tu sais. Alors j'reste ici. Bon, pour t'pointer à c't'heure-ci, tu viens pour un truc particulier nan ?
- Oui. Je cherche Anastasia. Tu l'aurais pas vue ces derniers jours ?
- Nan, la dernière fois que j'l'ai vue c'était vendredi. Pourquoi, elle a fait quelque chose?
- Non, mais ça fait plusieurs jours que j'ai rien entendu la concernant et... je trouve ça bizarre. J'me demande si quelque chose lui est arrivé. Aucune info ?
- Nan, désolé. Tu veux que j'en cherche ? Ca s'ra plus facile pour moi qu'pour toi.
- Ca serait super, confirma Julien. T'auras une bonne récompense pour tout c'que tu peux m'trouver.
- Ouais, te connaissant, j'en doute pas. Tes récompenses sont appréciées. Et toi tu nous r'gardes pas de haut, tu nous prends comme on est. Rien qu'pour ça, j'serais content si je peux t'aider. Repasse demain en fin d'après-midi. J'te dirai ce que j'ai pu trouver. »
Julien lui fit un petit signe de tête, et ne poussa pas son investigation plus loin. Si le vieil homme ne savait pas où était Anastasia, peu de personnes auraient une chance de le savoir. Il retourna vers la voiture, déçu et inquiet. Il espérait que le lendemain apporterait des réponses.
***
Thomas arriva une dizaine de minutes plus tard. Ils échangèrent rapidement leurs informations, ou, plutôt, leur manque d'information, et rentrèrent au commissariat.
« Oublie cette histoire, dit Julien. J'ai ma journée demain, je continuerai sur mon temps libre. De ton côté, laisse tomber. Ok ?
- Ok, chef. Désolé de rien avoir pu trouver.
- T'y peux rien. Récupère tes affaires et rentre chez toi. T'as bien mérité un peu de repos. »
Le jeune policier regarda son aîné. Il l'avait rarement vu avec une expression aussi éteinte et démotivée. Pinçant les lèvres, il fit un petit salut contrit et s'en alla pour rentrer chez lui.
Julien fit de même, et connut une nuit agitée et pleine de cauchemars...
***
L'attente fut interminable. A six heures du matin, Julien était déjà debout. En dépit de tous ses efforts, il avait été incapable de dormir plus longtemps. Il avait décidé qu'il irait voir le vieil homme à dix-huit heure trente, mais il commençait à remettre ce choix en question. Les minutes s'égrenaient avec une lenteur affolante, et il n'arrivait pas à trouver comment faire passer le temps plus vite. Tout ce qu'il entreprenait finissait inlassablement par l'énerver après un instant, car l'anxiété prenait le dessus. Finalement, il craqua lorsque la Cathédrale marqua le coup des cinq heures. Il habitait rue Eau de Robec, une petite rue mignonne, pleine de ces vieilles maisons du siècle passé, qui donnaient un charme certain à ce quartier. Il décida donc se rendre au point de rendez-vous à pied. Une petite marche lui ferait du bien.
Lorsqu'il arriva, l'homme était assis sur sa chaise, fidèle à son poste. Son visage s'éclaircit d'un sourire lorsqu'il vit Julien s'approcher.
« J'ai trouvé un petit quelque chose, lança-t-il sans préambule. C'est vraiment pas énorme, mais j'espère que ça pourra t'aider. »
Julien sortit un billet de cinquante euros. Les yeux du vieil homme s'illuminèrent.
« Des gens que j'connais m'ont dit qu'ils avaient l'impression d'être suivis ces derniers temps. C'est vrai qu'pendant quelques jours, on a vu deux types bizarres dans les rues, qui sont pas là d'habitude. Ils les ont suivis pour voir, et ils ont eu l'impression qu'les gars surveillaient les sans-abris. C'est dur à dire, pasque c'est un coin touristique ici, c'est p'tet juste des voyageurs. Mais c'était louche. Et après ils sont partis et sont allés au cirque. Y semble qu'ils y travaillent. J'peux pas t'en dire plus, désolé mon gars !
- Le cirque, tu dis ? Ok, je vais aller y faire un tour. Merci pour les infos, j'te dirai plus tard si ça m'a servi ! »
Julien s'en alla d'un pas rapide. Une visite au cirque s'imposait.
***
Il se gara dans une petite rue près de la rive gauche. Beaucoup de cirques et foires s'installaient au bord de l'eau. L'endroit offrait de nombreux avantages : l'espace était large, et encore assez proche du centre de Rouen, dans un quartier facilement accessible en voiture. Néanmoins, il s'agissait d'une zone piétonne, ce qui simplifiait l'organisation et l'installation lors d'événements – pas besoin d'aménager l'espace afin de bloquer le trafic, par exemple.
Une fois près du pont, il descendit les escaliers qui menaient aux quais. Il passa près de l'impressionnant chapiteau, et y jeta un rapide coup d'œil. L'endroit était actuellement vide. Il regarda les différentes loges aménagées autour du chapiteau, et en remarqua une un peu plus imposante que les autres. Il décida qu'il commencerait par celle-ci.
Il alla frapper à la porte. Un instant plus tard, la porte s'ouvrit sur le manager du cirque.
« Qui êtes-vous ? Vous voulez quoi ?
- Police ! Je viens vous poser quelques questions.
L'homme l'examina en plissant les yeux, et le détailla de la tête aux pieds.
- J'peux voir vot' badge ?
Julien réalisa qu'il était venu en civil. Heureusement, il avait pour habitude de toujours prendre son badge sur lui. Le manager l'examina attentivement avant de reprendre.
- Ok, ça m'semble en ordre. Je suis André, le manager de ce cirque. Entrez. J'vous offre un truc à boire ? Un café ? Un whisky?
- Non, merci, répondit Julien en rentrant dans la loge. »
L'espace devait faire une trentaine de mètres carrés, et était bien aménagé. Un canapé-lit était déployé sur la gauche de la loge, en face d'une grande télé, et d'un grand bureau. Un ordinateur portable reposait dessus. Tout l'équipement semblait dernier cri. Julien remarqua que l'homme portait des vêtements de marque, plusieurs bagues, et une montre qu'il identifia comme une Rolex. L'argent devait renter à flots.
« Les affaires ont l'air de plutôt bien tourner ? commença le policier.
- Ouais. On r'fuse du monde tous les soirs. Not' spectacle est réputé, et les gens affluent sans cesse. Que du bonheur !
- Pourtant, vous partez déjà bientôt?
- Ouais, d'ici deux jours, on r'part pour Orléans. La clé du succès, c'est de s'faire désirer ! Les gens qu'auront pas pu voir le spectacle c't'année voudront pas le louper l'an prochain, et ils y entraîneront sûrement des proches qui souhaitent le r'voir. Alors qu'si on reste trop longtemps, l'engouement s'essouffle vite. Passé l'effet d'nouveauté, ça d'vient nettement moins rentable.
- Je vois. Ca fait longtemps qu'vous êtes aussi populaires ?
- Oui, mais ça a été assez soudain. La clé de notre succès repose sur la Reine du Cirque, comme on l'appelle. Shanili. Elle est capable d'envoûter le public comme personne. Mais j'imagine qu'vous êtes pas là pour m'demander des tuyaux sur le métier. Qu'est-ce que vous voulez ?
- J'ai quelques questions à vous poser, à vous et à vos employés. C'est qu'une formalité, au cas où quelqu'un pourrait m'aider dans l'une de mes enquêtes.
André considéra un instant cette réponse, avant de reprendre.
- Ah, vous enquêtez en civil, vous ? demanda-t-il en lui lançant un regard perçant. Peu importe. Allons voir la Reine du Cirque, Shanili. Si quelqu'un peut vous aider, ça s'ra sûrement elle. »
Ils sortirent, et se dirigèrent vers une loge similaire. Julien ne l'avait pas remarquée car, de l'angle où il était arrivé initialement, elle était masquée par le chapiteau. Mais il avait l'impression qu'elle était plus grande encore que celle du manager. Ils entrèrent sans frapper, et Shanili se tourna distraitement vers eux. Quelques pièces de bijouteries reposaient sur la table, et elle les nettoyait délicatement.
« Monsieur Lefebvre a quelques questions à nous poser. C'est un flic de Rouen.
La Reine du Cirque dévisagea Julien de la tête aux pieds. Elle eut un petit sourire appréciateur. Mais ce n'était rien à côté de la façon dont il la dévora des yeux. Son visage était parfaitement symétrique, et ses traits fins et son petit nez dégageaient une impression de perfection. Il eut du mal à se détacher de ses grands yeux verts, et plus encore à résister à la tentation de regarder plus bas. Ses vêtements étaient assez larges, et plutôt évocateurs.
Sans hésiter, il décida qu'il s'agissait de la plus belle femme qu'il ait jamais vue.
Elle rit devant sa réaction, rire qui sonna comme une douce musique aux oreilles du policier.
« Donnez-moi un instant pour ranger ça, dit-elle en désignant les bijoux sur la table, et ça sera avec plaisir. On ne reçoit pas souvent de visiteurs si distingués, ajouta-t-elle avec un clin d'œil.
Se moquait-elle ouvertement de lui ? Ou marquait-elle une proximité volontaire ? Julien se sentait bien, et mal à l'aise en même temps. Il avait l'impression que quelque chose n'allait pas, mais il était incapable de mettre le doigt sur quoi.
Ils l'invitèrent à s'asseoir, et André se sortit un whisky, et en proposa une nouvelle fois au policier. Cette fois-ci, il accepta. Shanili se contenta d'un verre d'eau.
- Désolé, j'ai l'impression que j'te mets mal à l'aise, enchaîna-t-elle.
- N... Non. Je crains juste que le whisky ne soit pas une si bonne idée.
- Allez, mets-toi à l'aise. T'es en civil après tout. Alors, qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ?
- J'ai eu des plaintes des sans-abris de Rouen, qui se sont plaints d'être surveillés. Et ça viendrait d'ici. Qu'est-ce que vous pouvez me dire à ce sujet ?
André et Shanili échangèrent un bref regard entendu.
- Sûrement Ben et Max. Ils passent pas mal de temps en ville, quand ils ont rien à faire ici. Ils aiment bien découvrir un peu les coins où on donne des spectacles, répondit le manager.
- J'aimerais leur parler.
- Bien sûr, dès qu'on en a fini ici, et s'ils sont là. Comme j'ai pas trop b'soin d'eux la journée, ils vadrouillent pas mal. Y m'aident surtout pour l'entrée et la sortie du spectacle, et pour s'occuper du matos. Le reste du temps, ils font c'qu'ils veulent.
- Ok. Ca fait longtemps qu'ils sont chez vous ?
- Ouais, ça doit bien faire une quinzaine d'années. Ils ont l'air un peu rustres, mais c'est des crèmes, ces types. Demandez donc à Shanili !
- C'est vrai, acquiesça-t-elle. Ils se mettent toujours en quatre pour me servir. Ils sont vraiment adorables !
Julien se sentit un peu gêné. Pointe de jalousie ? Ou autre chose ? Sans trop savoir pourquoi, son jugement semblait légèrement obscurci, et il avait du mal à analyser ses propres émotions.
- Tant mieux, j'espère éclaircir ça avec eux au plus vite. Il s'agit sans doute d'un malentendu. Mais un sans-abri a disparu, je m'étais dit qu'ils l'auraient peut-être aperçu lors de leur exploration de la ville. Vous n'avez pas vu une personne blonde, cheveux longs, yeux verts ? Typée Europe centrale ?
- Désolé, pas du tout. C'est pas banal qu'un policier recherche une sans-abri comme ça. Surtout en civil. Vous aviez une relation... privilégiée ?
- Oui. Enfin, non. C... Ca n'a pas d'importance.
Il en disait trop. Il avait déjà été à deux doigts de leur révéler des informations privées au cours de cette discussion. Pourquoi sa vigilance était-elle aussi faible ?
- Oh... fit Shanili avec une petite moue déçue.
Julien sentit son cœur accélérer, et s'interrogea sur la réaction de la jeune femme. Déception ? Pourquoi ? Compassion pour la jeune sans-abri ? Ou regret qu'il existe un lien privilégié entre eux ?
Il se morigéna. Ces pensées n'étaient pas rationnelles. Il ne s'emballait d'ordinaire pas aussi facilement. Etait-il aussi sensible aux jolies filles ? Normalement non. Il se sentait dans un état de confusion, comme s'il avait bu un peu trop d'alcool. Il n'avait pourtant qu'à peine trempé ses lèvres dans le whisky. Il ne devrait pas en ressentir les effets aussi fortement. Peut-être un effet de la fatigue et du stress ?
- Je... Je crois que j'ferais mieux de rentrer, commença Julien. J'ai pas l'impression que vous puissiez m'aider, de toute façon. J'aimerais juste parler à vos deux employés, et je vous laisserai.
- Ok... désolé de ne pas pouvoir vous être d'une plus grande aide, dit André. Ce genre de disparition est toujours inquiétant. »
Les yeux dans le vide, Julien regardait en direction des outils d'entretien, et remarqua un flacon de nettoyant pour bijoux en argent. Il eut soudain un flash. Ce qui l'avait mis mal à l'aise lorsqu'il était entré dans cette pièce... c'est qu'il avait déjà vu l'un des bijoux qui se trouvaient sur la table ! Sa dernière rencontre avec Anastasia repassa dans son esprit. Le collier en argent qu'elle lui avait montré... et... les deux jeunes qu'il avait vu à proximité. Et s'ils étaient ces Kevin et Max ? Cela pourrait expliquer sa disparition... et le fait que ces bijoux se trouvent là... Il devait s'assurer qu'il s'agisse bien du même collier.
- Montez-moi les bijoux que vous nettoyiez lorsque nous sommes arrivés, ordonna-t-il, regrettant instantanément d'avoir parlé.
Sa vigilance décrue et son état de confusion lui avaient fait faire une maladresse. Personne ne savait qu'il était là. S'il avait vu juste...
- Je... l'un d'entre eux était vraiment joli, et j'souhaiterais savoir où vous l'avez acheté, tenta-t-il pour rattraper son erreur. C'est bientôt l'anniversaire de ma mère, et ça pourrait faire un beau cadeau.
André et Shanili échangèrent de nouveau un regard entendu. Le manager se leva, et Julien l'entendit sortir, mais ne trouva pas l'énergie de réagir. Il entendit un bruit de verrou, et déglutit.
***
Thomas pesta, remettant son smartphone dans sa poche. Aucune de ses innombrables tentatives ne parvint ne serait-ce qu'à faire sonner le téléphone de Julien. Il tombait inlassablement sur la messagerie, et cela commençait à l'inquiéter. Ce n'était pas dans les habitudes de son chef de rater son service.
En fin d'après-midi, il décida finalement d'en parler au commissaire. Celui-ci n'était pas trop inquiet. Julien avait probablement une bonne raison de ne pas être là. Il s'agissait d'un bon élément, et il était capable de se protéger par lui-même ; c'était l'avis du commissaire. Néanmoins, il chargea Thomas de se rendre à son domicile, et, s'il n'y était pas, de trouver ce qu'il était advenu de lui.
En mission officielle, le jeune policier n'hésita pas cette fois à utiliser les sirènes et gyrophares. En quelques minutes, il était devant l'appartement de son chef. Mais comme il s'y attendait, personne ne répondit à l'interphone. Il profita que quelqu'un sorte pour rentrer dans le hall et vérifier la boîte aux lettres. Il y avait du courrier.
Il était convaincu que quelque chose n'allait pas. La prochaine étape serait d'essayer de trouver sa voiture, mais il ne savait pas trop par où commencer. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer la veille ? Est-ce que sa disparition était liée à celle d'Anastasia ? Ou bien s'agissait-il d'une pure coïncidence ? S'il y avait un lien... qu'avait-il bien pu trouver, et où avait-il bien pu se rendre...?
Il remontait le Boulevard des Belges, lorsqu'il remarqua du coin de l'œil une vieille dame qui faisait la manche. Il se rappela soudain de ce que lui avaient dit les sans-abris, et décida d'aller lui poser quelques questions.
Irma l'ignora jusqu'à ce qu'il fut à quelques pas d'elle. Puis, elle tourna son visage parcheminé vers lui. Elle le jaugea du regard, et grommela.
« Vous êtes pas un extraterrestre, hein ? demanda-t-elle, en le fixant droit dans les yeux.
Thomas fut quelque peu déstabilisé par la question, et par l'intensité du regard de la vieille femme. Il se rappela alors qu'elle était censée ne plus avoir toute sa tête. Il pouvait tout à coup comprendre ce qui incitait les gens à penser ainsi.
- Aux dernières nouvelles, non. Je m'appelle Julien. Je suis à la recherche de deux personnes qui ont disparu.
- Votre badge, dit-elle sèchement.
Il lui montra son insigne, suite à quoi elle acquiesça, et sembla se détendre.
- Désolé. J'ai peur des extraterrestres. Ils viennent toujours à cette période de l'année. Plein de lumières dans le ciel. Et des gens disparaissent. Plein de lumières dans le ciel...
Thomas se demanda ce qu'il faisait là. Et si cela avait vraiment du sens de parler à cette vieille dame.
- Je souhaitais vous poser une ou deux questions, reprit le jeune policier, essayant de restructurer un peu cet échange qui partait assez mal. J'aimerais savoir si vous avez entendu parler d'une sans-abri du nom d'Anastasia. Ou de l'agent Julien Lefebvre.
- La vieille Irma sait beaucoup de choses. Mais personne croit la vieille Irma, dit-elle en secouant la tête. Oui, je les connais. Anastasia, la pauvrette... Je sais pas pourquoi elle est avec nous dans la rue. Je m'demande si c'est une extraterrestre, mais je pense pas. Les extraterrestres, tu le sais tout de suite quand t'en vois. J'en ai vu quelques fois. Tu vois plein de choses quand tu restes dans la rue. Ça fait longtemps que j'en ai pas vus, d'ailleurs. Mais tu le sens. Tout le monde les regarde, parce qu'ils savent qu'y a quelque chose.
Julien n'osait pas l'interrompre, bien qu'elle dérive totalement du sujet initial. Il savait que les fous pouvaient être facilement offensés, ainsi que les personnes âgées. C'était sans doute tout aussi vrai lorsque les deux étaient combinés. Par ailleurs, il était fasciné par l'ardeur avec laquelle la vieille femme exprimait ses convictions. Pour la première fois de la journée, l'étrangeté de la situation lui fit quelque peu oublier son angoisse, et, se remémorant ses innombrables parties de jeu de rôle, il décida de se prêter au jeu.
- A quoi est-ce qu'ils ressemblent ?
- Ils sont comme nous. Mais tu sais quand t'en vois. Et y'a souvent de la lumière dans le ciel quand ils sont là. Ils sont parmi nous. Quand les lumières apparaissent dans le ciel, les gens disparaissent. Ils doivent les emmener quelque part.
Ca serait bien pratique, comme explication, songea Thomas. Si toutes les disparitions pouvaient être expliquées par une invasion extraterrestre... le travail de la police s'en trouverait grandement facilité.
- Donc, vous pensez qu'Anastasia a été enlevée ?
- Sans aucun doute. Et Julien aussi. Dommage, je l'aimais bien. Mais les gens enlevés ne reviennent jamais. Vaut mieux l'oublier. »
Ce dernier commentaire l'énerva, et il décida qu'il était temps pour lui de s'en aller. Il remercia la vieille femme, et reprit le chemin du commissariat. Malheureusement, cette excursion ne lui avait rien appris. Il venait juste d'arriver lorsqu'il sentit son téléphone vibrer. Il espéra voir le nom de Julien y apparaître, mais ce n'était pas le cas. Toutefois, il n'était pas mécontent de voir le nom de son meilleur ami Laurent.
« Salut Lolo !
- Dis-moi que t'es dispo ce soir !
- Euh... j'ai pas trop la tête à sortir, là... mais sinon j'suis dispo. Pourquoi ?
- J'ai réussi à convaincre Emilie et deux de ses copines à venir boire un coup avec nous ! Et elles sont toutes les trois célibataires et plutôt sympathiques !
Thomas pouvait presque « entendre » le clin d'œil de son ami au travers du téléphone. Mais sortir un peu lui changerait peut-être les idées.
- Ok. Tu veux aller où ?
- J'me disais que ça pourrait être sympa d'aller sur le bord de la Seine. On embarque quelques bières, un ou deux softs, des trucs à grignoter, et on se fait une soirée sympa. T'en dis quoi ?
- Ok, on fait ça. J'irais acheter des bières en rentrant du boulot. A toute ! »
Thomas raccrocha, espérant que la soirée lui permettrait d'oublier un peu ses inquiétudes.
***
Emilie et ses deux amies, Nadia et Sandrine, étaient très agréables, et le contact passa bien dès les premiers instants. Ils parlèrent de tout et de rien, dans la douceur du soir. Les sujets dérivèrent sur le cinéma et les films que chacun avait vu ou apprécié ces derniers temps.
« Ouais, j'aime bien les films de super-héros, dit Thomas. Les Batman, en particulier, j' trouve qu'ils ont bien réussi la nouvelle trilogie.
- Bah, forcément, se plaignit Sandrine. Bien un truc de gars, ça. Franch'ment, c'est bidon.
- T'es dure ! commenta Nadia. J'aime bien aussi ! Est-ce que ça veut dire que j'suis un gars ?!
- Ouais, mais toi, t'es bizarre, la taquina Emilie.
- N'empêche, ça serait pratique, s'ils existaient en vrai, reprit Nadia. T'imagines ? T'as un problème, hop, t'appelles un super-héros et il vient te sauver !
- Pas pratique, dans le cas de Batman, intervint Laurent. Rappelles-toi que pour l'appeler, il faut faire apparaître le signe de la chauve-souris dans le ciel. S'il faut se trimbaler un projecteur géant pour pouvoir se faire sauver... c'est pas gagné. En plus, ça marche que la nuit.
- Bah, ça doit pouvoir s'arranger. Tiens, regarde, si j'avais un problème, là, maintenant, bah je cours jusqu'au cirque sur l'autre rive, et j'ai qu'à jeter un accessoire Batman sur un des projecteurs pour l'appeler. Hop, je suis sauvée !
- Mouais, c'est tiré par les cheveux, argua Laurent. En plus, je suis même pas sûr que ça marche. A moins d'avoir un ciel très nuageux, et encore, je pense pas qu'on puisse faire apparaître nettement une telle image dans le ciel. Ou peut-être qu'en s'éloignant un peu du centre-ville, on pourrait voir le projecteur illuminer le ciel, mais j'suis pas convaincu.
- C'est le concept de super-héros, qui est tiré par les cheveux, de toute façon. C'est pour ça qu'c'est naze ces histoires, renchérit Emilie.
- Vive la tolérance, grommela Nadia. Ca reste plus créatif que les émissions de télé-réalité que tu regardes...
- C'est parti... lâcha Laurent, comprenant ce vers quoi la discussion se dirigeait. »
Un débat enflammé s'ensuivit sur l'intérêt de divers films, séries et émissions télé, mais Thomas relâcha son attention. La bière lui montait à la tête, et sa longue journée se rappelait à lui. Il avait bien trop bu, et il devrait sans doute rentrer à pied. Bah, tant pis. Il n'habitait pas trop loin.
Son regard se perdit dans le ciel, dont les étoiles étaient malheureusement masquées par la lueur du cirque et de la ville. Avant de pouvoir s'en rendre compte, il s'assoupit.
***
Batman descendit du ciel, directement depuis le projecteur qui illuminait les environs. Lorsqu'il arriva, il retira son masque. Sa peau était verte, et deux antennes se déplièrent dès qu'elles ne furent plus maintenues.
Thomas le regarda étrangement. Batman ne pouvait pas être un extraterrestre, cela n'avait pas de sens. Et pourquoi était-il là ?
Lorsqu'il se tourna, il vit Nadia en proie à plusieurs agresseurs, plaçant frénétiquement un accessoire en forme de chauve souris sur le projecteur du cirque. Il vit Julien qui arrivait, mais bien que la voiture roulât dans la bonne direction, elle semblait ne jamais arriver. Thomas voulait bouger, mais ses jambes refusaient toute action. Il se sentait trop fatigué. Il cria sur Batman, insistant sur le fait qu'il devait aller sauver la jeune fille. Mais Irma était en train de chasser le super-héros, en criant qu'il était un vilain extraterrestre et qu'il devait retourner sur son monde.
Thomas se réveilla en sursaut, oubliant l'essentiel de ses rêves sur l'instant. Il vit les regards amusés de ses amis.
« Ah, te revoilà parmi nous, commenta Emilie. Tu pouvais l'dire si tu t'ennuies avec nous, hein...
- J'osais pas, répondit-il, choisissant de répondre sur le même ton taquin. La prochaine fois, j'te le dirai.
Il avait l'esprit un peu embrumé et avait peur d'en faire un peu trop. Il ne se sentait pas très bien, et décida qu'il ferait bien de ne pas traîner.
- Quelle heure il est ? demanda-t-il.
- Un peu plus de minuit, répondit Nadia. J'aimerais bien rester encore un peu, mais je crois qu'il va être temps de rentrer pour aujourd'hui !
- Ouais, en plus je me lève à six heures demain, soupira Sandrine. La nuit va être courte...
- Ah, dur. Mais bon, faut bien profiter de sa jeunesse, hein ? Bon, tout le monde veut déjà partir ? ajouta Laurent avec une pointe de déception dans la voix.
- C'est sûrement mieux, commenta Nadia. Je crois qu'Thomas a besoin de retrouver son lit !
- La honte, se plaignit celui-ci. Pour la première fois que je vous rencontre... ça donne pas une super première impression tout ça...
- T'inquiète, ça arrive à tout le monde ! »
Ils échangèrent quelques salutations, puis reprirent chacun le chemin de leur domicile. Thomas se jeta dans son lit et passa une nuit agitée.
***
Le réveil fut difficile. Il se jeta sur le paracétamol pour calmer son mal de crâne. Il n'aurait jamais dû boire autant de bière. Et maintenant, il allait devoir marcher pour aller au travail. Ce qui, remarqua-t-il, n'était peut-être pas plus mal – un peu d'air frais lui ferait du bien. Il passa près du Boulevard des Belges sur le chemin, et repensa à la vieille Irma. Ce qui lui rappela tout à coup des bribes de son rêve. L'obsession d'Irma pour les « lumières dans le ciel », comme elle disait, s'était probablement mélangée aux discussions de la veille pour faire un mélange assez étrange. Il se demanda s'il était possible que la vieille femme prenne les lumières du cirque pour des signes d'invasion extraterrestre, et, ce faisant, s
« Je suis dans une situation dangereuse. J'enquête sur la disparition de mon collègue. J'ai une piste sérieuse, je pense que la réponse se trouve au cirque. Je vais vérifier. Si je ne renvoie pas de message avant 11h, va au commissariat et montre leur ce message. Ne viens surtout pas seul autour du cirque. A tout à l'heure. J'espère. »
Il était satisfait du ton dramatique. Il fallait que la police accepte qu'il soit en danger, et qu'il ne s'agisse pas d'une blague. Mais s'il devait lui arriver quelque chose, deux disparitions au sein de la police attireraient sans doute l'attention même des plus sceptiques des policiers. Plus encore avec ce message.
Il se dirigea d'un pas vif vers le cirque, et descendit rapidement les escaliers afin d'aller sur les quais. Il se dirigea vers la loge du manager, et remarqua celle de la Reine du Cirque. Son cœur se mit à battre la chamade en repensant à cette soirée qui lui avait laissé une si forte impression. Ou, se corrigea-t-il, à cette femme, qui lui avait laissé cette si forte impression. Une impression presque surnaturelle. Sur une impulsion, il alla frapper à sa porte. Celle-ci s'entrouvrit sur le magnifique visage de Shanili.
« Oui ? demanda-t-elle.
- Je...
Il bafouilla et lutta pour trouver ses mots. Il avait oublié à qu'elle point elle était belle. Mais cela renforça sa conviction. Quelque chose ne tournait pas rond.
- Police. J'ai quelques questions à vous poser.
- Oh. Entrez-donc, dit-elle en ouvrant le verrou.
Il hésita un instant, et accepta l'invitation.
- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle avec un petit sourire timide. Je n'ai pas l'habitude de recevoir la visite de policier. Aurais-je fait quelque chose de mal?
Thomas hésita sur la démarche à adopter. Accuser quelqu'un sans preuve était quelque chose d'assez grave. D'un autre côté, opter pour un ton diplomatique risquait de diminuer ses chances de confirmer ses hypothèses. Il se décida pour la première option.
- Enlèvement ou homicide d'agent de la fonction publique et de personnes sans domicile fixe, finit-il par dire, scrutant la réaction de Shanili.
Le sourire de la jeune femme s'évanouit. Elle n'aimait pas le ton plein de certitudes avec lequel Thomas venait de parler.
- Qu... Hein ?! Mais de quoi est-ce que vous m'accusez ?! Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
- Chaque année, à cette période, des sans-abris disparaissent. Cela coïncide avec les dates de séjour du cirque. Mais pour une fois, l'un d'entre eux avaient des attaches dans la police, et sa disparition n'est pas passée inaperçue. Julien venait de remonter jusqu'à vous, et vous l'avez fait disparaître à son tour.
- Une théorie intéressante, dit-elle en s'approchant de lui.
Elle lui caressa le visage. Il sentit son cœur s'emballer, et son esprit s'embrumer. Mais, dans une certaine mesure au moins, il s'était préparé, et parvint à globalement rester maître de lui-même. Il se rappela alors de l'effet qu'avait eu la femme sur le public, lorsqu'il était venu assister au spectacle avec Laurent. Et repensa à Irma. « Tout le monde les regarde. » Ce n'était pas parce qu'ils « sentaient » que ces personnes étaient des extraterrestres. C'était à cause de ce charme surnaturel qui se dégageait d'eux.
- Vous seriez vraiment une extraterrestre... ?
Shanili éclata d'un rire franc.
- Pas vraiment. Mais tu m'surprends. D'une part, tu résistes bien à mon charme. D'autre part, tu tiens p't'être une piste. C'est rare d'trouver des gens suffisamment ouverts d'esprit. T'as pas d'autres idées ? Cherches plutôt dans les légendes... ajouta-t-elle, une étincelle d'intérêt brillant dans son regard.
Un mot s'imposa soudain à Thomas.
- Un succube... Tu serais un succube ?
- Bingo ! Tu m'plais bien, toi. Tu sais c'que ça veut dire ? Tu vas passer avec moi le plus grand moment d'extase de toute ta vie... mais ça s'ra également le dernier. Comme ça l'a été pour ton collègue.
Le jeune homme voulait s'énerver, et se jeter sur elle, à la mention de Julien. Pourtant, malgré tous ses efforts, il n'arrivait pas à penser du mal d'elle. Son emprise était trop forte.
- Ca m'a fait un peu de peine. Je lui ai d'abord prit son amie, puis sa vie. C'était un développement imprévu et totalement inédit. D'habitude, personne ne remarque la disparition d'un sans-abri. Mais lui, si. Et il avait découvert notre contrat, avec André. J'utilise mon influence pour rendre la foule béate et assurer que l'argent coule à flot. Et il me fournit des humains à manger en échange. Ca me change de mon ancienne vie, qui était une lutte quotidienne pour la survie.
- Ca te fait de la peine, tu dis ? Qu'est-ce qu'un démon comme toi, qui te nourrit des gens, peut y comprendre ? hurla-t-il.
Elle haussa les sourcils. Elle était fascinée par Thomas. Rares étaient les personnes qui parvenaient à s'adresser à elle ainsi, en dépit de son charme surnaturel.
- Ah, les humains... Toujours à juger si hâtivement, et subjectivement. Maléfique ? Est-ce que je suis maléfique parce que je mange des humains ? Si c'est le cas, que doivent donc penser de vous les animaux de cette planète ? Ils doivent sans aucun doute se dire que les humains sont les êtres les plus maléfiques de la création. Regarde un peu la société dans laquelle tu vis. Les bêtes qui ne connaissent du monde qu'un centre d'élevage et l'abattoir. Des bêtes sacrifiées pour souvent n'être pas même mangées, mais perdues, à cause de la surproduction. Des vies gâchées. Cela ne fait-il pas de vous des êtres encore plus maléfiques ? Tout ça parce que vous ne leur prêtez la même importance que vos propres vies ? Fais-moi rire. »
Shanili lui déposa un baiser sur le front.
- Nous faisons tout simplement la même chose, reprit-elle. Nous nous nourrissons de ce dont notre corps à besoin. Je ne prends pas de plaisir à tuer les humains. Enfin, j'en prends avant, et eux par la même occasion, ajouta-t-elle avec un petit clin d'œil. En cela, nous sommes différents. Mes proies meurent dans le bonheur, contrairement à vos animaux d'élevage. Et, d'ailleurs, qui est le plus maléfique ? Celui qui se nourrit de l'Homme, ou l'Homme lui-même pour me fournir en humains, tout ça pour un peu d'argent ? André a bien plus d'un démon que moi.
- Peu importe. J'me fous de tes raisons. Tu as tué mon ami, dit-il en sortant son arme. Rends-toi, et arrête d'utiliser ta magie sur moi. Ou je n'aurais pas le choix de tirer.
- Essayes. Tu ne pourras pas. Même si tu sembles avoir une forte volonté, tu ne pourras jamais réussir à me tirer dessus. Pas en étant si proche de moi.
Elle avait raison.
- Toute cette discussion m'a donné chaud. Je devrais peut-être me découvrir... dit-elle en tirant légèrement sur le décolleté de sa robe, faisant mine de s'aérer.
Elle s'approcha du jeune homme, et dénuda ses épaules, faisant légèrement glisser sa robe. Les barrières mentales de Thomas tombaient une à une. S'il ne réagissait pas vite, c'en était fini de lui.
- Est-ce que tu voudrais me dire que'qu'chose, tant qu'il t'reste un peu de volonté ?
- Abandonnez. Plusieurs personnes savent où je suis. Si j'rentre pas, elles remont'ront aisément jusqu'à vous. Et vous ne pourrez plus vous cacher.
- Oh. Merci pour cette information. Ca serait très gentil à toi de prévenir ces gens que tu vas bien. Qu'en penses-tu ?
Il sentit sa volonté céder. Déjà, sa main plongeait dans sa poche, sortant son téléphone et s'apprêtant à envoyer une note à son ami pour lui dire que tout allait bien. Il eut une dernière idée. C'était risqué, et sans garantie. Mais c'était sa seule option.
Une détonation résonna. Il tomba au sol, du sang giclant de sa jambe, à l'endroit où il venait de se tirer dessus. La douleur brisa l'emprise que Shanili avait sur lui. Il s'effondra au sol, mais son esprit était enfin clair. Toute la haine qu'il portait à la jeune femme ressortit. Il pointa son arme sur le succube et tira, la blessant à l'épaule. Elle hurla. Un mélange de douleur et de surprise s'exprimaient sur son visage. Thomas essaya de tirer à nouveau, sans succès. Il commençait déjà à nouveau à être sous l'emprise de sa magie.
- … Tu as du courage. Je te félicite. T'as gagné cette bataille. Mais un jour, tu seras mien. En attendant... André va étrangement se suicider, dit-elle avec un sourire malsain. Quant à moi, je vais disparaître. Jusqu'au jour où je viendrai te retrouver. Et cette fois... ça sera ma victoire. En attendant... Adieu, Thomas. Ne m’oublie pas. »
Sur ce, Shanili se dirigea vers la loge du manager. Quelques instants plus tard, il entendit la détonation d'un fusil à pompe. Par la fenêtre, il vit le succube disparaître au loin, après avoir lancé un dernier regard en sa direction.
***
Thomas se tenait sur la tombe de Julien. Plusieurs mois s'étaient écoulés, et il avait eu beaucoup de mal à rendre à son supérieur un rapport plausible par le commun des mortels. Il avait du inventer une grande partie des faits.
Il revenait régulièrement ici. C'était le dernier lien qu'il avait avec cette histoire. Le dernier qui lui rappelait ce qu'il s'était vraiment passé. Il frissonna, un vent frais soufflant sur le cimetière. Après un long moment silencieux, il repartit. Il se retourna régulièrement, vérifiant ses arrières. Depuis ce jour fatidique, il se sentait toujours épié. Mais comme d'habitude, il ne remarqua rien, et accepta que son esprit lui joue des tours.
Il ne remarqua pas la paire d'yeux braquée sur lui.