6 octobre 2012 6 06 /10 /octobre /2012 17:44

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Le Cirque de

la Félicité

 

de

 

Michael Sarton

 

 

 

 

 

 

            La voiture de police s'arrêta sur la place Jacques Lelieur. Comme tant d'autres fois, un ou des sans-abris venaient perturber le voisinage, et, lorsqu'il était de service de nuit, c'était à Julien qu'il incombait de s'en occuper. Cela ne le dérangeait pas vraiment - à dire vrai, il s'était porté volontaire. Il se considérait plutôt doué en médiation, et aimait utiliser ses compétences pour créer un lien avec ces gens – ce qui lui permettait de plus facilement les raisonner lorsqu'ils causaient des problèmes. Il avait en tout cas l'impression d'avoir rendu le quartier un peu plus calme. En général. De temps en temps, l'un ou l'autre de ces sans-abris finissait par perturber le calme des gens 'ordinaires', l'obligeant à se rendre sur place. C'était le cas maintenant.

            Il sortit de la voiture, veillant à faire le moins de bruit possible - il était presque trois heures du matin. La place était bien éclairée, et il remarqua deux jeunes qui discutaient à voix basse, le regardant avec un soupçon d'anxiété. Il leur jeta un bref regard, et avança en direction de la rue du Fardeau, d'où provenait une voix, chantant très fort dans une langue étrangère. Après un court instant, il arriva à destination.

 

« Ah, bună seara, Julien, s'écria une voix féminine, dans laquelle perçait plus qu'une pointe d'alcool. J'me demandais si tu finirais par arriver ou pas ! »

 

            L'éclairage était faible dans cette rue, pour ne pas dire inexistant. Le lampadaire le plus proche était sur la place d'où il venait, et la lune était cachée par les nuages. Cela rendait les traits de son interlocuteur difficile à discerner ; néanmoins il sut instantanément de qui il s'agissait.

 

« 'tain mais j'y crois pas. Combien d'fois faudra que j'vienne t'engueuler pour que tu t'calmes ? On est au milieu d'la nuit, baisse d'un ton et laisse ces pauvres gens dormir !

- Ouuuh, m'sieur le flic est pas d'bonne humeur. C'... C'e... C'est pas cool, ajouta-t-elle en s'y reprenant plusieurs fois, l'alcool gênant son élocution.  Scuzaţi-mă, m'sieur, j'voulais pas gêner.

- Je comprends pas le Roumain, répondit Julien d'un ton sec. Pourquoi tu fais tout c'bordel ? Y'a des fois, encore, j'peux comprendre, mais là... y'a pas un chat dans l'quartier pour t'embêter, il fait pas froid et c'est plutôt calme en c'moment.

- Pourquoi... ? Pourquoi... »

           

            Elle s'approcha de lui. Même à plusieurs pas de distance, il pouvait sentir les vapeurs d'alcool émaner d'elle. Il se raidit, prêt à réagir au moindre signe d'hostilité, alors qu'elle s'approchait de plus en plus près.

 

« Pourquoi... ? J'voulais juste te voir. J'savais qu'tu viendrais si t'étais de service et qu'je faisais du bruit... »

 

            Julien sursauta. Il s'attendait à tout, sauf à ce genre de réponse. Il soupira, et Anastasia sentit, plus qu'elle ne vit, son attitude s'adoucir. Il était un peu perturbé par cette réponse. D'une part, il se sentait flatté, car cela voulait dire qu'il avait réussi à établir un véritable contact avec cette personne. D'autre part, il y avait une autre raison, plus personnelle, à sa réaction. Il avait toujours eu une sorte d'affinité avec la jeune femme. Et il regrettait souvent qu'ils vivent dans des mondes si différents. Si les choses avaient été autres...

 

« Et pourquoi tu voulais me voir ?

- Pour rien... j'ai juste besoin d'un peu de réconfort, d'parler avec quelqu'un qu'a plus qu'un gramme de vodka de cervelle. Les autres sdf... la plupart sont pas intéressants... Et toi, t'as toujours été sympa avec nous, alors qu'y'a rien qui t'y oblige.

- Je... »

           

            Il s'arrêta un moment pour réfléchir. Quelque part, il pouvait comprendre la jeune femme. Quand il lui parlait, il éprouvait toujours un certain intérêt pour ce qu'elle avait à dire. Derrière ses apparences crasses et sa situation irrégulière, Anastasia semblait être une femme plutôt intelligente et même cultivée. Il ne comprenait toujours pas pourquoi elle ne saisissait pas sa chance. Il était convaincu qu'elle pourrait aisément se faire régulariser, et s'intégrer dans cette société, si elle le voulait.

 

« J'ai toujours apprécié discuter avec toi, répondit-il enfin. J'aimerais juste que ça ne soit pas toujours suite à une plainte d'un habitant de la ville...

- Tu parles... C'est tous des cons. Ils en ont rien à foutre de nous. C'est eux qui sont pas humains...

- Rien que ça... quoi qu'il en soit, il y a des règles à suivre. Que tu respectes ou non les habitants n'y change rien. Ca n'est pas à toi de juger s'ils ont le droit à leur calme ou non.

- J'fais pas partie de la société, j'ai pas à suivre ses règles. Ca se voit dans les yeux des gens qui passent près de toi. Pour eux, t'existes pas. Quand tu crèves de faim ou d'froid, et qu't'espères un peu d'charité, ils t'ignorent alors qu'y viennent de claquer un fric fou dans des trucs inutiles. Quand t'aimerais que'ques centimes pour pouvoir t'acheter un p'tit truc à manger, ils le dépensent pour voter dans des émissions de télé débiles... Et ils en sont fiers, et ils en parlent tout fort alors qu't'es à côté d'eux, en train d'te demander quand tu pourras manger ton prochain repas...

- J'peux comprendre ta rancœur à l'encontre de ces gens... mais tout le monde n'est pas comme ça. Même si c'était le cas... »

           

            Avant qu'il ne puisse finir sa phrase, elle parcourut d'un bond le peu d'espace qu'il restait entre eux et l'enveloppa dans ses bras. Il se tendit, et essaya de se dégager, sans trop y mettre de conviction. Il se débattait avec des sentiments conflictuels. Compte-tenu de sa position, il devrait la repousser sans hésiter. Par ailleurs, la forte odeur d'alcool n'était pas très agréable. D'un autre côté... Il s'agissait peut-être d'une occasion unique de se rapprocher de la jeune femme, et de la comprendre un peu mieux.

 

« Heureusement... y'a aussi des gens comme toi... ajouta-t-elle. Mais pas assez.

- Je... voulais te demander, commença Julien après un silence gêné. Pourquoi tu vis comme ça ? Tu parles notre langue parfaitement, tu as un caractère affirmé, et tu es plutôt vive d'esprit. Et puis, tu es encore jeune et... (Julien hésita un moment, avant de continuer), et je suis sûre que tu pourrais être très jolie, après une bonne douche et avec quelques vêtements frais... Tu as tout pour t'intégrer sans problème...

- J'fais plus confiance aux humains et à votre société. D'puis bien avant qu'j'ai fuis mon pays, et que j'vive dans ces conditions. Tu vois, même un flic dans l'exercice de ses fonctions s'laisse distraire par une jolie sdf, ajouta-t-elle avec un rire sans joie, relâchant son étreinte et reculant d'un pas. Si j'avais été moche, tu m'aurais sans doute même pas parlé, à part pour m'arrêter. Comment tu veux placer ta confiance dans monde comme ça ?

            Julien rougit. Et pas seulement parce qu'il venait de se faire piéger bêtement. Il avait du mal à l'admettre, mais il était déçu que la jeune femme se soit écartée.

- J'comprends que tu puisses détester cette société. Moi-même, qui dois y faire respecter l'ordre et la faire tourner comme elle devrait, j'me demande souvent si ce que je fais est juste, ou ce qu'il faudrait vraiment faire. Mais dans ces occasions là, j'réfléchis un peu, et j'me dis qu'il y a malgré tout de nombreuses choses qui valent le coup, dans c'monde et dans cette société... Qu'est-ce qui t'as rendue si amère ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, pour qu'tu deviennes comme ça ? »

 

            Anastasia réfléchit un moment, avant de répondre :

 

« Hm. Après tout, ça pourrait m'faire du bien de vivre une soirée normale. Laisse-moi prendre une douche chez toi, et invite-moi au resto pour ta prochaine soirée d'libre. Emmènes-moi où tu veux. T'auras une soirée pour m'convaincre que cette société vaut que'qu'chose, et qu'y a des gens qui valent le coup. Et puis, ça m'donnera une occasion de porter ça, ajouta-t-elle en sortant d'une petite pochette un magnifique collier argenté.

            Julien resta bloqué pendant un instant, se demandant où elle avait bien pu obtenir un tel bijou. S'agissait-il d'un héritage familial, ou avait-elle volé le bijou ? Dans tous les cas, elle n'avait pas les moyens de se payer un tel objet. Il préféra ne pas y réfléchir pour le moment et se concentra à nouveau sur leur échange. Mais il devrait enquêter, et, s'il s'agissait d'un bijou volé, agir en conséquence. Il hésita longuement sur la réponse à apporter. Puis, sachant pertinemment qu'il se devait d'agir différemment, prit sa décision.

 

- Ok, j'accepte, répondit-il finalement. J'ai ma soirée de libre dans quatre jours, mardi. Retrouvons-nous sur la place vers dix-neuf heures. Et j'ai ma condition également : d'ici là, tu laisses les habitants dormir en paix et tu fais pas chier ton monde. Si on entend parler de toi d'ici là... notre marché est annulé.

- Ca m'va. Mulţumesc … Merci d'être venu, Julien. Ca m'a fait du bien.

- C'est pour le voisinage que j'suis venu. Mais j'suis content si ça a pu t'aider. Je te dis donc à Mardi. » 

 

            Après un court silence, pendant lequel ils se regardèrent encore un moment, il reprit le chemin de sa voiture sa voiture, s'apprêtant à retourner au commissariat. Les deux jeunes étaient toujours là, et il les salua peut-être un peu plus gaiement qu'il ne l'aurait dû. Il s'était toujours demandé ce qu'aurait pu devenir leur relation, dans un cadre plus normal. Mais il n'aurait jamais imaginé qu'une telle situation puisse réellement se présenter, et voilà que c'était le cas. Il eut beaucoup de mal à dormir cette nuit là, perturbé par l'impatience. Pour la première fois depuis longtemps, il se demanda ce que l'avenir lui réservait...

 

***

 

Thomas regardait les cadavres de pizza d'un œil distrait, empilés par terre dans l'un des cartons livrés plus tôt, près de la table. Quoi qu'on en dise, les pizzas restaient clairement l'une des sources premières de nourriture des joueurs de jeu de rôle. Il se caressa le ventre en souvenir des cinq parts qu'il avait englouti, et reporta son attention au jeu.

 

« Vraiment ? Si on avait laissé le gardien nous protéger, il serait pas tombé dans le piège et serait toujours vivant. Et il nous aurait filé de l'équipement ?

- J'te l'avais dit, s'écria un autre joueur. Fallait le laisser faire !

- Tu parles ! Tu voulais juste qu'il nous serve de bouclier ! protesta le premier joueur.

- Ouais, mais bon... quand même... »

 

Thomas sourit. Les fins de parties étaient toujours très agréables, et l'occasion de s'amuser des erreurs de chacun, et de confronter ce qui avait été prévu par le maître de jeu à ce qui s'était réellement passé.

 

« Bon, bah voilà pour ce soir, déclara Laurent, le maître de jeu. On se refait ça dans deux semaines ?

- Carrément ! s'exclama Thomas. Tiens, sinon, vous allez aller voir le cirque qui arrive demain ?

- Ouais, j'pense, répondit Laurent. C'est marrant, j'aime vraiment pas le cirque... Mais j'étais dans la rue quand ils sont passés tout à l'heure pour faire l'annonce, et... j'sais pas, ça m'a donné envie. J'ai regardé un peu sur Internet, tous les gens qui l'ont vu en ont fait une très bonne critique. Et surtout, il paraît que la Reine du Cirque à un charisme à faire pâlir Georges Clooney !

- C'est possible ça…? Bon, bah tiens-moi au courant, si t'y vas j'essaierai de venir aussi ! »

 

Le groupe d'ami se salua, avant que chacun ne reprenne la route de son domicile. Thomas pesta intérieurement. Il était de service du matin ce samedi, et la nuit allait être courte...

 

***

 

            La journée avait finalement été plutôt calme. Tant mieux, car il avait déjà été plus vif, en dépit des cinq cafés qu'il s'était fait. Son supérieur direct, Julien, n'était pas de service, et il n'avait pas eu besoin d'effectuer d'intervention en ville. A plusieurs reprises, il avait eu l'impression que cette journée n'en terminerait jamais ; mais voilà qu'il était dans les gradins du cirque, attendant le début du spectacle, son travail derrière lui depuis plusieurs heures déjà.

 

            « Je me demande encore ce que je fais là... dit Thomas. Sérieux, le cirque, c'est vraiment pas mon truc...

- Allez, tu vas voir, tu vas aimer, lui répondit Laurent. Ne serait-ce que pour voir la Reine du Cirque, ça doit valoir le coup ! »

           

            Le jeune homme leva les yeux au ciel. Il en fallait décidément vraiment peu pour satisfaire son ami. Une fille charmante, suffisait à faire perdre à Laurent tout sens critique sur ce qu'il voyait. Thomas ne pourrait sans doute jamais comprendre ça.

            La lumière diminua doucement sous le grand chapiteau, et un homme s'avança au milieu de la piste centrale. En dépit de son âge avancé, il semblait déborder d'énergie, et il affichait une expression enjouée. Ses cheveux étaient bien dégarnis, marque d'une calvitie avancée, mais il conservait une touffe de cheveux gris de chaque côté de son visage. Thomas réprima un sourire en pensant que cet homme pourrait sans doute faire le clown, sans avoir besoin de déguisement.

 

            « Mesdames et messieurs, bienvenue, bienvenue au cirque de la Félicité ! Le cirque d'où vous repartez avec le sourire aux lèvres, en espérant pouvoir rapidement revenir ! Je m'appelle André, je suis le manager de ce cirque, et sans plus attendre, j'ai le grand plaisir de vous annoncer... mesdames et messieurs, chers enfants, devant vos yeux... commençons avec la Reine du Cirque ! Je vous garantis que vous ne serez pas déçus ! Voiciiiii... Shanili ! »

 

            Un tonnerre d'applaudissements retentit, et un projecteur se tourna vers le haut du chapiteau. Là, se tenait une jeune femme assise sur un trapèze, vêtue d'un vêtement léger et élégant, évoquant à Thomas des habits de princesse de l'ancien Orient. Une longue chevelure brune flottait sur ses épaules.

            Après un instant, une voix douce et profonde s'éleva dans les airs, mélodie envoûtante et mélancolique. Thomas sentit son cœur accélérer, et sa gorge se serra d'émotion. Le jeune homme fut frappé par le charme dégagé par cette jeune femme. Il cligna des yeux et...

 

***

 

            Thomas cligna des yeux et secoua la tête. Il vérifia sur sa montre : il avait l'impression qu'il venait juste de fermer les yeux un instant, et pourtant, trois heures s'étaient écoulées. Il se concentra un moment et essaya de se remémorer le spectacle, mais il n'arrivait pas à concentrer ses pensées et l'ensemble restait flou. Il gardait juste l'étrange impression qu'il venait de passer l'un des meilleurs moments de sa vie, et il restait dans une sorte de bulle de bonheur. Ses pensées se tournèrent vers la Reine du Cirque. Il était complètement sous le charme.

 

            « Incroyable, s'exclama Laurent. C'est une bombe cette Shanili ! Je reviendrai sans hésiter juste pour la voir !

- Je me demande si tu changeras un jour, répondit Thomas, sans conviction réelle. »

 

            Il aurait aimé critiquer son ami qui, des trois dernières heures, ne semblait avoir retenu que la Reine du Cirque. Mais le fait est que...  même s'il se moquait de Laurent... il ressentait exactement la même chose. C'était une première pour Thomas. D'ordinaire, il ne se laissait pas charmer ainsi. Il n'avait pas vraiment envie de parler, satisfait de rester dans cet espèce de silence joyeux, et les deux amis prirent le chemin du retour sans un mot, dans une sorte d'état semi-conscient qui se rapprochait de l'ébriété.

 

***

 

            Julien commençait sérieusement à s'impatienter. La patience n'était pas son fort, et cela faisait maintenant près de trente minutes qu'il attendait, dos au mur, essayant de garder contenance et de donner l'impression qu'il venait d'arriver. Sans succès. Il voyait les bus défiler sur la place, les gens monter ou descendre, la plupart rentrant chez eux, les autres se préparant à quelque sortie. Il regarda une fois de plus sa montre. Dix-neuf heures trente-sept. Lui était-il arrivé quelque chose ? Se faisait-elle désirer ? Etait-elle trop saoule la dernière fois pour se rappeler du rendez-vous ?

            Il sortit son portable pour s'occuper un peu. Pas de notifications Facebook, pas de mail. Rien pour tuer le temps. Il finit par se résoudre à acheter un journal au kiosque de la place. Mais à peine essayait-il de lire qu'il abandonnait aussitôt. Il n'arrivait pas à se concentrer à cause de son énervement, qui se transformait peu à peu en inquiétude, et il devait relire les mêmes phrases plusieurs fois avant qu'elles ne parviennent finalement à son cerveau. Une heure passa. Puis deux. Le flot de personnes avait nettement diminué. Julien finit par se résoudre à accepter qu'il ne verrait sûrement pas Anastasia ce jour-là. Mais surtout, à ce point-là, il était convaincu que quelque chose ne tournait pas rond. Il n'aimait pas faire ça. Mais il allait être temps de profiter des avantages d'être flic.

 

***

 

            Thomas fut surpris de voir son supérieur rentrer dans le commissariat, le souffle court et apparemment assez nerveux. Après tout, il n'était pas de service ce soir, et il n'avait rien à y faire.

            « Salut Chef. Qu'est-ce que tu fais là ? Il se passe quelque chose ?

- Ouais, viens avec moi. Je te dirai le détail dans la voiture.

- Arf, moi qui pensait tranquillement peaufiner le rapport que le commissaire m'a demandé...

- T'inquiète, je t'aiderai à le finir, ton rapport. J'ai besoin de toi là.

- Ok, ok... Donne-moi deux minutes. »

 

            Julien attendit nerveusement, tapant du pied et tournant en rond. Thomas rangea ses affaires au plus vite et enfila sa veste. Il n'avait jamais vu son supérieur aussi nerveux. Ils sortirent du commissariat et se dirigèrent vers l'une des voitures, où Julien fit signe à Thomas de prendre le volant. C'était inhabituel.

 

            « Tu peux m'expliquer... ? demanda Thomas une fois dans la voiture.

- Tu m'as déjà prouvé que tu sais tenir un secret, mais juste par acquis de conscience... Tu gardes c' qui suit pour toi ?

- Hey, chef, tu m'prends pour qui ? Tu sais bien que tu peux m'faire confiance.

- Bien. Au cours des derniers mois, j'me suis lié d'amitié avec l'une des SDFs du coin, Anastasia. Lors d'une intervention samedi, les choses ont... un peu dérivées, et... nous avions un rendez-vous ce soir. »

 

            Thomas le regarda, incrédule, ses yeux noirs écarquillés. Il hésita à faire répéter Julien.

 

            « Avec une... SDF ?! C'est... original.

- SDF ou pas n'a pas d'importance. C'est une femme belle et intelligente. Un peu rude, souvent, et très amère, mais sensible. Malgré c'que j'essaie de m'faire croire, elle m'attire beaucoup. P't'être qu'elle représente la liberté que j'm'accorde pas. Bref, peu importe. Le problème, c'est qu'elle est pas venue au rendez-vous. Et tu peux t'foutre de moi si tu veux, mais mon instinct m'dit que quelque chose va pas. Donc, on va aller faire un p'tit saut aux différents 'refuges' et on va poser quelques questions, à commencer par la rue du Gros Horloge, pour voir si on la trouve. Et le cas échéant, si l'on trouve des informations.

- T'es conscient que c'est pas très légal... n'est-ce pas ? Toi qui fais toujours attention aux règles...

- J'aime pas ça non plus. Mais j'serai pas tranquille tant qu'on l'aura pas trouvée.

- OK... Les ordres de mes supérieurs sont absolus, chef, répondit Thomas avec un clin d'œil. Allons en quête de ta chérie ! »

 

            Julien lui lança un regard noir, mais ne le détrompa pas. Sans plus attendre, son collègue démarra la voiture. Ils appelaient 'refuge' les différents coins de la ville où les sans-abris se réunissaient, ou, du moins, là où on les trouvait souvent. Ils n'étaient pas loin, mais les feux de signalisation les ralentissaient, et Julien n'osait pas pousser et mettre les gyrophares. Ils remontèrent vers la Seine, puis traversèrent le pont Jeanne d'Arc, avant d'atteindre enfin la rue du Gros Horloge. Il leur fallut une dizaine de minutes pour se rendre en centre-ville.

 

            « Séparons-nous pour être plus efficaces. Je vais remonter vers la cathédrale, le vieil homme de la rue du Bec aura peut-être des informations. Toi, remonte vers la place du vieux marché et interroge tous les sans-abris que tu croises. Tu leur demandes s'ils ont vu Anastasia ces derniers jours. Ok ?

- Ca roule, chef. »

 

***

 

            Thomas remonta la rue vers l'Eglise Sainte-Jeanne d'Arc, marchant le long de tous les magasins fermés. Cela lui faisait toujours bizarre de voir la rue si vide, lui qui venait essentiellement la journée dans ce quartier très animé. Il passa devant la vitrine d'une sandwicherie, et se rappela soudain qu'il n'avait que très peu mangé ce soir. Un sentiment désagréable de faim s'insinua doucement en lui, s'ajoutant à sa nervosité de se trouver là. Il était content de pouvoir aider son chef, mais il n'aimait pas trop ce qu'ils étaient en train de faire. Il espérait au moins pouvoir trouver des informations utiles...

            Après un moment, il remarqua une silhouette couverte sous une couverture. Une femme d'âge moyen, qui le regarda passer, et essaya de masquer sa bouteille de vin lorsque Thomas se dirigea vers elle.

 

            « S'il vous plaît ? J'ai quelques questions à vous poser.

- J'te répondrai, si t'as une pièce pour moi. Et pas une pièce rouge !

 

            Le jeune homme plongea sa main dans sa poche pour en ressortir une pièce d'un euro. S'il avait su que sa soirée se terminerait ainsi, il aurait prévu plus de pièces. Il n'aimait pas cette façon de faire, mais il tendit la pièce à la sans-abri.

 

- Est-ce que vous auriez vu ces derniers jours une sans-abri du nom d'Anastasia ?

 

            L'expression de la femme se durcit et elle s'énerva d'un coup.

 

- Si c'est pour parler d'cette pute, garde ta pièce et dégage de là, connard ! cracha-t-elle en lui lançant sa pièce au visage.

- Mais...

- Va-t'en ! Allez, ouste ! »

 

            Thomas resta planté sur place, perplexe et confus. C'était la première fois que lui, un policier, se faisait chasser par une sans-abri. Néanmoins, il obtempéra, sans trop savoir pourquoi, se sentant vaguement honteux d'avoir énervé cette femme.

            Il essaya cinq fois de plus, mais n'obtint pas plus de succès. Il remarqua néanmoins que les sans-abris de sexe féminin semblaient porter une certaine rancœur contre Anastasia. Il arriva enfin sur la place du Vieux Marché, où plusieurs sans-abris étaient rassemblés. L'architecture moderne de l'église, dont certaines parois du « dôme » descendaient jusqu'au sol, offrait une bonne protection contre le vent et les intempéries. Un lieu de prédilection pour y passer la nuit. Thomas décida qu'il s'agirait du dernier groupe qu'il interrogerait.

 

            « Bonsoir messieurs, commença le jeune policier.

- B'soir, m'sieur l'agent. On peut faire quequ'chose pour vous ?

- Je recherche une personne nommée Anastasia. Une jeune sans-abri, blonde avec les yeux verts, d'après ce que l'on m'a décrit. Ca vous dit quelque chose ?

- Ah, la bonnasse roumaine ? demanda l'un d'entre eux avec un ricanement, accompagné de ses deux compères.

- Euh, oui, ça doit être ça.

- On l'a pas vue depuis jeudi, ou vendredi, j'sais plus. Mais chez nous, s'pas rare les gens qui disparaissent. En particulier autour d'cette saison. J'sais pas c'qui z'ont les gens, t'sais, p'tet qu'ils migrent vers d'autres quartiers, ou s'font enlever, j'en sais trop rien. Moi en tout cas j'bougerai pas d'ici, c'est sympa comme coin.

- Où est-ce que vous l'avez vue ?

- Bah, elle était rue du Gros Horloge, comme tout l'monde. D'ailleurs, j'crois qu'elle portait plusieurs bouteilles ce jour-là.

- Ouais, c'est vrai ça, ajouta un autre. D'quoi s'mettre bien. P'tet qu'elle a trop bu et qu'elle s'est perdue ? Ou noyée dans la Seine ? Ca s'rait pas la première fois... Même si ça serait dommage d'perdre la bonnasse, elle réconfortait bien nos yeux pendant la journée...

            Ils repartirent d'un rire lubrique.

- Bien... Merci pour ces infos. Tenez, dit-il en leur tendant un billet de cinq euros.

- Merci, répondit le premier avec un grand sourire, révélant une dentition plus qu'éparse.

            Il fit disparaître le billet avec une surprenante dextérité.

- Mais on n’a pas répondu pour l'argent, hein, ajouta l'un d'entre eux. On fait ça pour Anastasia ! D'ailleurs, ça m'fait penser à un truc. Y'a quelques types louches qui traînent dans le coin en c'moment. Vous d'vriez y j'ter un œil avant qu'ils pillent un magasin, ou quequ'chose comme ça !

- J'en prends note. Aucune autre idée d'où pourrait se trouver Anastasia ?

- Nan, désolé. Mais si vous voulez rigoler un coup, vous pouvez toujours aller voir la vieille Irma. Elle a plus toute sa tête, mais elle a toujours des trucs marrants à dire. Faut marcher un bout par contre, la nuit elle remonte sur l'Mont Saint-Aignan. Pas mal d'espaces verts là bas, et c'est calme. R'marque, à c't'heure là, elle est p'tet encore au Boulevard des Belges. Elle a un truc qu'est super malin. T'sais, là bas, c'est l'quartier des putes, alors la vieille elle s'met à côté et elle les r'garde passer. Les types, ils ont honte, alors souvent ils laissent une pièce, pour s'faire croire qu'c'est des gens biens. Y pensent sûr'ment qu'ça les rends meilleurs. J'sais pas, mais ça a l'air de marcher en tout cas. S'pas con comme astuce.

            Thomas resta pantois. La vieille dame, à défaut d'avoir toute sa tête, devait avoir un certain sens pratique.

- Ok, merci. Je vous souhaite une bonne nuit.

- Ouais, bah t'sais, c'est pas la joie, la vie dans les rues. Mais on va essayer ! »

            Le Boulevard des Belges étant assez proche, Thomas décida de s'y rendre au cas où. Il médita sur ce qu'il venait de vivre. Ces gens vivaient dans la misère, mais ils n'étaient finalement pas si différents. Certains d'entre eux étaient sympathiques. D'autres, pas du tout. En cela, ils rejoignaient finalement le reste de la population. Il se dit qu'il en discuterait à l'occasion avec Julien, lui qui les comprenait sans doute bien mieux.

            Malheureusement, il ne trouva pas trace d'Irma. Il décida alors de retourner à la voiture, et d'y attendre son chef, qui, s'il n'y était déjà, ne devrait sans doute pas tarder non plus.

           

***

 

            Julien trouva rapidement l'homme qu'il recherchait. Le vieil homme se tenait toujours au même endroit, près de la Cathédrale. Il était encore assis sur sa chaise, ses deux chiens calmement assis sur une couverture. Comme toujours. Cette vue au moins était rassurante. Tout le monde le connaissait, et il faisait en quelque sorte partie du décor. L'homme le salua alors qu'il s'approchait.

 

            « Bonsoir Julien. Ca f'sait longtemps que j't'avais pas vu dans l'coin !

- Ouais, bah ça a été plutôt calme ces derniers temps, du coup j'ai pas trop eu l'occasion d' patrouiller. Comment ça va ?

- Bah, tu sais, comme ça peut aller. Heureusement, c'est l'été. Mais j'sens que j'vieillis. Mes os supportent plus trop les nuits sur l'pavé.

- Pourquoi t'essayes pas de trouver une association qui pourrait t'chercher un logement ?

- Bah, ma vie, c'est ici. Ma maison c'est cette rue, ma famille c'est mes bêtes et les gens qui s'arrêtent discuter, de temps en temps. J'suis pas sûr que j'serais plus heureux dans un foyer, tu sais. Alors j'reste ici. Bon, pour t'pointer à c't'heure-ci, tu viens pour un truc particulier nan ?

- Oui. Je cherche Anastasia. Tu l'aurais pas vue ces derniers jours ?

- Nan, la dernière fois que j'l'ai vue c'était vendredi. Pourquoi, elle a fait quelque chose?

- Non, mais ça fait plusieurs jours que j'ai rien entendu la concernant et... je trouve ça bizarre. J'me demande si quelque chose lui est arrivé. Aucune info ?

- Nan, désolé. Tu veux que j'en cherche ? Ca s'ra plus facile pour moi qu'pour toi.

- Ca serait super, confirma Julien. T'auras une bonne récompense pour tout c'que tu peux m'trouver.

- Ouais, te connaissant, j'en doute pas. Tes récompenses sont appréciées. Et toi tu nous r'gardes pas de haut, tu nous prends comme on est. Rien qu'pour ça, j'serais content si je peux t'aider. Repasse demain en fin d'après-midi. J'te dirai ce que j'ai pu trouver. »

 

            Julien lui fit un petit signe de tête, et ne poussa pas son investigation plus loin. Si le vieil homme ne savait pas où était Anastasia, peu de personnes auraient une chance de le savoir. Il retourna vers la voiture, déçu et inquiet. Il espérait que le lendemain apporterait des réponses.

 

***

 

            Thomas arriva une dizaine de minutes plus tard. Ils échangèrent rapidement leurs informations, ou, plutôt, leur manque d'information, et rentrèrent au commissariat.

            « Oublie cette histoire, dit Julien. J'ai ma journée demain, je continuerai sur mon temps libre. De ton côté, laisse tomber. Ok ?

- Ok, chef. Désolé de rien avoir pu trouver.

- T'y peux rien. Récupère tes affaires et rentre chez toi. T'as bien mérité un peu de repos. »

            Le jeune policier regarda son aîné. Il l'avait rarement vu avec une expression aussi éteinte et démotivée. Pinçant les lèvres, il fit un petit salut contrit et s'en alla pour rentrer chez lui.

            Julien fit de même, et connut une nuit agitée et pleine de cauchemars...

 

***

 

            L'attente fut interminable. A six heures du matin, Julien était déjà debout. En dépit de tous ses efforts, il avait été incapable de dormir plus longtemps. Il avait décidé qu'il irait voir le vieil homme à dix-huit heure trente, mais il commençait à remettre ce choix en question. Les minutes s'égrenaient avec une lenteur affolante, et il n'arrivait pas à trouver comment faire passer le temps plus vite. Tout ce qu'il entreprenait finissait inlassablement par l'énerver après un instant, car l'anxiété prenait le dessus. Finalement, il craqua lorsque la Cathédrale marqua le coup des cinq heures. Il habitait rue Eau de Robec, une petite rue mignonne, pleine de ces vieilles maisons du siècle passé, qui donnaient un charme certain à ce quartier. Il décida donc se rendre au point de rendez-vous à pied. Une petite marche lui ferait du bien.

            Lorsqu'il arriva, l'homme était assis sur sa chaise, fidèle à son poste. Son visage s'éclaircit d'un sourire lorsqu'il vit Julien s'approcher.

            « J'ai trouvé un petit quelque chose, lança-t-il sans préambule. C'est vraiment pas énorme, mais j'espère que ça pourra t'aider. »

            Julien sortit un billet de cinquante euros. Les yeux du vieil homme s'illuminèrent.

            « Des gens que j'connais m'ont dit qu'ils avaient l'impression d'être suivis ces derniers temps. C'est vrai qu'pendant quelques jours, on a vu deux types bizarres dans les rues, qui sont pas là d'habitude. Ils les ont suivis pour voir, et ils ont eu l'impression qu'les gars surveillaient les sans-abris. C'est dur à dire, pasque c'est un coin touristique ici, c'est p'tet juste des voyageurs. Mais c'était louche. Et après ils sont partis et sont allés au cirque. Y semble qu'ils y travaillent. J'peux pas t'en dire plus, désolé mon gars !

- Le cirque, tu dis ? Ok, je vais aller y faire un tour. Merci pour les infos, j'te dirai plus tard si ça m'a servi ! »

 

            Julien s'en alla d'un pas rapide. Une visite au cirque s'imposait.

 

***

 

            Il se gara dans une petite rue près de la rive gauche. Beaucoup de cirques et foires s'installaient au bord de l'eau. L'endroit offrait de nombreux avantages : l'espace était large, et encore assez proche du centre de Rouen, dans un quartier facilement accessible en voiture. Néanmoins, il s'agissait d'une zone piétonne, ce qui simplifiait l'organisation et l'installation lors d'événements – pas besoin d'aménager l'espace afin de bloquer le trafic, par exemple.

            Une fois près du pont, il descendit les escaliers qui menaient aux quais. Il passa près de l'impressionnant chapiteau, et y jeta un rapide coup d'œil. L'endroit était actuellement vide. Il regarda les différentes loges aménagées autour du chapiteau, et en remarqua une un peu plus imposante que les autres. Il décida qu'il commencerait par celle-ci.

            Il alla frapper à la porte. Un instant plus tard, la porte s'ouvrit sur le manager du cirque.

            « Qui êtes-vous ? Vous voulez quoi ?

- Police ! Je viens vous poser quelques questions.

           

            L'homme l'examina en plissant les yeux, et le détailla de la tête aux pieds.

 

- J'peux voir vot' badge ?

 

            Julien réalisa qu'il était venu en civil. Heureusement, il avait pour habitude de toujours prendre son badge sur lui. Le manager l'examina attentivement avant de reprendre.

 

- Ok, ça m'semble en ordre. Je suis André, le manager de ce cirque. Entrez. J'vous offre un truc à boire ? Un café ? Un whisky?

- Non, merci, répondit Julien en rentrant dans la loge. »

 

            L'espace devait faire une trentaine de mètres carrés, et était bien aménagé. Un canapé-lit était déployé sur la gauche de la loge, en face d'une grande télé, et d'un grand bureau. Un ordinateur portable reposait dessus. Tout l'équipement semblait dernier cri. Julien remarqua que l'homme portait des vêtements de marque, plusieurs bagues, et une montre qu'il identifia comme une Rolex. L'argent devait renter à flots.

           

            « Les affaires ont l'air de plutôt bien tourner ? commença le policier.

- Ouais. On r'fuse du monde tous les soirs. Not' spectacle est réputé, et les gens affluent sans cesse. Que du bonheur !

- Pourtant, vous partez déjà bientôt?

- Ouais, d'ici deux jours, on r'part pour Orléans. La clé du succès, c'est de s'faire désirer ! Les gens qu'auront pas pu voir le spectacle c't'année voudront pas le louper l'an prochain, et ils y entraîneront sûrement des proches qui souhaitent le r'voir. Alors qu'si on reste trop longtemps, l'engouement s'essouffle vite. Passé l'effet d'nouveauté, ça d'vient nettement moins rentable.

- Je vois. Ca fait longtemps qu'vous êtes aussi populaires ?

- Oui, mais ça a été assez soudain. La clé de notre succès repose sur la Reine du Cirque, comme on l'appelle. Shanili. Elle est capable d'envoûter le public comme personne. Mais j'imagine qu'vous êtes pas là pour m'demander des tuyaux sur le métier. Qu'est-ce que vous voulez ?

- J'ai quelques questions à vous poser, à vous et à vos employés. C'est qu'une formalité, au cas où quelqu'un pourrait m'aider dans l'une de mes enquêtes.

           

            André considéra un instant cette réponse, avant de reprendre.

 

- Ah, vous enquêtez en civil, vous ? demanda-t-il en lui lançant un regard perçant. Peu importe. Allons voir la Reine du Cirque, Shanili. Si quelqu'un peut vous aider, ça s'ra sûrement elle. »

           

            Ils sortirent, et se dirigèrent vers une loge similaire. Julien ne l'avait pas remarquée car, de l'angle où il était arrivé initialement, elle était masquée par le chapiteau. Mais il avait l'impression qu'elle était plus grande encore que celle du manager. Ils entrèrent sans frapper, et Shanili se tourna distraitement vers eux. Quelques pièces de bijouteries reposaient sur la table, et elle les nettoyait délicatement.

            « Monsieur Lefebvre a quelques questions à nous poser. C'est un flic de Rouen.

 

            La Reine du Cirque dévisagea Julien de la tête aux pieds. Elle eut un petit sourire appréciateur. Mais ce n'était rien à côté de la façon dont il la dévora des yeux. Son visage était parfaitement symétrique, et ses traits fins et son petit nez dégageaient une impression de perfection. Il eut du mal à se détacher de ses grands yeux verts, et plus encore à résister à la tentation de regarder plus bas. Ses vêtements étaient assez larges, et plutôt évocateurs.

            Sans hésiter, il décida qu'il s'agissait de la plus belle femme qu'il ait jamais vue.

            Elle rit devant sa réaction, rire qui sonna comme une douce musique aux oreilles du policier.

 

            « Donnez-moi un instant pour ranger ça, dit-elle en désignant les bijoux sur la table, et ça sera avec plaisir. On ne reçoit pas souvent de visiteurs si distingués, ajouta-t-elle avec un clin d'œil.

 

            Se moquait-elle ouvertement de lui ? Ou marquait-elle une proximité volontaire ? Julien se sentait bien, et mal à l'aise en même temps. Il avait l'impression que quelque chose n'allait pas, mais il était incapable de mettre le doigt sur quoi.

            Ils l'invitèrent à s'asseoir, et André se sortit un whisky, et en proposa une nouvelle fois au policier. Cette fois-ci, il accepta. Shanili se contenta d'un verre d'eau.

 

- Désolé, j'ai l'impression que j'te mets mal à l'aise, enchaîna-t-elle.

- N... Non. Je crains juste que le whisky ne soit pas une si bonne idée.

- Allez, mets-toi à l'aise. T'es en civil après tout. Alors, qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ?

- J'ai eu des plaintes des sans-abris de Rouen, qui se sont plaints d'être surveillés. Et ça viendrait d'ici. Qu'est-ce que vous pouvez me dire à ce sujet ?

 

            André et Shanili échangèrent un bref regard entendu.

 

- Sûrement Ben et Max. Ils passent pas mal de temps en ville, quand ils ont rien à faire ici. Ils aiment bien découvrir un peu les coins où on donne des spectacles, répondit le manager.

- J'aimerais leur parler. 

- Bien sûr, dès qu'on en a fini ici, et s'ils sont là. Comme j'ai pas trop b'soin d'eux la journée, ils vadrouillent pas mal. Y m'aident surtout pour l'entrée et la sortie du spectacle, et pour s'occuper du matos. Le reste du temps, ils font c'qu'ils veulent.

- Ok. Ca fait longtemps qu'ils sont chez vous ?

- Ouais, ça doit bien faire une quinzaine d'années. Ils ont l'air un peu rustres, mais c'est des crèmes, ces types. Demandez donc à Shanili !

- C'est vrai, acquiesça-t-elle. Ils se mettent toujours en quatre pour me servir. Ils sont vraiment adorables !

           

            Julien se sentit un peu gêné. Pointe de jalousie ? Ou autre chose ? Sans trop savoir pourquoi, son jugement semblait légèrement obscurci, et il avait du mal à analyser ses propres émotions.

 

- Tant mieux, j'espère éclaircir ça avec eux au plus vite. Il s'agit sans doute d'un malentendu. Mais un sans-abri a disparu, je m'étais dit qu'ils l'auraient peut-être aperçu lors de leur exploration de la ville. Vous n'avez pas vu une personne blonde, cheveux longs, yeux verts ? Typée Europe centrale ?

- Désolé, pas du tout. C'est pas banal qu'un policier recherche une sans-abri comme ça. Surtout en civil. Vous aviez une relation... privilégiée ?

- Oui. Enfin, non. C... Ca n'a pas d'importance.

 

            Il en disait trop. Il avait déjà été à deux doigts de leur révéler des informations privées au cours de cette discussion. Pourquoi sa vigilance était-elle aussi faible ?

 

- Oh... fit Shanili avec une petite moue déçue.

           

            Julien sentit son cœur accélérer, et s'interrogea sur la réaction de la jeune femme. Déception ? Pourquoi ? Compassion pour la jeune sans-abri ? Ou regret qu'il existe un lien privilégié entre eux ?

            Il se morigéna. Ces pensées n'étaient pas rationnelles. Il ne s'emballait d'ordinaire pas aussi facilement. Etait-il aussi sensible aux jolies filles ? Normalement non. Il se sentait dans un état de confusion, comme s'il avait bu un peu trop d'alcool. Il n'avait pourtant qu'à peine trempé ses lèvres dans le whisky. Il ne devrait pas en ressentir les effets aussi fortement. Peut-être un effet de la fatigue et du stress ?

 

- Je... Je crois que j'ferais mieux de rentrer, commença Julien. J'ai pas l'impression que vous puissiez m'aider, de toute façon. J'aimerais juste parler à vos deux employés, et je vous laisserai.

- Ok... désolé de ne pas pouvoir vous être d'une plus grande aide, dit André. Ce genre de disparition est toujours inquiétant. »

 

            Les yeux dans le vide, Julien regardait en direction des outils d'entretien, et remarqua un flacon de nettoyant pour bijoux en argent. Il eut soudain un flash. Ce qui l'avait mis mal à l'aise lorsqu'il était entré dans cette pièce... c'est qu'il avait déjà vu l'un des bijoux qui se trouvaient sur la table ! Sa dernière rencontre avec Anastasia repassa dans son esprit. Le collier en argent qu'elle lui avait montré... et... les deux jeunes qu'il avait vu à proximité. Et s'ils étaient ces Kevin et Max ? Cela pourrait expliquer sa disparition... et le fait que ces bijoux se trouvent là... Il devait s'assurer qu'il s'agisse bien du même collier.

 

- Montez-moi les bijoux que vous nettoyiez lorsque nous sommes arrivés, ordonna-t-il, regrettant instantanément d'avoir parlé.

 

            Sa vigilance décrue et son état de confusion lui avaient fait faire une maladresse. Personne ne savait qu'il était là. S'il avait vu juste...

 

- Je... l'un d'entre eux était vraiment joli, et j'souhaiterais savoir où vous l'avez acheté, tenta-t-il pour rattraper son erreur. C'est bientôt l'anniversaire de ma mère, et ça pourrait faire un beau cadeau.

 

            André et Shanili échangèrent de nouveau un regard entendu. Le manager se leva, et Julien l'entendit sortir, mais ne trouva pas l'énergie de réagir. Il entendit un bruit de verrou, et déglutit.

 

***

 

            Thomas pesta, remettant son smartphone dans sa poche. Aucune de ses innombrables tentatives ne parvint ne serait-ce qu'à faire sonner le téléphone de Julien. Il tombait inlassablement sur la messagerie, et cela commençait à l'inquiéter. Ce n'était pas dans les habitudes de son chef de rater son service.

            En fin d'après-midi, il décida finalement d'en parler au commissaire. Celui-ci n'était pas trop inquiet. Julien avait probablement une bonne raison de ne pas être là. Il s'agissait d'un bon élément, et il était capable de se protéger par lui-même ; c'était l'avis du commissaire. Néanmoins, il chargea Thomas de se rendre à son domicile, et, s'il n'y était pas, de trouver ce qu'il était advenu de lui.

            En mission officielle, le jeune policier n'hésita pas cette fois à utiliser les sirènes et gyrophares. En quelques minutes, il était devant l'appartement de son chef. Mais comme il s'y attendait, personne ne répondit à l'interphone. Il profita que quelqu'un sorte pour rentrer dans le hall et vérifier la boîte aux lettres. Il y avait du courrier.

            Il était convaincu que quelque chose n'allait pas. La prochaine étape serait d'essayer de trouver sa voiture, mais il ne savait pas trop par où commencer. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer la veille ? Est-ce que sa disparition était liée à celle d'Anastasia ? Ou bien s'agissait-il d'une pure coïncidence ? S'il y avait un lien... qu'avait-il bien pu trouver, et où avait-il bien pu se rendre...?

            Il remontait le Boulevard des Belges, lorsqu'il remarqua du coin de l'œil une vieille dame qui faisait la manche. Il se rappela soudain de ce que lui avaient dit les sans-abris, et décida d'aller lui poser quelques questions.

            Irma l'ignora jusqu'à ce qu'il fut à quelques pas d'elle. Puis, elle tourna son visage parcheminé vers lui. Elle le jaugea du regard, et grommela.

 

            « Vous êtes pas un extraterrestre, hein ? demanda-t-elle, en le fixant droit dans les yeux.

 

            Thomas fut quelque peu déstabilisé par la question, et par l'intensité du regard de la vieille femme. Il se rappela alors qu'elle était censée ne plus avoir toute sa tête. Il pouvait tout à coup comprendre ce qui incitait les gens à penser ainsi.

 

- Aux dernières nouvelles, non. Je m'appelle Julien. Je suis à la recherche de deux personnes qui ont disparu.

- Votre badge, dit-elle sèchement.

 

            Il lui montra son insigne, suite à quoi elle acquiesça, et sembla se détendre.

 

- Désolé. J'ai peur des extraterrestres. Ils viennent toujours à cette période de l'année. Plein de lumières dans le ciel. Et des gens disparaissent. Plein de lumières dans le ciel...

 

            Thomas se demanda ce qu'il faisait là. Et si cela avait vraiment du sens de parler à cette vieille dame.

 

- Je souhaitais vous poser une ou deux questions, reprit le jeune policier, essayant de restructurer un peu cet échange qui partait assez mal. J'aimerais savoir si vous avez entendu parler d'une sans-abri du nom d'Anastasia. Ou de l'agent Julien Lefebvre.

- La vieille Irma sait beaucoup de choses. Mais personne croit la vieille Irma, dit-elle en secouant la tête. Oui, je les connais. Anastasia, la pauvrette... Je sais pas pourquoi elle est avec nous dans la rue. Je m'demande si c'est une extraterrestre, mais je pense pas. Les extraterrestres, tu le sais tout de suite quand t'en vois. J'en ai vu quelques fois. Tu vois plein de choses quand tu restes dans la rue. Ça fait longtemps que j'en ai pas vus, d'ailleurs. Mais tu le sens. Tout le monde les regarde, parce qu'ils savent qu'y a quelque chose.

           

            Julien n'osait pas l'interrompre, bien qu'elle dérive totalement du sujet initial. Il savait que les fous pouvaient être facilement offensés, ainsi que les personnes âgées. C'était sans doute tout aussi vrai lorsque les deux étaient combinés. Par ailleurs, il était fasciné par l'ardeur avec laquelle la vieille femme exprimait ses convictions. Pour la première fois de la journée, l'étrangeté de la situation lui fit quelque peu oublier son angoisse, et, se remémorant ses innombrables parties de jeu de rôle, il décida de se prêter au jeu.

 

- A quoi est-ce qu'ils ressemblent ?

- Ils sont comme nous. Mais tu sais quand t'en vois. Et y'a souvent de la lumière dans le ciel quand ils sont là.  Ils sont parmi nous. Quand les lumières apparaissent dans le ciel, les gens disparaissent. Ils doivent les emmener quelque part.

 

            Ca serait bien pratique, comme explication, songea Thomas. Si toutes les disparitions pouvaient être expliquées par une invasion extraterrestre... le travail de la police s'en trouverait grandement facilité.

 

- Donc, vous pensez qu'Anastasia a été enlevée ?

- Sans aucun doute. Et Julien aussi. Dommage, je l'aimais bien. Mais les gens enlevés ne reviennent jamais. Vaut mieux l'oublier. »

 

            Ce dernier commentaire l'énerva, et il décida qu'il était temps pour lui de s'en aller. Il remercia la vieille femme, et reprit le chemin du commissariat. Malheureusement, cette excursion ne lui avait rien appris. Il venait juste d'arriver lorsqu'il sentit son téléphone vibrer. Il espéra voir le nom de Julien y apparaître, mais ce n'était pas le cas. Toutefois, il n'était pas mécontent de voir le nom de son meilleur ami Laurent.

            « Salut Lolo !

- Dis-moi que t'es dispo ce soir !

- Euh... j'ai pas trop la tête à sortir, là... mais sinon j'suis dispo. Pourquoi ?

- J'ai réussi à convaincre Emilie et deux de ses copines à venir boire un coup avec nous ! Et elles sont toutes les trois célibataires et plutôt sympathiques !

 

            Thomas pouvait presque « entendre » le clin d'œil de son ami au travers du téléphone. Mais sortir un peu lui changerait peut-être les idées.

 

- Ok. Tu veux aller où ?

- J'me disais que ça pourrait être sympa d'aller sur le bord de la Seine. On embarque quelques bières, un ou deux softs, des trucs à grignoter, et on se fait une soirée sympa. T'en dis quoi ?

- Ok, on fait ça. J'irais acheter des bières en rentrant du boulot. A toute ! »

 

            Thomas raccrocha, espérant que la soirée lui permettrait d'oublier un peu ses inquiétudes.

 

***

           

            Emilie et ses deux amies, Nadia et Sandrine, étaient très agréables, et le contact passa bien dès les premiers instants. Ils parlèrent de tout et de rien, dans la douceur du soir. Les sujets dérivèrent sur le cinéma et les films que chacun avait vu ou apprécié ces derniers temps.

           

            « Ouais, j'aime bien les films de super-héros, dit Thomas. Les Batman, en particulier, j' trouve qu'ils ont bien réussi la nouvelle trilogie.

- Bah, forcément, se plaignit Sandrine. Bien un truc de gars, ça. Franch'ment, c'est bidon.

- T'es dure ! commenta Nadia. J'aime bien aussi ! Est-ce que ça veut dire que j'suis un gars ?!

- Ouais, mais toi, t'es bizarre, la taquina Emilie.

- N'empêche, ça serait pratique, s'ils existaient en vrai, reprit Nadia. T'imagines ? T'as un problème, hop, t'appelles un super-héros et il vient te sauver !

- Pas pratique, dans le cas de Batman, intervint Laurent. Rappelles-toi que pour l'appeler, il faut faire apparaître le signe de la chauve-souris dans le ciel. S'il faut se trimbaler un projecteur géant pour pouvoir se faire sauver... c'est pas gagné. En plus, ça marche que la nuit.

- Bah, ça doit pouvoir s'arranger. Tiens, regarde, si j'avais un problème, là, maintenant, bah je cours jusqu'au cirque sur l'autre rive, et j'ai qu'à jeter un accessoire Batman sur un des projecteurs pour l'appeler. Hop, je suis sauvée !

- Mouais, c'est tiré par les cheveux, argua Laurent. En plus, je suis même pas sûr que ça marche. A moins d'avoir un ciel très nuageux, et encore, je pense pas qu'on puisse faire apparaître nettement une telle image dans le ciel. Ou peut-être qu'en s'éloignant un peu du centre-ville, on pourrait voir le projecteur illuminer le ciel, mais j'suis pas convaincu.

- C'est le concept de super-héros, qui est tiré par les cheveux, de toute façon. C'est pour ça qu'c'est naze ces histoires, renchérit Emilie.

- Vive la tolérance, grommela Nadia. Ca reste plus créatif que les émissions de télé-réalité que tu regardes...

- C'est parti... lâcha Laurent, comprenant ce vers quoi la discussion se dirigeait. »

 

            Un débat enflammé s'ensuivit sur l'intérêt de divers films, séries et émissions télé, mais Thomas relâcha son attention. La bière lui montait à la tête, et sa longue journée se rappelait à lui. Il avait bien trop bu, et il devrait sans doute rentrer à pied. Bah, tant pis. Il n'habitait pas trop loin.

            Son regard se perdit dans le ciel, dont les étoiles étaient malheureusement masquées par la lueur du cirque et de la ville. Avant de pouvoir s'en rendre compte, il s'assoupit.

 

***

 

            Batman descendit du ciel, directement depuis le projecteur qui illuminait les environs. Lorsqu'il arriva, il retira son masque. Sa peau était verte, et deux antennes se déplièrent dès qu'elles ne furent plus maintenues.

            Thomas le regarda étrangement. Batman ne pouvait pas être un extraterrestre, cela n'avait pas de sens. Et pourquoi était-il là ?

            Lorsqu'il se tourna, il vit Nadia en proie à plusieurs agresseurs, plaçant frénétiquement un accessoire en forme de chauve souris sur le projecteur du cirque. Il vit Julien qui arrivait, mais bien que la voiture roulât dans la bonne direction, elle semblait ne jamais arriver. Thomas voulait bouger, mais ses jambes refusaient toute action. Il se sentait trop fatigué. Il cria sur Batman, insistant sur le fait qu'il devait aller sauver la jeune fille. Mais Irma était en train de chasser le super-héros, en criant qu'il était un vilain extraterrestre et qu'il devait retourner sur son monde.

           

            Thomas se réveilla en sursaut, oubliant l'essentiel de ses rêves sur l'instant. Il vit les regards amusés de ses amis.

 

            « Ah, te revoilà parmi nous, commenta Emilie. Tu pouvais l'dire si tu t'ennuies avec nous, hein...

- J'osais pas, répondit-il, choisissant de répondre sur le même ton taquin. La prochaine fois, j'te le dirai.

 

            Il avait l'esprit un peu embrumé et avait peur d'en faire un peu trop. Il ne se sentait pas très bien, et décida qu'il ferait bien de ne pas traîner.

 

- Quelle heure il est ? demanda-t-il.

- Un peu plus de minuit, répondit Nadia. J'aimerais bien rester encore un peu, mais je crois qu'il va être temps de rentrer pour aujourd'hui !

- Ouais, en plus je me lève à six heures demain, soupira Sandrine. La nuit va être courte...

- Ah, dur. Mais bon, faut bien profiter de sa jeunesse, hein ? Bon, tout le monde veut déjà partir ? ajouta Laurent avec une pointe de déception dans la voix.

- C'est sûrement mieux, commenta Nadia. Je crois qu'Thomas a besoin de retrouver son lit !

- La honte, se plaignit celui-ci. Pour la première fois que je vous rencontre... ça donne pas une super première impression tout ça...

- T'inquiète, ça arrive à tout le monde ! »

 

            Ils échangèrent quelques salutations, puis reprirent chacun le chemin de leur domicile. Thomas se jeta dans son lit et passa une nuit agitée.

           

***

 

            Le réveil fut difficile. Il se jeta sur le paracétamol pour calmer son mal de crâne. Il n'aurait jamais dû boire autant de bière. Et maintenant, il allait devoir marcher pour aller au travail. Ce qui, remarqua-t-il, n'était peut-être pas plus mal – un peu d'air frais lui ferait du bien. Il passa près du Boulevard des Belges sur le chemin, et repensa à la vieille Irma. Ce qui lui rappela tout à coup des bribes de son rêve. L'obsession d'Irma pour les « lumières dans le ciel », comme elle disait, s'était probablement mélangée aux discussions de la veille pour faire un mélange assez étrange. Il se demanda s'il était possible que la vieille femme prenne les lumières du cirque pour des signes d'invasion extraterrestre, et, ce faisant, s

e figea. Du Mont Saint Aignan et des hauteurs, elle voyait peut-être cette lumière bien mieux que depuis le centre-ville. Se pouvait-il qu'elle pense que le cirque était lié à des extraterrestres? Alors qu'il s'engageait sur le pont Jeanne d'Arc, il sortit son smartphone pour effectuer une recherche. Il s'impatienta rapidement à cause du faible débit, mais après quelques minutes, il trouva ce qu'il cherchait. Tous les ans, le cirque passait effectivement autour de ces mêmes dates. « Pleins de lumières dans le ciel. Et des gens disparaissent. ». C'est ce qu'avait dit Irma. Thomas sentit son cœur s'accélérer. Il devait au moins explorer cette piste. Il s'apprêta à appeler au commissariat, mais se ravisa. Ses collègues ne viendraient pas sans lui demander une bonne raison, et il avait du mal à s'imaginer leur expliquer son raisonnement sans devenir la risée du service. Il hésita un moment, puis décida d'envoyer un message à Laurent.

 

            « Je suis dans une situation dangereuse. J'enquête sur la disparition de mon collègue. J'ai une piste sérieuse, je pense que la réponse se trouve au cirque. Je vais vérifier. Si je ne renvoie pas de message avant 11h, va au commissariat et montre leur ce message. Ne viens surtout pas seul autour du cirque. A tout à l'heure. J'espère. »

 

            Il était satisfait du ton dramatique. Il fallait que la police accepte qu'il soit en danger, et qu'il ne s'agisse pas d'une blague. Mais s'il devait lui arriver quelque chose, deux disparitions au sein de la police attireraient sans doute l'attention même des plus sceptiques des policiers. Plus encore avec ce message.

 

            Il se dirigea d'un pas vif vers le cirque, et descendit rapidement les escaliers afin d'aller sur les quais. Il se dirigea vers la loge du manager, et remarqua celle de la Reine du Cirque. Son cœur se mit à battre la chamade en repensant à cette soirée qui lui avait laissé une si forte impression. Ou, se corrigea-t-il, à cette femme, qui lui avait laissé cette si forte impression. Une impression presque surnaturelle. Sur une impulsion, il alla frapper à sa porte. Celle-ci s'entrouvrit sur le magnifique visage de Shanili.

 

            « Oui ? demanda-t-elle.

- Je...

            Il bafouilla et lutta pour trouver ses mots. Il avait oublié à qu'elle point elle était belle. Mais cela renforça sa conviction. Quelque chose ne tournait pas rond.

- Police. J'ai quelques questions à vous poser.

- Oh. Entrez-donc, dit-elle en ouvrant le verrou.

 

            Il hésita un instant, et accepta l'invitation.

 

- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle avec un petit sourire timide. Je n'ai pas l'habitude de recevoir la visite de policier. Aurais-je fait quelque chose de mal?

 

            Thomas hésita sur la démarche à adopter. Accuser quelqu'un sans preuve était quelque chose d'assez grave. D'un autre côté, opter pour un ton diplomatique risquait de diminuer ses chances de confirmer ses hypothèses. Il se décida pour la première option.

 

- Enlèvement ou homicide d'agent de la fonction publique et de personnes sans domicile fixe, finit-il par dire, scrutant la réaction de Shanili.

 

            Le sourire de la jeune femme s'évanouit. Elle n'aimait pas le ton plein de certitudes avec lequel Thomas venait de parler.

 

- Qu... Hein ?! Mais de quoi est-ce que vous m'accusez ?! Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?

- Chaque année, à cette période, des sans-abris disparaissent. Cela coïncide avec les dates de séjour du cirque. Mais pour une fois, l'un d'entre eux avaient des attaches dans la police, et sa disparition n'est pas passée inaperçue. Julien venait de remonter jusqu'à vous, et vous l'avez fait disparaître à son tour.

- Une théorie intéressante, dit-elle en s'approchant de lui.

 

            Elle lui caressa le visage. Il sentit son cœur s'emballer, et son esprit s'embrumer. Mais, dans une certaine mesure au moins, il s'était préparé, et parvint à globalement rester maître de lui-même. Il se rappela alors de l'effet qu'avait eu la femme sur le public, lorsqu'il était venu assister au spectacle avec Laurent. Et repensa à Irma. « Tout le monde les regarde. » Ce n'était pas parce qu'ils « sentaient » que ces personnes étaient des extraterrestres. C'était à cause de ce charme surnaturel qui se dégageait d'eux.

 

- Vous seriez vraiment une extraterrestre... ?

 

            Shanili éclata d'un rire franc.

 

- Pas vraiment. Mais tu m'surprends. D'une part, tu résistes bien à mon charme. D'autre part, tu tiens p't'être une piste. C'est rare d'trouver des gens suffisamment ouverts d'esprit. T'as pas d'autres idées ? Cherches plutôt dans les légendes... ajouta-t-elle, une étincelle d'intérêt brillant dans son regard.

 

            Un mot s'imposa soudain à Thomas.

 

- Un succube... Tu serais un succube ?

- Bingo ! Tu m'plais bien, toi. Tu sais c'que ça veut dire ? Tu vas passer avec moi le plus grand moment d'extase de toute ta vie... mais ça s'ra également le dernier. Comme ça l'a été pour ton collègue.

 

            Le jeune homme voulait s'énerver, et se jeter sur elle, à la mention de Julien. Pourtant, malgré tous ses efforts, il n'arrivait pas à penser du mal d'elle. Son emprise était trop forte.

 

- Ca m'a fait un peu de peine. Je lui ai d'abord prit son amie, puis sa vie. C'était un développement imprévu et totalement inédit. D'habitude, personne ne remarque la disparition d'un sans-abri. Mais lui, si. Et il avait découvert notre contrat, avec André. J'utilise mon influence pour rendre la foule béate et assurer que l'argent coule à flot. Et il me fournit des humains à manger en échange. Ca me change de mon ancienne vie, qui était une lutte quotidienne pour la survie.

- Ca te fait de la peine, tu dis ? Qu'est-ce qu'un démon comme toi, qui te nourrit des gens, peut y comprendre ? hurla-t-il.

 

            Elle haussa les sourcils. Elle était fascinée par Thomas. Rares étaient les personnes qui parvenaient à s'adresser à elle ainsi, en dépit de son charme surnaturel.

 

- Ah, les humains... Toujours à juger si hâtivement, et subjectivement. Maléfique ? Est-ce que je suis maléfique parce que je mange des humains ? Si c'est le cas, que doivent donc penser de vous les animaux de cette planète ? Ils doivent sans aucun doute se dire que les humains sont les êtres les plus maléfiques de la création. Regarde un peu la société dans laquelle tu vis. Les bêtes qui ne connaissent du monde qu'un centre d'élevage et l'abattoir. Des bêtes sacrifiées pour souvent n'être pas même mangées, mais perdues, à cause de la surproduction. Des vies gâchées. Cela ne fait-il pas de vous des êtres encore plus maléfiques ? Tout ça parce que vous ne leur prêtez la même importance que vos propres vies ? Fais-moi rire. »

 

            Shanili lui déposa un baiser sur le front.

 

- Nous faisons tout simplement la même chose, reprit-elle. Nous nous nourrissons de ce dont notre corps à besoin. Je ne prends pas de plaisir à tuer les humains. Enfin, j'en prends avant, et eux par la même occasion, ajouta-t-elle avec un petit clin d'œil. En cela, nous sommes différents. Mes proies meurent dans le bonheur, contrairement à vos animaux d'élevage. Et, d'ailleurs, qui est le plus maléfique ? Celui qui se nourrit de l'Homme, ou l'Homme lui-même pour me fournir en humains,  tout ça pour un peu d'argent ? André a bien plus d'un démon que moi.

 

- Peu importe. J'me fous de tes raisons. Tu as tué mon ami, dit-il en sortant son arme. Rends-toi, et arrête d'utiliser ta magie sur moi. Ou je n'aurais pas le choix de tirer.

 

- Essayes. Tu ne pourras pas. Même si tu sembles avoir une forte volonté, tu ne pourras jamais réussir à me tirer dessus. Pas en étant si proche de moi.

 

            Elle avait raison.

 

- Toute cette discussion m'a donné chaud. Je devrais peut-être me découvrir... dit-elle en tirant légèrement sur le décolleté de sa robe, faisant mine de s'aérer.

 

            Elle s'approcha du jeune homme, et dénuda ses épaules, faisant légèrement glisser sa robe. Les barrières mentales de Thomas tombaient une à une. S'il ne réagissait pas vite, c'en était fini de lui.

 

- Est-ce que tu voudrais me dire que'qu'chose, tant qu'il t'reste un peu de volonté ?

- Abandonnez. Plusieurs personnes savent où je suis. Si j'rentre pas, elles remont'ront aisément jusqu'à vous. Et vous ne pourrez plus vous cacher.

- Oh. Merci pour cette information. Ca serait très gentil à toi de prévenir ces gens que tu vas bien. Qu'en penses-tu ?

 

            Il sentit sa volonté céder. Déjà, sa main plongeait dans sa poche, sortant son téléphone et s'apprêtant à envoyer une note à son ami pour lui dire que tout allait bien. Il eut une dernière idée. C'était risqué, et sans garantie. Mais c'était sa seule option.

            Une détonation résonna. Il tomba au sol, du sang giclant de sa jambe, à l'endroit             où il venait de se tirer dessus. La douleur brisa l'emprise que Shanili avait sur lui. Il s'effondra au sol, mais son esprit était enfin clair. Toute la haine qu'il portait à la jeune femme ressortit. Il pointa son arme sur le succube et tira, la blessant à l'épaule. Elle hurla. Un mélange de douleur et de surprise s'exprimaient sur son visage. Thomas essaya de tirer à nouveau, sans succès. Il commençait déjà à nouveau à être sous l'emprise de sa magie.

 

- … Tu as du courage. Je te félicite. T'as gagné cette bataille. Mais un jour, tu seras mien. En attendant... André va étrangement se suicider, dit-elle avec un sourire malsain. Quant à moi, je vais disparaître. Jusqu'au jour où je viendrai te retrouver. Et cette fois... ça sera ma victoire. En attendant... Adieu, Thomas. Ne m’oublie pas. »

 

            Sur ce, Shanili se dirigea vers la loge du manager. Quelques instants plus tard, il entendit la détonation d'un fusil à pompe. Par la fenêtre, il vit le succube disparaître au loin, après avoir lancé un dernier regard en sa direction.

 

***

 

            Thomas se tenait sur la tombe de Julien. Plusieurs mois s'étaient écoulés, et il avait eu beaucoup de mal à rendre à son supérieur un rapport plausible par le commun des mortels. Il avait du inventer une grande partie des faits.

            Il revenait régulièrement ici. C'était le dernier lien qu'il avait avec cette histoire. Le dernier qui lui rappelait ce qu'il s'était vraiment passé. Il frissonna, un vent frais soufflant sur le cimetière. Après un long moment silencieux, il repartit. Il se retourna régulièrement, vérifiant ses arrières. Depuis ce jour fatidique, il se sentait toujours épié. Mais comme d'habitude, il ne remarqua rien, et accepta que son esprit lui joue des tours.

 

            Il ne remarqua pas la paire d'yeux braquée sur lui.

 

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4 octobre 2012 4 04 /10 /octobre /2012 17:48

 

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Ô toi, ma Némésis,

de l’autre côté du Placard !

 

d'Andréa Deslacs

 

 

 

Les cloches dans le lointain sonnèrent une nouvelle fois de leur carillon d’alerte. Les heures les plus sombres de cette nuit s’engrenaient lentement. À l’extérieur du domaine, les monstres fêtaient leur triomphe sur les vivants de leurs rires gras, de leurs chants déments et faux. Leurs victimes les suppliaient pitoyablement de les épargner et tentaient lâchement d’acheter leur miséricorde. Les idiots.

Seule une vaste demeure au parc éclairé de lumignons orangés semblait en retrait de toute cette agitation extérieure. Havre de paix au milieu des macabres cérémonies qui se déroulaient hors de son enceinte ? Que nenni. Elle trônait au cœur de cette nuit d’exception comme le siège même de ses pires sortilèges.

Les volets de la bâtisse n’avaient pas été clos et l’encre du ciel avait peint de sa noirceur opaque toute la fenêtre de la Pièce des Maléfices. Au loin, des taches rouge orangé éclairaient la toile enténébrée de leurs lueurs sourdes mais joyeuses. Une tête de citrouille pendue à une longue branche dansait juste devant la vitre dans le vent frétillant. L’éclat lumineux de sa bouche entr’ouverte aux dents triangulaires semblait se réjouir que nul ne se tienne dans la pièce que ses grands yeux ovalaires surveillaient.

Akzeba claqua la porte d’entrée.

L’éclat lumineux issu du couloir derrière lui découpa sa longue ombre dans le rectangle déformé qui gisait à ses pieds. Nulle inquiétude n’altérait son pas, alors qu’il pénétra dans la salle des ténèbres. Sous son masque hideux à la teinte livide et à la longue cicatrice en barbelé sur sa joue, ses lèvres rouge sang se plissèrent dans une moue dégoûtée. À travers les fentes de ses yeux, ses pupilles balayèrent les environs et s’arrêtèrent sur le vaste placard en face de lui. Il laissa échapper un son guttural de satisfaction et se mit en marche dans cette direction.

 

— Te voilà ! susurra-t-il. Ô toi, mon passage magique vers l’autre monde !

 

Il s’était arrêté à mi-chemin et contempla l’objet de toutes ses convoitises.

L'armoire occupait de sa largeur tout le mur au fond de la pièce. L’innocence feinte de son apparence ne le trompait pas, pas plus que la blancheur immaculée sous laquelle elle cachait sa vraie nature diabolique.

Son regard suivit les arabesques de bois moulu qui décoraient ses vantaux, mais plus que tout, ses yeux étaient hypnotisés par les poignées des deux battants centraux.

Son sourire aux longues canines se dessina de nouveau et une langue gourmande vint pourlécher sa lèvre inférieure.

 

— Tu es à moi ! J’arrive ! feula-t-il.

 

Ses impressionnantes bottes d’équitation martelèrent et maculèrent de boue le parquet innocent. Son pantalon noir aux jambes bouffantes bruissait alors qu’il se déplaçait avec nonchalance vers sa destination. La fenêtre devait être mal fermée, car un courant aérien vint soulever délicatement sa grande cape bleu nuit à l’extérieur et écarlate à l’intérieur. Il se tourna en direction de la vitre, croisa le regard rieur de la citrouille dansante, et exprima toute son indifférence en recoiffant l’une de ses mèches brunes qui s’étaient échappées dans le vent léger de derrière sa longue corne gauche. Mais la futile tentative de le ralentir était vouée à l’échec, car rien ne l’empêcherait d’atteindre sa proie.

Rien ! Ni les éléments, ni les affreux Paladins Xaludiens aux pouvoirs effrayants, ni les résistants Razgüls aux épées ensorcelées, ni les féroces Dragons auxquels le propriétaire de ces lieux vouait un culte au vu des petites statuettes protectrices disposées partout dans la pièce. Non, rien !

Pas même les différents pentacles dessinés à terre, ni les cercles et les écritures étranges épinglées sur les murs comme des corbeaux morts cloués jadis sur les portes pour se protéger du mauvais sort.

Rien.

Oh, non… il ne fallait pas croire qu’il hésiterait… Oh, oui, il ne reculerait pas. Pas devant sa Némésis de l’autre côté du placard. Non ! Devant personne. Devant rien.

Les deux battants de la grande armoire en bois massif lui faisaient désormais face. Et derrière… Oui, derrière ?

Il sourit.

Un monde s’ouvrait à lui derrière ces deux morceaux de bois mensongers. Cette porte était un passage entre les mondes, entre les dimensions. Or aujourd’hui était un jour si particulier.

Halloween.

La nuit où les morts et les vivants se croisaient. Une nuit où se libéraient de leurs entraves de terribles créatures maléfiques pour lesquelles ces ignares d’Humains n’avaient même pas de nom pour les nommer ou les bannir. Il fallait avouer que pas un n’avait dû survivre à ces rencontres-là. Rien à voir avec de pitoyables Loups Garous, Vampires, Fantômes et Zombies.

De la poiscaille.

La liste de ces créatures pathétiques le fit pouffer. Avec un sourire aux longues canines d’un blanc troublant, il mit la main sur la poignée de son arme. Il la sortit de son fourreau. Sa lame était jaune et d’un seul doigt il commanda à son pouvoir. Une aura lumineuse pulsative et dorée se dégagea de son sabre.

La jubilation et l’impatience le gagnaient. Son cœur battait sur l’hymne dément de son esprit exalté. Il ne pouvait plus attendre. Il ne pouvait se résoudre à patienter jusqu’à ce que ce qui se tenait derrière la porte de l’armoire factice fasse tourner la poignée et ne libère le battant. Et si…

Et s’il prenait les devants ?

Une mélodie telle une chevauchée folle de walkyries embrasa son cerveau et tous ses sens. Il ne put résister à l’appel de son sang et de ses désirs. Sa main sur la poignée ronde de bois la tourna dans le sens des aiguilles d’une montre. Il entendit le déclic gourmand de l’ouverture et d’un geste brutal, il claqua en grand la porte de l’armoire, prêt à se jeter dans cette autre dimension, sur cette victime de l’autre côté de l’obstacle, sur cette chose qu’il passerait au fil de son épée et dont il se rirait en la massacrant.

Rien ne l’arrêterait !

Ni les cris ! Ni les suppliques ! Ni la terreur dans les regards ! Ni les appels à la pitié tant qu’il n’aurait pas décapité son adversaire avec un hurlement animal et primitif de gloire.

Rien !

Rien.

Rien ?

Personne ?

Il n’y avait rien, ni personne dans l’armoire magique ? Ah ! Normal, il ne devait s’agir là que du sas vers l’autre monde. La preuve : il se retrouvait face à des vestes et des manteaux longs accrochés parfaitement et sans le moindre pli à leurs cintres.

De l’ordre, de l’ordre, de l’ordre !

Odieux et inconcevable ! Indigne du chaos bienfaiteur dans lequel il aimait tant se vautrer et dont il clamait la gloire. Il frôlait l’irréel dans ce placard rangé comme celui d’une maison de poupée. Le pompon de l’indicible et de l’infamie était atteint avec cette rangée de chaussures cirées et délicatement alignées en bas du meuble, juste à côté d’un cartable enfantin d’un bleu criard.

Oui, il devait se trouver à la frontière entre les deux univers. Il se gourmanda de s’être laissé emballé par son entrain et par les chants de la saine destruction. Ses narines frémirent et la voix dans son esprit reprit son hymne martiale, l’adjurant de rapidement franchir l’ouverture encore invisible qui devait se tenir de l’autre côté de la rangée d’affaires et d’habits.

Il commença à écarter d’un geste négligent les vestes pendantes quand une plainte quasi inaudible retint toute son attention. Il tendit l’oreille.

 

— Maman…

 

Il s’agissait presque d’un murmure, presque un rêve. Mais si exaltant ! Si délicieux ! Ah ! Que de crainte et de supplication dans ce petit cri ! Il sourit de nouveau en braquant son regard hématite vers le fond gauche du meuble.

Alors, alors… Sa proie l’avait entendu approcher… Elle avait dû se douter qu’il la débusquerait de l’autre côté de l’armoire pour la mettre en morceaux et se repaître de ses fluides ! Halloween… Personne n’ignorait la singularité de cette nuit. Hum… Il aurait donc été attendu ? Et on aurait voulu le fuir, voire le prendre à revers ?

Une flamme de rage s’alluma dans ses iris sombres. Sa lèvre se releva au-dessus de l’une de ses longues canines en un rictus affreux.

 

— Maman... Maman !

 

De stupeur, il s’était immobilisé.

Les suppliques devenaient plus fortes alors que d’une main prudente, mais ferme, il écartait les habits, tentant de voir dans le recoin du meuble celui qui essayait de se cacher de lui. Apeuré. Oui, à présent, il entendait bien le sucre de ce désespoir dans cette voix masculine, mais si fluette et tremblante. Était-ce là sa Némésis ?

Comme elle semblait être un adversaire pitoyable, regretta-t-il en son for intérieur. Elle avait voulu se réfugier dans ce placard pour s'y cacher pendant que lui serait passé de l’autre côté ? Et à présent qu’elle devait apercevoir sa silhouette entre les lignes, elle glapissait et appelait sa mère ?

Navrante petite proie, indigne d’être son ennemi.

Il n’en ferait qu’une bouchée !

 

— Mam…

 

Sa main jaillit tel un serpent et sa poigne se referma sur un petit cou. Le cri se mua en un borborygme. Avec des gestes brutaux, il secoua sa proie, la cognant contre les parois du meuble, manquant de nouer son propre avant-bras avec les manches des vêtements valsant sur leur cintre sous les assauts de la lutte. La plainte s’était transformée en pleurs affolés qui cédèrent brutalement alors que sous ses serres, le petit et fragile corps se disloqua.

Triomphant, il tira vers lui son trophée mort. La surprise le rendit livide en contemplant le petit corps inerte.

 

— Paaapppaaa…. jee….eeeuu…. t’aimeeeeuuuu…. aboya l’horrible poupon dont les yeux verts se fermèrent définitivement alors que sa voix enrayée s’arrêta brusquement.

 

Qu’était-ce donc ? Un leurre ? Une ignoble poupée vaudou qui l’avait nargué ? Ce maudit objet ensorcelé doué de paroles et de mensonges servait-il de garde pour protéger son maître ou sa maîtresse ? Le bruit que venait d’occasionner son combat l’avait-il trahi ?

Il feula de rage, enserré en plus par une angoisse naissante.

Vite !

Il jeta à terre l’affreux simulacre de bébé sans sang et au cou disloqué. Il se rua de nouveau à la recherche de la porte de l’autre côté de la gigantesque armoire. D’un geste colérique, il repoussa les vêtements pour découvrir le fond du meuble. Il poussa un feulement de dépit et d’ire en tombant nez à nez avec les planches de bois. Aucun passage entre les mondes ?

Non ! Non ! Non !

Il en martela le panneau de son poing libre et le zébra de son épée. Sa bouche s’emplit du sang de sa lèvre inférieure qu’il avait mordue de rage.

Impossible… impossible… impossible…

Soudain, il fut ébloui par une lumière vive. Il cria. Il avait fermé les paupières et, la main mise dans un geste de protection au-dessus de ses yeux, il fit face à la menace.

Derrière lui, une femme blonde dans une robe écarlate avait les bras croisés dans une pose colérique alors qu’elle le toisait.

 

—Tu fais quoi avec la tête dans ton placard ? Tu ne t’es pas essuyé les pieds en rentrant dans la maison ! Tu as laissé des traces de boue partout. Taille quarante-sept, c’étaient les bottes de ton frère, hein ? Eh bien, on verra si tu arrives à m’acheter avec les bonbons que les gens ont dû te donner. Ah, mais quelle fête stupide, cette Halloween ! Allez, enlève ce masque et ce costume ridicule, et éteins ton sabrolaser : tu vas encore en décharger toutes les piles ! Onze ans, hein ? Une imagination débordante et un cerveau de pigeon ! Mais pourquoi n’ai-je pas eu que des filles ? D’ailleurs, c’est toi qui as piqué le poupon qui parle de ta sœur ? Elle le cherche depuis des heures en pleurant. Si tu l’as abîmé, je te jure que tu vas me le payer ! Il a coûté une fortune. Et c’est quoi ces tracés blancs au sol ? De la peinture ? Nicolas !

 

Il avala avec peine sa salive face à ce regard vibrant de colère et à cette mâchoire agressive qui le toisait. Le toisait lui ! Lui ? Akzeba, le Felzebuth des Tarpages, le Traceur de Pentacles et le Porteur de l’épée ensorcelé Kexécute ? Le Destructeur Vengeur des créatures sournoises qui se terraient de l’autre côté des placards ? Lui ! LUI ?

Heu…

Lui…

Lui, Nicolas Dupont, le petit garçon de onze ans qui avait soudainement envie d’aller au petit coin faire pluie-pluie et qui espérait que sa mère cesse de le contempler avec cet air si impressionnant…

 

— C’est juste de la craie, s’excusa-t-il d’une voix fluette et avec une attitude servile.

 

Son pied frotta déjà du bout de sa botte une partie du tracé. Toutefois, avec horreur, il s’aperçut qu’en retirant la magie protectrice des inscriptions qu’il avait tracées au sol, il maculait d’encore plus de boue le parquet. Cela amena sa mère à tonner tel un dragon rouge :

 

— Nettoie-moi tout ça ! Immédiatement !

 

Alors il retourna fermer la porte du placard de sa chambre, et passa, tête basse, sous le regard de la sévère matrone au visage d’ange, mais à la personnalité digne d’une sorcière diabolique. Ah, finalement, il l’aurait bien vu, ce soir, cet affreux monstre pervers et sans cœur comme jamais le monde n’en connut d’autre à part Tata Élise et son ignoble soupe de chou-fleur ! Il se fit toutefois une promesse. Une dernière.

L’an prochain, à la prochaine nuit d’Halloween, quand il rouvrirait l’armoire…

Il sourit d’excitation, laissant son imagination galoper sur les arpèges déchaînés de cette nuit si spéciale.

Oui, l’an prochain, il triompherait.

AHAHAHHAHAHHAH !!!!

 

 

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2 octobre 2012 2 02 /10 /octobre /2012 20:18

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Le Roi Maudit

 

de


Doris Facciolo

 

 

 

 

 

 

 

Le ciel était d’un bleu éclatant. Il faisait chaud pour un jour d’avril et les soldats avaient sué toute la matinée pour monter le bûcher.

La veille, on avait mis à mort le mari et la fille de la sorcière. Par pendaison. Mais la sorcière, elle, devait impérativement être brûlée. Ainsi en avait décidé l’Eglise.

Toute personne pratiquant d’autres rites et coutumes que ceux considérés comme Divins devait être mise à mort. Toute personne suspectée d’avoir recours à la magie défendue – la sorcellerie – devait être mise à mort par immolation, pour être certain qu’aucun maléfice ne puisse plus se dégager du corps, ou le ranimer.

 

Il était intéressant de constater qu’une averse phénoménale avait eu lieu lors de la pendaison de la famille de la sorcière, comme si les Dieux eux-mêmes pleuraient la perte d’innocents, alors qu’aujourd’hui un soleil radieux avait pris place dans l’azur du ciel. Adgar, le Roi des Terres Intérieures, sourit à cette pensée.

 

- Le bûcher est prêt, mon Seigneur, déclara le bourreau.

- Bien, prévenez le Haut-Prêtre et amenez la fille.


Le Roi se dirigea vers le bûcher improvisé, au cœur du campement militaire. À quelques mètres de là, le siège royal avait été installé. Adgar s’y posa en souriant : il était tout de même plus agréable d’assister à une exécution à ciel ouvert lorsque ce ciel ne vous crachait pas dessus.

 

- Mon Seigneur, dit le bourreau en revenant, le Haut-Prêtre vous prie de l’excuser. Il désire prier pour l’âme de la condamnée devant son autel plutôt que d’assister à l’exécution là où les Dieux ne l’écouteront pas.

- Comme d’habitude, soupira le Roi. Bien, attachez la sorcière au bûcher, qu’on en finisse.


Deux soldats amenèrent la femme suspectée d’avoir eu recours à la sorcellerie. Sa robe était sale et déchirée. Ses cheveux en bataille et les coups qu’elle portait sur les bras et au visage attestaient une maltraitance récente, probablement menée par ses gardiens. Les hommes étaient en guerre, loin de leur femme et de leur famille. Peut-être n’allaient-ils jamais les revoir et de toute façon, cette prisonnière était condamnée à mort. Alors, quelle importance ?

 

On l’attacha solidement au piquet central du bûcher. Un soldat lut à voix haute les crimes pour lesquelles elle était punie, puis le bourreau mis le feu au petit bois qui entourait la criminelle. Elle n’avait pas résisté ni prononcé un seul mot. Elle n’en avait pas besoin. Ses yeux couleur noisette fixaient le Roi sans sourciller, lui transmettant toute la haine qu’elle lui vouait.

 

Le bois pris très vite feu et il s’en dégageait une fumée noire. Au travers de ce rideau impalpable, le Roi perçu les yeux qui le fixaient toujours. S’y ajouta la voix de celle que l’on appelait « sorcière », sans même chercher à connaître son prénom. Ce n’était pas un cri, comme on aurait pu s’y attendre, mais une incantation. La sorcière s’adressait au Roi :

 

- Toi, Adgar, Roi des Terres Intérieures, je te maudis.


Les yeux prirent une couleur de braise tandis que la voix grondait, chargée de haine.

 

- Jamais tu ne prendras épouse et jamais tu n’engendreras de descendant. Ta guerre est vouée à l’échec et ton peuple ne sera plus tien. Ton nom sera connu comme celui qui a trahi son pays, car traître tu seras. Tes Dieux se détourneront de toi et tu seras seul lorsque la maladie te rongera de l’intérieur, ne laissant qu’un tas de moisissures à ton endroit. Adgar, je te maudis !


Le sourire du Roi disparut. Il ne croyait guerre en ce genre de malédiction, cependant c’était la première fois qu’une sorcière lui en lançait une. Un frisson parcourut son échine lorsque les yeux se fermèrent dans la fumée, laissant place à un cri où perçait la souffrance.

 

 

*****

 

 

Adgar se réveilla en sursaut dans ses draps de soie. La mise à mort de la sorcière ne cessait de revenir dans ses cauchemars.

 

- Tu es morte et ton corps n’est plus, femme démoniaque ! Pourquoi diable ton esprit vient-il toujours hanter mes nuits ?


Il avait parlé à voix haute, s’adressant au néant de sa tente. Devenait-il fou ?

Le Roi secoua la tête pour se remettre les idées en place, puis quitta son lit pour faire sa toilette matinale. Il était encore tôt, mais il voulait voir le Haut-Prêtre avant d’envoyer ses troupes sur le champ de bataille.

 

Rafraîchi, Adgar quitta sa tente royale pour rejoindre celle du Haut-Prêtre. Lorsqu’il y pénétra, l’homme d’Eglise l’accueillit sans la moindre surprise. En vérité, il semblait l’attendre.

 

- J’imagine que tu voudrais prier avant la bataille. Je me trompe ?

- Tu me connais si bien, mon vieil ami !


Le Haut-Prêtre lui sourit et tous deux se dirigèrent vers le petit autel au centre de la tente. Adgar alluma un cierge et s’agenouilla, les mains jointes et la tête baissée. Son ami fit de même.

 

- Puissent les Dieux nous accorder la victoire, implora l’homme d’Eglise.

- Puissent-ils le faire, acquiesça le Roi.


Ils échangèrent quelques mots avant qu’Adgar ne rejoigne ses troupes. Comme toujours, il monta sur son destrier et parcourut la ligne frontale de gauche à droite pour motiver ses hommes :

 

- Soldats Divins, armée des Terres Intérieurs, chevaliers et paysans, vous êtes aujourd’hui réunis pour combattre un ennemi commun : le Roi d’Outremer. Il nous a pris nos côtes il y a des années et à présent il voudrait s’emparer de nos terres. Nous lui résisterons !


Les soldats brandirent leurs armes tout en répétant les dernières paroles de leur souverain. Ce dernier observait les lignes d’hommes armés avec satisfaction lorsqu’un regard de braise attira son attention : la sorcière se tenait là, au beau milieu de ses troupes, et l’observait avec un sourire malicieux.

Le sang d’Adgar ne fit qu’un tour. Son cheval ressentit son malaise et faillit le faire tomber, pris de panique, lui aussi. Le Roi reporta son regard là où il avait eu cette vision maléfique, mais ne vit que les yeux inquiets de ses hommes. Il serra l’amulette des quatre Dieux en les implorant de faire disparaître le fantôme de cette femme. Mais les Dieux ne semblaient pas l’avoir écouté car il revit ces yeux incandescents alors qu’il bataillait contre l’ennemi. Même lorsqu’il ne voyait pas l’esprit de la sorcière, il sentait ce regard de feu posé sur lui en permanence.

 

Le combat faisait rage tout autour d’Adgar. Ses hommes se battaient bien, mais pas assez pour repousser l’ennemi qui déferlait sur eux, toujours en surnombre. Face au sourire machiavélique de la sorcière, il dut faire appel à tout son courage pour replier ses hommes. Incrédules, ils obtempérèrent néanmoins. Les cris de joie de l’ennemi se faisaient entendre au loin, tandis que le Roi galopait vers son camp pour se réfugier.

 

Le soir même, Adgar réunit ses conseillers. Constitué du Haut-Prêtre, du général de l’armée divine, du général de ses propres troupes et de son maître-espion, le conseil lui avait toujours apporté une solution à ses problèmes. Toutefois, le cas du fantôme d’une sorcière n’avait encore jamais été à l’ordre du jour.

Une fois tous réunis sous la tente de commandement, le Roi prit la parole :

 

- Si je vous ai réunis ce soir, c’est pour traiter d’une affaire… particulière.

- Ça je veux bien le croire ! S’exclama le commandant de son armée. Battre en retraite alors que nous sommes sur le point d’emporter la victoire, c’est en effet particulier !

- La victoire ?! N’avez-vous donc point vu l’ennemi arriver sur nous trois fois plus nombreux ?


Le silence prit place, de même que l’incrédulité sur tous les visages.

 

- Sire, ils n’étaient qu’une poignée. Nos hommes avaient le dessus.

- Et cette femme, la sorcière, l’avez-vous vue ? Questionna Adgar. C’est elle qui a aveuglé mon esprit, j’en suis persuadé !

- Il n’y avait nulle femme sur le champ de bataille, mon Seigneur, intervint le général de l’armée divine.

- La sorcière est morte et son corps n’est plus que cendres, renchérit le Haut-Prêtre. Il est impossible qu’elle ait été présente…

- Je l’ai vue ! Tonna le Roi en tapant du poing sur la table. Je l’ai vue comme je vous vois, et ses yeux incandescents me fixaient sans cesse !

- Il semblerait qu’elle vous ait ensorcelé, mon Seigneur, dit le commandant de ses troupes.


Le Roi prit une minute pour réfléchir. Personne d’autre que lui n’avait vu la femme et le surplus d’hommes ennemis. Se pouvait-il qu’il soit effectivement ensorcelé ? La malédiction que la sorcière lui avait lancée était-elle réelle ?

 

- La malédiction… commença-t-il.

- Vous n’allez tout de même pas croire à ces sornettes ? Le coupa le Haut-Prêtre. La seule magie qui existe est celle de nos quatre Dieux. C’est hérésie que de penser autrement.

- Bien entendu, admit le Roi.

- Vous feriez peut-être mieux d’y croire, dit à voix basse le maître-espion qui s’était tu jusque-là.

 

*****

 

 

Le soleil laissa place à la lune plusieurs fois avant qu’Adgar ne se décide à consulter le Haut-Prêtre à nouveau. Les cauchemars s’étaient intensifiés. Les yeux de braise le suivaient partout. Jamais il n’avait l’esprit tranquille et des visions d’horreur le hantaient constamment. L’état du Roi était fébrile et il avait beaucoup de mal à le cacher. La confiance que ses hommes lui vouaient diminuait de jour en jour. Cela devait cesser.

Il décida de se rendre chez le Haut-Prêtre pour y quérir de l’aide.

 

- Mon ami, j’ai grand besoin de toi.

- Que puis-je faire pour toi Adgar ?

- Le fantôme de cette sorcière continue de me hanter… j’ai l’impression de perdre l’esprit peu à peu. J’ai beau prier matin, midi et soir, rien n’y fait. Ses yeux maléfiques continuent de me fixer jour et nuit.

- Tu sais que l’Eglise des Quatre réprimande toute personne qui croit aux pouvoirs païens, lui rappela le Haut-Prêtre d’un ton autoritaire.

- Oui, je le sais.

- Alors qu’attends-tu de moi exactement ?


Le Roi s’agenouilla devant le Haut-Prêtre et leva vers lui un visage implorant :

 

- Bénis-moi.

 

*****

 

 

Après la bénédiction, les cauchemars du Roi disparurent. Il se sentait libre à présent. Libre du poids que la malédiction faisait autrefois peser sur lui.

 

 

Ce regain de confiance lui donna le courage d’affronter son ennemi une fois encore. Les troupes d’Adgar déferlèrent sur celles du Roi d’Outremer. Le sang coulait à flot parmi les hommes des deux Rois. Il en devint difficile de se frayer un chemin parmi les cadavres qui jonchaient le sol. Adgar se battait vaillamment, tranchait des têtes et perforait des ventres en criant sa joie. Jusqu’à ce que le commandant de l’armée divine l’interpelle et lui ouvre les yeux : il ne restait plus qu’une poignée de soldats debout à ses côtés.

Lorsque le Roi porta son regard sur ses ennemis, il vit une multitude de paires d’yeux flamboyants qui l’observaient. Tremblant, il ordonna au restant de ses troupes de se retirer. Les Dieux l’avaient abandonné.

 

- Par tous les Dieux qu’est-ce qui vous a pris ?! Tonna le commandant de l’Eglise.

- Je… je me battais, bredouilla le Roi comme un enfant pris la main dans le sac.

- Vous vous battiez ? Vous courriez au suicide, voulez-vous dire !

- Jamais je ne… non. C’est cette malédiction !

- Cessez donc vos enfantillages, Roi, intervint le Haut-Prêtre. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez, mais pour le bien de votre peuple il faut cesser ce massacre.

- Personne ne me croit-il donc ? Explosa Adgar en parcourant du regard la table du conseil. Me prenez-vous pour un fou ? Pensez-vous vraiment que je me jetterais ainsi dans la gueule du loup si aucun maléfice ne me brouillait la vue ?


Les différents conseillers évitaient le regard du Roi, sauf deux d’entre eux : le Haut-Prêtre, qui observait le Roi avec dureté, et le maître-espion, un sourire rusé sur le visage. C’est à ce dernier qu’Adgar adressa la parole :

 

- À quoi songez-vous, espion ?

- À une solution.

- Vous pouvez développer ?

- Certes, répondit-il posément alors que tous les regards se rivaient sur lui. Si vos prières et même la bénédiction du Haut-Prêtre n’a pas suffi à lever la malédiction qui pèse sur votre royale personne, alors nul ne le peut dans l’enceinte de votre camp.

- Et vous appelez ça une solution ? rugit le Roi.

- Ne vous emportez pas, mon Seigneur, votre esprit est déjà malade, il ne faudrait pas que votre cœur s’y mette.


L’assemblée sourit, chacun retenant un ricanement alors que le Roi s’efforçait de contenir sa fureur.

 

- Donnez-moi une seule bonne raison de ne pas planter votre tête sur une pique sur le champ, demanda-t-il.

- Vous n’en ferez rien. Je suis le seul à pouvoir vous aider.

- Vous ne m’avez toujours donné aucune solution.

- Elle est simple : une sorcière vous a lancé une malédiction, seul un autre sorcier peut la briser. Je connais une personne qui en est capable, mais il vous demandera un certain prix.

- Hérésie ! S’exclama le Haut-Prêtre en se levant, suivi du commandant de l’armée divine. Cet homme devrait être exécuté !

- Vous-même n’avez pas pu m’aider, Haut-Prêtre, et vous voudriez que j’exécute le seul homme qui me propose une solution sensée ?

- Adgar, je vous préviens : si vous optez pour cette « solution », vous perdrez l’appui de l’Eglise, de son armée et des quatre Dieux !

- Si nous n’avons plus l’armée divine avec nous, la guerre est perdue, mon Seigneur, renchérit son commandant.

- Qu’importe la guerre, nous reprendrons nos terres plus tard. Quant aux Dieux, ils m’ont déjà abandonné. Espion, je vous suis.

- Maître-espion, s’il vous plait, corrigea-t-il en souriant.

 

*****

 

- Où allons-nous exactement, demanda Adgar à son guide ?

- Il y a une clairière dans la forêt, à quelques kilomètres d’ici. C’est là que vit le sorcier et sa famille.

- Ils vivent seuls dans les bois ? À l’écart de tout ?

- Vous et l’Eglise les avez obligés à vivre cachés. Vous avez oublié ?


Le Roi ne répondit pas. Cette question ne méritait nulle réponse et d’ailleurs, le maître-espion n’en attendait pas. Ils chevauchaient depuis plusieurs heures déjà, mais ils approchaient enfin de leur but.

La petite chaumière était illuminée de l’intérieur. La bâtisse ne payait pas de mine, vu de l’extérieur, mais en y entrant, une chaleur accueillante et un fauteuil confortable firent le bonheur du Roi. Le sorcier était seul, sa femme et son fils étaient partis cueillir des baies et des champignons dans la forêt pour laisser les hommes entre eux.

 

- Ainsi donc vous êtes victime de la malédiction d’une sorcière que vous avez condamnée au bûcher, commença l’homme des bois.

- En effet, reconnu Adgar.

- Et vous voudriez que je lève cette malédiction ?

- Oui, si vous le pouvez.

- Je pourrais, si vous acceptez d’en payer le prix.


Le sorcier, homme d’apparence banale, versait du thé dans la tasse destinée au Roi. Il parlait sans la moindre trace de peur, face au pouvoir qui se tenait devant lui. Adgar était impressionné par cette contenance.


- Que demandez-vous en échange ? J’ai beaucoup d’or. Donnez votre prix, il sera le mien.


L’homme posa la théière sur la table de bois brut. Son regard croisa celui du Roi et ne le lâcha plus.

 

- Je ne veux pas d’or. Je veux quelque chose de bien plus cher à mes yeux, aux yeux de tous ceux que vous et votre Eglise nommez « païens ».

- Parlez, sorcier. Que voulez-vous ?

- Je veux que vous cessiez toute exécution, toute torture, tout emprisonnement et toute poursuite de ceux qui pratique une autre magie que celle imposée par votre Eglise. Je veux que sorcières et sorciers soient libres à nouveau, que nous soyons traités comme des hommes et des femmes ordinaires et ce à travers tout votre royaume.


Un silence de mort s’installa. Adgar n’en revenait pas. Cet homme était-il fou ? Tout un chacun savait pertinemment que l’Eglise voulait anéantir la pratique de la sorcellerie. Impossible de persuader ces gens-là de changer de cap. Il secoua la tête.

 

- Mon ami, j’ai bien peur que ce que vous me demandez là soit en dehors de mes compétences…

- Je ne suis pas votre ami. Si vous êtes le Roi de ces terres, c’est vous et vous seul qui avez les pleins pouvoirs. Faites ce que je vous demande ou gardez votre malédiction. C’est à vous de voir.

 

*****

 

 

La décision avait été longue à prendre, et plus longue encore à mettre en application. Une bonne dizaine de générations avaient connu l’emprise de l’Eglise sur le pouvoir politique des Terres Intérieures. Difficile de changer les mentalités après autant de temps et d’endoctrinement. Cependant, en rendant visite au sorcier, le Roi avait déjà perdu le soutien du Haut-Prêtre et de l’armée divine. Au point où il en était, qu’importait-il de perdre le reste ?

 

Ses ordres avaient parcourus tout son royaume. Coursiers, oiseaux messagers et crieurs publics annonçaient partout la nouvelle : les pratiquants de la sorcellerie pouvaient vivre libres et ne seraient plus pourchassés ni par l’Eglise, ni par l’armée du Roi. Ce changement majeur en avait ravi certains, répugné d’autres. Il faudrait du temps avant que les sorciers ne soient acceptés au sein des autres communautés.

 

Adgar avait répondu à la demande du sorcier des bois. Il avait payé le prix. Plus seul que jamais, il partait à nouveau lui rendre visite pour réclamer son dû.

 

- Mon Seigneur, quelle joie de vous revoir ! l’accueillit le sorcier dans sa chaumière.

- Tout le plaisir est pour moi, enfin je vais être libéré de cette malédiction !

- J’ai entendu les rumeurs. Vous avez payé le prix, à mon tour de remplir ma part du contrat.


Le sorcier se dirigea vers ses étagères et prit un sac de toile dont il versa le contenu tout autour du siège sur lequel était assis Adgar. Il s’agissait d’une poudre grise dont l’origine était inconnue du Roi. Ensuite, le sorcier entama une sorte de rituel, procédant à des incantations dans un langage ancien et étranger. Le Roi n’était pas très à son aise et gardait les mains crispées sur les accoudoirs de son siège.

 

Enfin vinrent des paroles compréhensibles pour Adgar :

 

- … puisse aujourd’hui la malédiction de cet homme s’achever.


Le sorcier fit encore quelques gestes rituels et la poudre qui entourait le Roi s’envola en fumée, sans toutefois prendre feu. Adgar sentit quelque chose en lui… des crampes violentes au ventre le firent se tordre de douleur. Il commençait à cracher du sang…

 

- Que m’avez-vous fait ?! cria-t-il, pris de panique.


L’homme se pencha vers lui avec résolution.

 

- Mon Seigneur, je n’ai fait que mettre fin à votre malédiction, comme vous me l’aviez demandé. Il semblerait qu’elle devait mal finir pour vous.

- Traître ! Sale traître que vous êtes, vous serez brûlé, comme les autres !

- Mais vos derniers ordres ont été de cesser les poursuites envers les sorciers, mon Seigneur, répondit-il mielleusement. Si j’ai bien compris les rumeurs sur cette histoire, votre peuple ne semble plus vous porter dans son cœur… c’est vous qu’il accuse de traîtrise.

- Menteur ! cria le Roi entre deux quintes de toux.

- Oh, j’oubliais, dit-il en enlevant la couronne de la tête du Roi. Vous n’avez aucun descendant à l’heure actuelle et vous êtes sur le point de succomber face à votre ennemi. Dans ces cas-là, la loi veut que le vainqueur remporte la couronne et le royaume qui va avec.

 

Adgar n’était déjà plus que l’ombre de lui-même. Son corps pourrissait de l’intérieur. La douleur était atroce, insoutenable. Parler lui était devenu impossible car ses chairs se tuméfiaient déjà. Il ne put que lancer un regard haineux et lourd de reproches au sorcier qui avait accéléré sa malédiction au lieu de la lui ôter.

 

Le sorcier sourit en posant ladite couronne sur son propre crâne. Le Roi, lui, venait d’expirer pour la dernière fois. Son corps n’était que putréfaction et continuait encore à se décomposer.

 

- Quel imbécile. Croyait-il vraiment que les sorciers ne s’entraidaient pas ? À présent, une nouvelle ère va voir le jour : la nôtre.

 

 

 

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29 septembre 2012 6 29 /09 /septembre /2012 18:38

Ange-Louve-titre.jpg

 

de

 

Rachel Rostalski

 

 

 

Ange-Louve.jpgLe feu prenait peu à peu sur les fétus de paille qui avaient été disposés au pied du bûcher. Ce dernier venait d'accueillir sa victime : un sorcier d'une quarantaine d'années que Lupta l'Immortelle avait attiré dans ses bras pour mieux le supprimer, comme le lui avait ordonné son supérieur. « Peu importe la méthode, cette fois-ci, nous voulons que le travail soit fait. La magie doit disparaître de nos terres. » Ce à quoi Lupta s'était retenue de répondre qu'il était plutôt paradoxal de lui demander à elle de faire disparaître la magie. Mais il était vrai qu'elle était responsable de l'extinction de nombreux peuples de Démons. Plusieurs races avaient en fait disparu de ses mains.

La jeune femme observait d'un œil amusé le sorcier s'agiter sur le bûcher. Les flammes allaient bientôt lui dévorer les pieds. Ensuite, tout irait très vite, la magie attisait les feux, en général. C'est pourquoi les magiciens et autres sorcières brûlaient si bien.

-          Chienne ! Traîtresse à ton sang ! Cracha-t-il.

-          Mon sang n'est pas le tien, mage, se contenta-t-elle de répondre avant de se murer dans un silence de tombe.

Bientôt, l'homme se mit à crier puis il hurla sa douleur au visage de la jeune femme qui l'observait désormais avec gravité, toute trace d'amusement ayant quitté son visage. Ses lèvres remuaient silencieusement, alors qu'elle murmurait un Pater Noster, effrayant de vraisemblance bien qu'il sortait de sa bouche.

-          Pour payer ma mort, mes adeptes tueront ton père ! Hurla le sorcier entre deux cris de douleur.

Lupta ne mit que plus de conviction et de fermeté dans sa prière, qu'elle prononça bientôt à voix haute. A mesure qu'elle parlait en fixant le bûcher, les flammes montaient, gagnaient en intensité et en pouvoir destructeur, avivées par la prière de la jeune femme.

-          Sed libera nos a malo. Amen, acheva-t-elle pour la seconde et dernière fois du rituel. Mon père sait se défendre. Personne ne parviendra à l'éliminer.

-          C'est un monstre, tu le sais ! Il faut un autre monstre pour le tuer... Crois-moi, à la Saint-Jean, il sera mort...

La jeune femme ignora la menace du sorcier et le défia du regard tandis que les flammes le dévoraient entièrement et consumaient peu à peu son corps qui se tordait de douleur. Puis elle remarqua que le sorcier marmonnait quelque chose, comme s'il eût ignoré la chaleur qui le détruisait. Ses lèvres bougeaient mais ne prononçaient aucun mot que la jeune femme pût comprendre.

Prise de panique, Lupta entama un Ave Maria chargé de détresse. Elle ignorait ce que ces murmures pouvaient signifier mais un mauvais pressentiment la gagnait à mesure que l'incantation du mage avançait. En réalité, et cela l'effrayait encore plus, elle avait déjà affronté des créatures bien plus dangereuses, mais cet homme, le premier mage qu'elle tuait à vrai dire, lui faisait plus peur que n'importe quoi jusqu'alors.

Tandis que sa bouche prononçait sa prière de plus en plus fort, son esprit cherchait désespérément un moyen de faire cesser l'homme. Et soudain, ce dernier se tut. La vie l'avait quitté et il était parti brûler en Enfer.

 

Lupta, qui était loin d'avoir achevé la tâche qu'on lui avait confiée une fois l'homme mort, effaça aussi bien qu'elle put toute trace de son passage et du bûcher. Elle retourna la terre et enterra profondément les cendres froides du sorcier.

La nuit était redevenue silencieuse, elle avait même regagné sa rassurante obscurité. Ainsi, la jeune femme rabattit son capuchon pour dissimuler au mieux son visage sous le loup de velours qu'elle portait constamment lorsqu'elle accomplissait une tâche de ce type, et se remit en selle.

L'abbaye St Victor parut terriblement lointaine à Lupta. Les mots inconnus du sorcier résonnaient sous son crâne alors qu'elle chevauchait. Pour la première fois de sa vie, la peur s'était inexplicablement emparée d'elle. Et plus elle y pensait plus la crainte lui remuait les entrailles. Elle ne savait pas ce qu'avait murmuré le sorcier, si c'était uniquement les divagations d'un homme qui mourait dans d'atroces souffrances ou bien pire. Elle se promit d'en parler au Père Abbé une fois à St Victor, eût-elle du le réveiller. Elle ignorait quelle heure il était, si les mâtines avaient déjà commencé ou même si elles étaient déjà achevées.

L'atmosphère de St Victor parut chaleureuse à la jeune femme, comparée à la froideur des cendres du mage. Elle devait absolument parler au Père Abbé. Sa conscience lui dictait d'aller le voir pour tenter d'élucider le mystère des paroles de l'homme qu'elle avait envoyé au bûcher. Ces paroles étaient on ne peut plus clair mais l'expérience de Lupta lui indiquait encore plus clairement qu'aucun mot n'était à prendre à la légère, surtout avec un mage. Ces derniers n'étaient pas avares de parole pour rien.

La grande horloge de la ville indiquait une heure passée de vingt minutes quand Lupta parvint à Marseille. Les chanoines étaient tous retourné se coucher après mâtines, à cette heure-là. Ainsi, la jeune femme pénétra au galop dans la cour de l'abbaye. En sautant à bas de sa monture, elle inspira une grande bouffée d'air frais, elle se sentait chez elle, ici. En ces lieux, personne ne la fuyait et elle était sous la protection permanente du Père Abbé.

La cellule du Père se trouvait à l'étage, un peu en retrait du dortoir des moines. La jeune femme monta les marches quatre à quatre, traversa le dortoir empli de moines qui feignaient le sommeil en attendant son retour. Elle sentit des dizaines d'yeux posés sur son dos, la suivant dans chacun de ses mouvements. Ils l'observèrent se faufiler jusqu'à la cellule que le Père Abbé occupait seul.

Non seulement Lupta était la seule femme à pénétrer dans l'abbaye, mais quand elle venait, elle se rendait directement dans la cellule du Père Abbé et n'en sortait généralement que juste avant de quitter les lieux.

Le vieux moine dormait sur sa paillasse et se réveilla en sursaut lorsque la jeune femme referma la petite porte en bois en la claquant pour n'avoir pas à le réveiller en le secouant comme un prunier. Il était encore rasé de la veille mais sa tonsure n'avait pas été rafraîchie depuis bientôt trois mois et un petit duvet commençait à recouvrir l'arrière de son crâne. Le vieil homme sauta sur ses pieds, aussi frais que s'il eût bénéficié d'une parfaite nuit de repos.

-          Quelle énergie, mon Père ! Plaisanta Lupta.

-          Avez-vous exécuté votre travail ? Répondit-il en ignorant les sarcasmes de la jeune femme tant il y était habitué.

-          Certes. C'est justement à ce propos que je venais vous voir...

-          Je pensais bien que vous ne veniez pas me voir juste pour me tenir le crachoir. Que s'est-il passé de si particulier pour vous inquiéter au point de venir me voir au milieu de la nuit ?

Le Père Abbé avait encore gagné en gravité, et il avait saisi, comme l'espérait Lupta, que cette dernière était perturbée par quelque chose de non-négligeable.

-          Juste avant de mourir, le sorcier a prononcé une formule, et ce après m'avoir menacée de la mort de mon père.

Le moine affichait une mine grave, il compatissait et comprenait les peurs de la jeune femme. Il posa la main sur son bras dans un geste apaisant et l'invita à s'asseoir sur la petite chaise de bois qui occupait un coin de la pièce.

-          Mon enfant, votre père est capable de se défendre lui-même, ne croyez-vous pas ? Cela fait plus de cinq siècles qu'il vit ici-bas.

Lupta fut profondément touchée par la réaction du moine. Elle connaissait les sentiments de ces derniers à l'égard de son immortel de père. La plupart d'entre eux le détestaient, d'autres le craignaient tout simplement.

-          Oui... Mais j'ai peur. J'ignore pourquoi mais j'ai peur ! Pourquoi un homme que j'ai moi-même éliminé m'effraie-t-il autant, mon Père ?

-          Je l'ignore. Ce qu'a fait cet homme ressemble à une malédiction, mais si je ne sais les paroles qu'il a prononcées, je ne peux rien faire, avoua le vieil homme, sincèrement navré. Si seulement la menace avait porté sur votre personne, nous aurions pu agir de plusieurs manières, mais...

Pour éviter au Père d'avoir à terminer sa terrible phrase, Lupta posa à son tour sa main sur le bras du moine. Elle refusait d'entendre cette terrible vérité qui venait de lui sauter au visage en quelques secondes comme la misère sur le monde. Son père, ce monstre comme disaient certains, ce vampire vieux de plus de six cents ans, faisait partie de ces êtres qu'elle supprimait sans arrêt pour servir l'Eglise. Cette dernière avait mandé sa présence en son sein car la jeune femme était visiblement immortelle, à l'image de son père. Toutefois, ce que peu de gens savaient, elle pouvait mourir de blessure comme n'importe quel être mortel. Elle détestait la nature de son père mais c'était de son fait si elle existait et cela comptait plus que tout. S'il mourait, elle n'aurait plus personne de son sang au monde et cela lui aurait été insupportable. Mais ce qui l'effrayait le plus était qu'elle avait peur de cette menace, alors qu'elle était habituée à tous ces trucs magiques. Mais une malédiction finissait invariablement par se réaliser, n'est-ce pas ?

 

Trop fatiguée par l'éprouvante soirée qu'elle avait vécue pour écrire le soir même, la jeune femme envoya une lettre à son père le lendemain matin. Elle y dissimulait ses craintes mais l'interrogeait vivement quant à ses projets jusqu'au solstice. Elle n'y montrait également pas la compagnie qui était la sienne, son père avait toujours eu une sainte horreur de tout ce qui avait trait à la religion, au Christ et au sacré.

 

La jeune femme bénéficia ensuite d'une longue période de repos durant laquelle elle eut tout loisir de s'inquiéter en attendant de recevoir une réponse de la part de son père. Environ un mois après l'envoi de sa propre lettre, Lupta eut entre les mains un rouleau de papier cacheté. Son cœur fit un bond dans sa poitrine à l'idée de recevoir enfin des nouvelles de son père, puis un deuxième lorsqu'elle aperçut finalement le symbole qui ornait le cachet de cire : les deux clefs croisées du Saint Père.

Une nouvelle tâche lui était confiée : un loup-garou qui faisait des ravages en Languedoc devait être supprimé. Depuis cette histoire dans le Gévaudan, les loups-garou s'étaient multipliés à une allure folle dans cette région. Ces bêtes étaient vraiment les seules créatures – mis à part les démons – qu'elle tuait sans ce petit pincement au cœur qui lui rappelait à chaque fois qu'elle n'était pas son père. Elle, ne tuait pas pour sauvegarder sa propre vie.

La jeune femme songea une fois de plus à ce qu'avait proféré le sorcier. Et si c'était justement un loup-garou qui devait le tuer ? Malgré le dégoût et le mépris qu'ils lui inspiraient, Lupta reconnaissait volontiers qu'ils figuraient parmi les créatures les plus puissantes du bestiaire qu'on qualifiait à tort de « fantastique ».

Alors qu'elle pensait à son père, un jeune homme qui allait bientôt prononcer ses vœux lui apporta une seconde lettre, au cachet de cire marqué d'un dragon. Un frisson parcourut Lupta de la tête aux pieds lorsqu'elle vit la bête dont elle connaissait bien la signification : cette lettre était signée Dracul. Elle défit le cachet de ses mains tremblantes de joie et d'excitation, et lut la lettre. Cette dernière lui apprit que son père serait en voyage jusqu'à la fin de l'été.

Une vague de soulagement envahit la jeune femme d'un seul coup, au point qu'elle s'effondra sur son lit, inconsciente sous le coup de l'émotion. Un poids venait de lui être ôté : son père ne serait pas dans ses Carpates natales jusqu'à la Saint-Jean. Et la malédiction du sorcier portait jusqu'à cette date, n'est-ce pas ?

Grâce à cette nouvelle, lorsque Lupta quitta l'abbaye, une semaine avant la pleine lune, elle avait le cœur plus léger et l'esprit plus à sa tâche.

En quelques jours seulement, la jeune femme se présenta dans le village où le loup-garou avait été aperçu pour la dernière fois. Elle passa les derniers jours qui lui restaient avant la pleine lune à s'approprier l'immense forêt, son terrain, ses moindres recoins n'avaient plus de secrets pour elle. Le garde chasse ne devait pas la connaître mieux qu'elle, désormais.

Lorsque la nuit de la pleine lune fut venue, Lupta patienta tout le soir au milieu de la forêt, dans les ruines d'un vieux cercle de pierres. Pendant son exploration des bois, elle s'était appliquée à monter des pièges à tous les endroits possibles. Elle portait sur elle une cartouchière pleine de balles en argent et avait chargé son pistolet à double canon depuis des heures lorsqu'un hurlement de loup retentit dans les profondeurs enténébrées de la forêt.

Se dressant sur ses pieds, la jeune femme saisit son arme, prête à viser et à tirer en un instant au moindre mouvement. Comme rien ne bougeait au bout de plusieurs minutes, la jeune femme courut auprès de son cheval, défit le nœud de la bride, et l'enfourcha vivement. Au triple galop, Lupta rejoignit le chemin qui traversait la forêt d'Est en Ouest et s'arrêta pour observer et écouter, son cheval freinant des quatre pattes pour s'arrêter où sa maîtresse le voulait. Rien ne semblait venir de l'Ouest, mais un léger bruit lui parvenait de la direction du village. Elle tendit l'oreille et dut retenir fermement sa monture afin de ne pas tomber lorsqu'un nouveau hurlement s'éleva à l'Est.

Repartant au galop dans la direction du hurlement, la jeune femme saisit à nouveau son arme et abaissa le chien de la percussion puis elle ralentit légèrement l'allure en entendant le loup hurler à nouveau, plus prêt, cette fois.

Elle trouva la bête un peu plus loin, à la lisière du village. Le loup-garou se retourna, fixant la jeune femme de ses yeux jaunes en montrant les crocs. Son pelage luisait à la lumière de la lune et les poils de son dos s'étaient hérissés. A la surprise de Lupta, il commença à faire des cercles concentriques autour de la jeune femme, montrant ainsi que même s'il savait avoir affaire à un adversaire aussi puissant que lui, il ferait face. Le sang des vampires coulait dans les veines de la chasseresse et le loup l'avait senti, comme toutes les créatures magiques qu'elle avait affrontées jusque là.

Faisant tourner sa monture par à coups, malgré ses coups de sabots sur le sol et ses signes de refus, Lupta suivait consciencieusement chacun des mouvements du loup. Et tandis que son bras gauche tirait régulièrement sur les rênes, le droit pendait le long de son corps, invisible pour le loup-garou, agrippant fermement la précieuse arme à feu. Bien sûr, l'argent empestait à des kilomètres à la ronde pour un loup-garou, mais cela ne posait aucun problème, l'argent était chose courante. Et puis les intentions de la jeune femme étaient clairement inscrites sur son visage, de sorte que si le loup avait voulu fuir, il l'eût fait depuis longtemps.

Alors que Lupta se retrouvait pour la deuxième fois en face d'un arbre au tronc énorme et torturé, elle se demanda combien de temps chacun d'eux allait tenir. Le loup céderait-il en premier ? Ou bien serait-ce elle ? La réponse lui fut donnée lorsque le monstre fit un bond dans sa direction. Le cheval se cabra et la jeune femme faillit être désarçonnée. S'appuyant de tout son poids sur les étriers, se penchant le plus en avant possible elle parvint à conserver sa place sur sa monture et tira un coup de feu en direction du loup avant que celui-ci ne l'atteigne.

L'une des balles manqua la bête et frappa le sol mais l'autre atteignit sa cible. Habitué à ce bruit, le cheval, ne réagit pas, cette fois-ci. Le loup, en revanche, fut projeté à terre, une balle fichée dans le jarret. Il s'en fut alors dans les sous-bois avec un jappement de douleur.

La jeune femme reprit ses esprits en quelques instants mais le loup avait déjà disparu. Elle donna un léger coup de talon dans les flancs de sa monture et suivit le loup à travers les arbres, d'un pas tranquille, n'adoptant même pas le trot. Lupta savait qu'elle avait touché le loup. Elle savait aussi que ce dernier s'affaiblirait de minute en minute et qu'il lui suffisait de le trouver ou d'attendre. A moins qu'il n'ait été particulièrement puissant, il serait mort au matin, avant de pouvoir retrouver forme humaine.

Quelques minutes passèrent avant que la jeune femme retrouve la trace de sa proie. Une flaque de sang brillait sous la lune et empestait le chien. Le loup s'était arrêté là puis était reparti en poursuivant dans la même direction, traçant un chemin, tel le Petit Poucet, à l'aide de gouttes de sang qui étaient tombées régulièrement sur tout le chemin qu'il fallu que Lupta suive pour retrouver la bête elle-même.

Le loup était couché par terre, respirant dans une sorte de râle. Il suivit la jeune femme des yeux tandis qu'elle s'approchait de lui. Il n'avait même plus la force de lever la tête, encore moins de se relever pour fuir à nouveau. Elle posa une main gantée sur son flanc, et le caressa doucement. Lorsque Lupta ôta sa main, elle tenait une touffe de poils gris qu'elle jeta à côté d'elle. Le loup-garou était tellement affaibli qu'il allait bientôt se retransformer. Et mourir...

La jeune femme rechargea son pistolet avec des gestes lents. Elle mourait de curiosité de savoir qui était ce loup-garou. Elle aurait mis sa main au feu qu'il s'agissait de l'un des habitants du village. Mais le quel ? Elle glissa la poudre dans le canon, et la bourre, et enfin la balle d'argent qui tuerait le loup sur le coup.

Ce ne fut pas par cruauté qu'elle fixa le loup-garou dans les yeux alors qu'elle collait l'extrémité du canon contre son poitrail. Elle le regarda et pressa la détente.

Dès lors, les poils du loup-garou commencèrent à tomber, sa peau retrouva sa couleur rose pâle et bientôt, le corps d'un jeune homme à peine pubère se trouva aux pieds de Lupta. Surprise, cette dernière réprima un sursaut. Ce jeune homme n'était autre que l'un des fils de l'armurier du village voisin. Et les loups-garou qu'elle avait tués jusqu'à maintenant n'avaient été que des hommes d'une quarantaine d'années, pas de jeunes hommes qui n'avaient rien connu de la vie.

Pour la première fois, Lupta eut, non pas des remords, car ce serait trop miser sur sa capacité à éprouver des sentiments, mais un léger doute quant à ce jeune homme. Était-il victime ou instigateur de cette malédiction qui l'avait frappé ?

Peu importait ! En le tuant, Lupta l'avait libéré et avait ainsi libéré les habitants de la région.

Elle ramena le corps au village, où tout le monde l'attendait avec impatience, curieux de savoir si elle avait menée à bien sa mission. Présentant des condoléances qui lui parurent curieusement sincères, à l'armurier, Lupta conserva une mine grave jusqu'à ce qu'elle quitte les lieux pour s'en aller au plus vite vers la capitale, oublier le plus vite possible cette histoire qui, dans son for intérieur, la dérangeait grandement.

La jeune femme se rendit au presbytère de Notre-Dame dès que, sept jours plus tard, elle fut parvenue à Paris. Là, comme à St Victor et dans toutes les autres églises de France, où elle accomplissait la majorité de ses missions et où elle en recevait les ordres, elle était la bienvenue. On l'y traitait en invitée de marque et elle s'y sentait chez elle. Lorsque l'occasion lui en était donnée ou que l'envie lui en prenait de se rendre à Paris, la jeune femme passait un temps fou à méditer au cœur même de Notre-Dame et à flâner dans les immenses avenues toutes neuves qui avaient succédé aux rues étroites et tortueuses de l'ancien Paris. Même si c'était comme cela qu'elle avait rencontré cette ville, ces rues, curieusement, ne lui manquaient pas. Haussmann avait assurément fait du beau travail ! L'occasion lui avait été donnée de discuter avec lui, au cours d'une soirée mondaine où elle s'était rendue, absolument sans en référer au curé, bien entendu. C'était un homme brillant, intéressant et intéressé de tout ce qu'on lui disait, il avait une conversation agréable et des idées révolutionnaires à faire pâlir les Lumières. Les chambres de bonne, les plafonds à plus de trois mètres de distance du sol dans des habitations de ville, tout cela n'avait rien à voir avec la province, qui conservait ainsi tout son charme. Mais ce qui fascinait Lupta plus que tout, c'était le Bon Marché avec toutes ses étoffes, tous ces articles que les clientes s'arrachaient à des prix dérisoires, ces nouvelles techniques de vente... Cela la fascinait et l'intriguait aussi beaucoup. On ne trouvait pas ce genre de commerces en province et encore moins en Transylvanie.

Ses séjours à Paris et autres grandes villes étaient pour Lupta les rares moments où elle s'autorisait à s'habiller à la dernière mode, dans de magnifiques robes qui ne faisaient pas regretter le corset de la cour de Louis XVI.

Parfois, lorsqu'elle voyait cela, la jeune femme venait à douter de l'utilité de sa tâche. Quatre cents ans auparavant, cette dernière avait un but et était parfaitement bien-fondée. Mais le monde avait bien changé depuis. De l'Inquisition, où Lupta était la plus redoutable des commissaires pontificaux, à la révolution industrielle, les priorités du peuple avaient changées. On ne se préoccupait plus des sorciers et de leurs hérésies, mais bien plutôt de savoir si sa place à la fabrique serait toujours là le lendemain. C'était cet aspect de la société qui avait changé du tout au tout qui désolait le plus la jeune femme.

 

Lupta séjourna quelques jours à peine dans la capitale avant qu'un nouvel ordre de mission lui parvienne. Des sorciers tenaient, dans l'ancien Paris, des réunions occultes et l'on souhaitait que leur chef fût éliminé, en une sorte d'avertissement.

Elle trouverait le sorcier à la sortie d'une réunion de son ordre, le dimanche soir de la semaine suivante.

Lorsque, le lendemain, la nuit vint à tomber, la jeune femme se rendit à l'adresse indiquée sur son ordre de mission et patienta.

Au loin, une voix de petite fille s'exclama :

-          Louis, je n'aime pas cet homme...

Une hésitation se fit sentir dans la voix qui dit plus bas :

-          Sens-tu cette odeur ?

-          Oui, répondit une voix masculine au timbre emprunt de souffrance. Claudia, je ne connais pas cette odeur, confessa-t-il.

Lupta avait elle-aussi senti une odeur. Cette odeur si familière... Celle de la vieille mort et du sang encore brûlant... Celle des vampires. Elle craignit un instant que les deux vampires ne partent à sa recherche, car de toute évidence, c'était son odeur à elle qu'ils avaient sentie. Mais elle fut soulagée lorsqu'elle entendit leur pas léger s'éloigner. Peut-être l'aspect inconnu de son odeur, elle aussi mêlée à celle de la mort, qui devait pourtant la rendre familière pour eux, avait-elle effrayé les vampires ?

Puis, du bruit s'éleva de manière imperceptible de l'autre côté du porche qui donnait sur une grande cour. Des voix résonnèrent un peu et les battants de l'imposante porte de bois s'ouvrirent lorsque toutes les voix à l'exception d'une seule se furent retirées dans le bâtiment auquel appartenait la cour. Ainsi, il ne restait plus qu'un homme dehors : celui qui devait mourir ce soir. Et s'il s'agissait du mauvais sorcier ? Le doute envahit l'esprit de Lupta qui sentit son cœur s'accélérer. Et puis zut ! Les indications étaient suffisamment précises pour que les prêtres qui s'étaient occupés de planifier cette mission soient absolument certains de ce qu'ils faisaient !

Un homme au visage caché par un capuchon sortit alors de la cour et referma le battant qu'il avait emprunté. Lupta prit bien garde à toujours rester dissimulée dans l'ombre de la rue. L'homme qui venait de sortir se dirigea dans la direction opposée à Lupta qui se mit immédiatement à le suivre, se tenant assez loin de cet homme pour ne pas être repérée mais assez près de lui pour pouvoir attaquer quand elle jugerait que le moment de sa mort serait venu.

Considérant que ce moment était dépassé depuis bien longtemps, la jeune femme allongea le pas, ne faisant pas plus de bruit que l'homme qui marchait devant elle de manière étonnamment silencieuse. Tirant un long et fin poignard de Templier, elle se rapprocha de plus en plus de cet homme à qui elle vouait une sainte haine mais dont elle ignorait jusqu'au nom. Son bras droit se souleva, le gauche, levé et plié à angle droit au niveau de la poitrine, assurant ses mouvements. Lupta sentit son cœur battre soudain plus rapidement et, alors qu'elle amorçait son mouvement pour abattre le poignard dans le dos de cet homme, ce dernier se retourna.

Ces yeux bleus, ces longs cheveux bruns, cette bouche dont elle avait hérité... Tout cela ne suffit pas à éveiller ses réflexes assez rapidement pour stopper l'arme. La jeune femme sentit son bras continuer sa course, vit la longue lame effilée se rapprocher de la poitrine recouverte d'une fine chemise de coton. Elle fut incapable de retenir son bras mais sentit en revanche son cœur s'arrêter d'un coup, lui faisant si mal qu'elle hurla lorsque la pointe d'acier déchira le tissu et pénétra la chair de celui qui lui avait donné la vie.

Haletante, elle fit quelques pas en arrière, terrifiée par l'acte qu'elle venait d'accomplir. En face d'elle, la tête couverte d'un capuchon se baissa et observa le poignard planté dans son corps, puis les yeux bleus de son père se posèrent sur Lupta, emplis d'incompréhension. La jeune femme, bouche bée, les yeux écarquillés de frayeur et brouillés de larmes naissantes, fut incapable de faire un seul mouvement. Puis, ce qui rendit sa mobilité à Lupta, Dracul tomba à genoux sur le sol pavé de la rue.

La jeune femme se précipita aux côtés de son père. Elle le saisit par les épaules et riva son regard à ses yeux bleus. D'un geste doux, il saisit délicatement le loup de velours et lui imprima une légère secousse qui suffit à défaire le nœud. Il découvrit le visage de sa fille sans surprise, et un sourire s'esquissa même sur le sien.

-          Tu traites avec les moines, maintenant ? Souffla-t-il.

-          Quoi ?

Lupta ne comprenait pas de quoi son père voulait parler. Comment pouvait-il savoir ? Jamais, au grand jamais elle n'avait mentionné cela devant son père ou dans aucune des lettres qu'elle avait pu lui envoyer. Lorsqu'il voulut lui répondre, il toussa, cracha un peu de sang, penché en avant. Puis il releva la tête et observa sa fille. Ses yeux étaient dénués de tout reproche mais il n'aurait pas regardé autrement un homme qui l'aurait trahi.

-          Ta lame... elle est bénite, n'est-ce pas ?

Bien entendu, qu'elle était bénite ! La plupart des créatures que ses armes avaient tuées lui aurait ri au nez si elle avait tenté de les attaquer avec de simples armes ! Et c'était précisément pour cette raison que son père allait mourir... Il faisait patrie de ces créatures.

-          Père... Je suis...

Lupta n'eut pas la force d'achever sa phrase. Et puis, pour dire quoi, d'ailleurs ? Qu'elle était désolée ? Désolée de quoi ? De l'avoir tué ? C'était parfaitement ridicule et cela arracha un douloureux hurlement de plus à la jeune femme.

Ou bien était-elle désolée de l'avoir trahi en s'alliant aux moines et à l'Eglise qui cherchait à l'éliminer depuis des siècles ?

Peu à peu, des gens étaient sorties de leurs maisons et un cercle prudent s'était formé autour de la jeune femme et de son père agonisant. Les femmes, effarées, effrayées, se tenaient derrière leurs maris, une main sur la bouche pour montrer à tout le monde combien elles étaient choquées, outrées et apeurées. Mais en fait, Lupta n'avait même pas conscience d'être observée, elle n'entendait même pas les conversations précipitées qui s'élevaient autour d'elle, n'entendit pas plus lorsque quelqu'un s'en alla chercher une patrouille.

-          Je vous en supplie, père, pardonnez-moi... Gémit-elle. On m'avait promis qu'on ne s'occuperait plus de vous. Et moi... naïve... j'y ai cru... Je ne savais pas que c'était vous ! La mission qu'on m'avait confiée portait sur un sorcier !

Elle pleurait, à présent. Elle avait honte de ce qu'elle avait fait, de ce qu'elle avait cru lorsqu'on avait fait miroiter devant ses yeux des promesses de salut pour son âme et de paix pour son père. Et elle pleurait de colère d'avoir été trahie par ceux en qui elle avait une confiance absolue.

Lupta ne se rendit même pas compte que des hommes du commissaire se tenaient debout à côté d'elle, prêts à l'emmener dès que leur supérieur leur en donnerait l'ordre.

Les hommes la saisirent pas les bras, l'arrachant à son père et à ses confessions. A son propre étonnement, la jeune femme se laissa faire, résista uniquement au début, lorsqu'elle sentit qu'on voulait l'éloigner de son père. Puis, comme on l'éloignait, elle vit le cercle de curieux s'écarter. Ils allaient le laisser sans rien faire ! Elle rua dans les bras des hommes qui tentaient de la conduire loin de la ruelle. Du talon, elle écrasa les pieds des soldats et se précipita à nouveau près de son père en bousculant les quelques personnes qui restaient dans la rue, les autres ayant été dissipées par la venue des forces de l'ordre.

Celui-ci ne réagit pas à ses secousses répétées et Lupta réalisa qu'il était bel et bien mort. Par sa main. Cette sombre pensée envahit son esprit brouillé par la multitude de sentiments qu'elle éprouvait, alors qu'elle lâchait le corps sans vie de son père. Elle entendit alors un autre hurlement s'échapper de sa gorge. Elle venait de tuer son propre père dans une petite ruelle de Paris sur ordre du Souverain pontife lui-même...

Mais que c'était-il passé ? Avait-elle fait erreur sur la personne ? Ou bien était-ce l'adresse qui était fausse ? S'était-elle trompée elle-même d'adresse ?

L'avait-on manipulée pour supprimer son propre père ? Le Vatican était-il responsable de cet événement ou était-il simplement objet d'une tout autre entreprise ?

Et les « adeptes » du sorcier qui avait péri un mois plus tôt sur un bûcher qu'elle avait elle-même érigé ? Etaient-ils les prêtres du Vatican qui s'occupaient de lui confier ses missions ? Avaient-ils subtilisé le message original et remplacé par celui que Lupta avait reçu ? Ou bien était-ce simplement sa personne qui était visée par la formulation du sorcier ? « Un autre monstre » avait-il dit... Comment cette malédiction avait-elle pu se réaliser si vite et avec autant d'exactitude. C'était elle le monstre...

Ces questions lui assaillirent l'esprit d'un seul coup, juste avant qu'elle tombe inconsciente sur les pavés de la rue. L'un des soldats venait de la frapper à l'arrière de la tête.

Lorsqu'elle s'éveilla, Lupta était couchée sur le lit d'une petite et néanmoins douillette chambre. Une petite lucarne découpait le mur au-dessus du lit, le bout de ciel noir qu'elle aperçut lui indiqua que le jour n'était pas encore levé. Ses yeux lui faisaient mal tant elle avait pleuré. Tout ce qui s'était passé durant les deux dernières heures lui revint soudain en mémoire et des larmes noyèrent à nouveau ses yeux. Pour la première fois de sa vie, un sanglot agita son corps tout entier. Pour la première fois de sa vie également, elle pleurait de tristesse.

Ce fut ce moment que choisit le commissaire de l'Empereur pour pénétrer dans la petite chambre qui s'avéra être la sienne. Il la salua rapidement, s'excusa platement pour l'excès de zèle dont avait fait preuve le soldat qui l'avait assommée.

-          … puis nous avons trouvé le sceau papal parmi vos effets. Je vous prie à nouveau de nous excuser.

-          Vous ne pouviez savoir... Puis-je me retirer, à présent ? fit Lupta, quelque peu agacée à force de recevoir des excuses et surtout désireuse de ne plus voir personne.

Le commissaire ne se fit pas prier et accompagna même la jeune femme jusque dans la rue encore plongée dans l'obscurité de la nuit.

Avant de quitter le commissaire, et tout en refusant catégoriquement de lui révéler l'identité de l'homme qu'elle avait supprimé, Lupta lui demanda à ce que le corps de son père soit enterré en terre consacrée. Cette demande parut fort curieuse au commissaire, puisque l'Eglise avait demandé la mort de cet homme, mais il opina néanmoins du chef en assurant à la jeune femme que son désir serait respecté.

Toute la nuit durant, Lupta déambula dans Paris, la tête pleine d'interrogations plus douloureuses les unes que les autres. Alors qu'elle longeait la Seine, elle sortit d'une poche de son manteau le sceau papal qui lui avait certainement sauvé la vie.

Après l'avoir observé quelques minutes, elle étendit le bras et lança un regard à la surface du fleuve. Le bout de métal coula et rejoignit le fond de l'eau.

 

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13 août 2012 1 13 /08 /août /2012 18:15

Machepouce---Sakochmaar-par-Didier-Millotte.jpeg

Mâchepouce

 &

Sakochmaar 

Une rencontre inattendue

 

de

Jérémy SEMET

illustrée par Didier Millotte

 

 

     Une vieille superstition veut que les évènements les plus étranges ne surviennent qu'au moment des nuits de pleine lune. Il est dit également que plus la taille de l’astre est importante, pires seront les actes perpétrés durant cette période.

     Or tout ceci n'est que pure fantaisie. C’est précisément cette absence de clarté lunaire qui permet aux monstres et ogres en tout genre de débarquer dans notre monde sans être inquiétés. Ils attendent avec empressement cette opportunité car aucune lumière ne reflète leur étincelant pelage, leur permettant de se mouvoir dans les chambres des enfants sans être remarqués. Cela dit, ce ne fut pas le cas du petit Sébastien.

     Alors que le mois d’octobre touche presque à sa fin, que les feuilles mortes craquent sous le pied des promeneurs et que les citrouilles évidées trônent sur les rebords de fenêtre, le garçon entend du bruit dans sa penderie. Un bruit sourd. Comme si un carton venait de se renverser.

     Installé bien au chaud dans son immense lit sans barreau, la couette légèrement humide remontée jusque sous son menton, l'enfant a un petit moment d'hésitation. Mitaine, son chat, a-t-il pu se retrouver coincé à l'intérieur ? Après tout cela est possible : ce vilain matou a toujours eu le chic pour fourrer son nez là où il ne fallait pas.

     Dans la maison, on dort d'un sommeil lourd et paisible et le petit garçon peine à trouver le sommeil. Il se contente de fixer le plafond, mâchonnant son dessus de lit, inquiet à l'idée de retourner à l'école le lendemain matin. D'ordinaire, un peu de sucre parvenait à calmer ses angoisses. Il lui arrivait d'engloutir plusieurs barres chocolatées, en silence. Des friandises dissimulées sous le couvercle d'une boîte à chaussures, à l'intérieur de sa table de chevet, pour que sa mère ne les trouve pas. Mais depuis sa récente punition, ses parents lui avaient tout confisqué.

     L'heure tardive et l'absence d'autres bruits dans la maison le clouent à son lit. Sébastien a beau savoir compter jusqu’à cent et retenir sa respiration pendant plus de vingt secondes, il n'en demeure pas moins un petit bonhomme de cinq ans à peine, terrorisé par ce qui pourrait bien se trouver dans sa penderie. Et son petit doigt lui dit que Mitaine n'y est pour rien dans cette affaire.

     Dehors, une brise fraîche fait trembler les longues branches décharnées de l'arbre planté devant la maison. Des branches qui grattent contre la fenêtre du petit garçon comme de longs doigts osseux. Des doigts ou bien des branches ? Sébastien ne sait plus trop.

     Un autre bruit survient juste après. Un grincement cette fois. Le grincement de la porte de sa penderie. À présent, c'est sûr, il se passe quelque chose de louche !

     C'est alors qu'il croit entendre quelqu'un chanter :

 

Cric ! Mes os craquent

Sous les dents, patatrac,

Du croque-mitaine.

 

     La voix se tait mais la chanson continue de tourner dans la tête du garçon.

     Il fixe la porte de sa penderie qui, sous cette lumière macabre, semble s'étirer jusqu'au plafond et qui s'entrouvre en gémissant.

     Les ombres s’allongent autour de lui. Les coins sombres deviennent plus sombres encore, prêts à aspirer dans le néant n'importe quel enfant qui se trouverait encore debout à cette heure tardive. Soudain, il voit une tête passer par l’entrebâillement. Une tête souriante.

     Le garçon cligne plusieurs fois des yeux comme pour s'assurer qu'il ne rêve pas… et ô comme il souhaiterait rêver en cet instant !

     Une ombre s’avance sur la moquette piquante, traînant la patte. Sébastien enfouit sa tête dans son coussin, le pouce fourré dans la bouche mais il est trop tard. La chose l'a déjà repéré. Pire, elle l'a même déjà choisi.

     « Inutile de te cacher, mon petit, dit une voix rauque. Je suis ici pour toi, renchérit-il en donnant un coup de sabot dans la gibecière de cuir qui dégringole au sol. Et je ne repartirai qu'avec toi.

       Mamaaaaaaan ! hurle le garçon, se bouchant les oreilles.   

       Chuuuut ! Tu risques de réveiller tes parents, fait-il, sa grosse main poilue et griffue tendue vers la couette. Et je ne suis pas sûr qu'ils veuillent être témoins de ça. Ha ! Ha ! Ha !

     Le rire de la chose semble interminable et le garçon attend, claquant des dents. Le monstre se tient tout à côté du lit, de la bave dégoulinant sur son torse couvert de fourrure blanche, mourant d'impatience d'emporter sa nouvelle proie.

       Non. Attendez. Ne m'emmenez pas, je vous en prie !

       Ha ! On ne me l'avait jamais faite celle-là, dit-il de sa voix déformée.

       Je vous en supplie.

     La créature saisit le petit pied grassouillet de l'enfant de sa main droite et défait la sangle de sa besace de l'autre. De brèves plaintes s'en échappent. Des plaintes d'enfants.

       Allez, pas de manière. On a de la route.

       Attendez ! implore-t-il, les yeux fermés, refusant de croiser le regard de la chose. J'ai quelque chose à vous proposer.

       Tu ne veux tout de même pas marchander avec moi, petit ? lui demande le monstre, son gros nez velu comme le dos d'un hérisson tout proche du minuscule nez humain du garçon.

     L'enfant s'éclaircit la voix et assure tout en se débattant :

       Je ne veux pas être dévoré ! On peut toujours trouver un arrangement.

       Un arrangement ? Tu n'es pas le premier à vouloir échanger ta place contre un autre membre de la famille, fait-il un brin amusé. Cela dit, je suis curieux de savoir ce que tu as derrière la tête.

       Tout d'abord, avant toute négociation, il faut que l'on se présente.

       Très juste.

     La créature pose l'enfant sur le sol moquetté et ils se font face.

     —      À toi l'honneur, ajoute-t-il, sa voix grondant comme le tonnerre.

     Sébastien se force à garder les yeux ouverts malgré l'aspect repoussant de celui avec qui il tente de conclure un marché.

       Mon nom est Sébastien, dit-il en effectuant une sorte de révérence en guise de salut amical, et j'habite de l'autre côté de la penderie.

       Quant à moi, fait-il tout en grinçant de ses dents pourries, je me nomme Sakochmaar et je vis à Fonduplaqar.

       Maintenant que l'on sait à qui on a affaire, on peut commencer.

       Très bien. Qu'est-ce que tu as à me proposer de si fantastique que j'en viendrais à oublier mon envie de te croquer tout entier ?

     L'enfant cherche dans ce qui compose sa chambre de quoi le tirer de ce mauvais pas et tombe sur l'affiche d'un spectacle de prestidigitation punaisée au mur. Il se ressaisit, sortant la tête de ses épaules comme le ferait une tortue éprouvant une vive curiosité et déclare :

       Tu as besoin d'aide.

       Voyez-vous ça, fait le monstre essayant de masquer la crampe qui dérangeait sa patte droite, son sabot grattant instinctivement contre le sol.

       Ta patte te fait souffrir : tu boites sans arrêt. En entrant dans ma chambre, tu as lâché ta sacoche comme si elle pesait une tonne.

     Sakochmaar regarde l'enfant de haut en bas et prend un air abattu qui, d'ordinaire, ne se lit jamais sur le visage d'un monstre.

       C'est le seul défaut des Croktüs : nous vieillissons plus rapidement que les autres monstres.

       Je peux t'apporter mon aide.

       Ton aide ?

       Que dirais-tu si tu étais le seul ogre à avoir un assistant ?

       Un assistant ? Qu'est-ce que c'est ?

       Les prestidigitateurs en ont tous ! Un assistant prépare le matériel, s'assure que tout est en ordre pour la représentation du soir. Et il a l'honneur de choisir des volontaires dans le public pour les tours les plus périlleux.

       Pour un prestidigitateur, peut-être bien. Mais pour quelqu'un comme moi ? Tu n'y penses pas ! Un ogre flanqué d'un humain pour le seconder ! Pouah !

       Je pourrais attirer les enfants. Ils ne se douteraient de rien en me voyant et tu n'aurais alors plus qu'à les déguster. Qu'en dis-tu ? dit l'enfant les yeux pétillants, misant tout sur ce coup de bluff.

     La créature s’assoit sur ses fesses rebondies, considérant la proposition du garçon avec le plus grand intérêt.

       Mais pourquoi ferais-tu une chose pareille ? Les enfants se sauvent chaque fois qu'ils me voient passer par la porte de leur placard.

     Son visage se pare d'un masque de tristesse et il débute son récit, la voix étranglée de sanglots :

       Mes parents me punissent. Ils pensent que je ne suis pas sage parce que je crie et que je pleure après être rentré de l'école. Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'il y a une bande de garçons qui m'embêtent dans la cour de l'école. Des grands du Cours Moyen. Je ne suis qu'au Cours Préparatoire. Ils passent leur temps à se moquer de moi parce que je suis gros. Ils m'insultent et me frappent sur la tête. Je n'arrive pas à me défendre tout seul. Et une fois de retour à la maison, énervé de n'avoir rien pu faire, je m'en prends à mes parents.

       Ah ! C'était donc ça, ricane-t-il de sa voix bizarre. Mais enfin, aucun enfant ne voudrait tenir compagnie à un monstre comme moi.

     Sébastien pose sa toute petite main sur l'énorme main griffue de Sakochmaar et dit :

       Moi, je voudrais bien. Et puis les autres enfants ne se douteront de rien en me voyant sortir de leur armoire.

       Très juste, fait-il, grattant son bouc qui frisait sous son menton. Ma foi, ta proposition me convient, petit Sébastien. Il y a juste un petit quelque chose qui me chiffonne…

       Quoi donc ?

       Il va falloir que tu changes de nom. À Fonduplaqar, il n'y a pas d'enfant; et encore moins d'enfants vivants ! Pour ce qui est de ta taille et de ta vilaine tête humaine, je pourrais toujours trouver une excuse.

     Sébastien commence à réfléchir, suçotant son pouce et se grattant la nuque lorsque le monstre s'écrie :

       Mâchepouce !

       Mâchepouce ? répète l'enfant.

       Ce sera parfait. Ton rôle d'assistant débute maintenant : prends ma besace ! Et méfie-toi, elle est remplie à ras bord. Je serais furieux si tu venais à égarer mon précieux butin.

     Le rire de la créature retentit une dernière fois dans la chambre silencieuse du garçon et ils disparaissent derrière la porte de la penderie, traînant la sacoche derrière eux.

     Avant que la porte ne se referme à jamais, Sébastien lance à son nouvel ami :

       Il y a toute une bande d'écoliers à qui j'aimerais bien rendre visite. »

     Et l'ogre de rire de plus belle.

FIN.

 

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 18:45

L'intrigue de la nouvelle qui suit, écrite par Solenne Pourbaix, se déroule dans l'univers du texte lauréat du concours dont les résultats et les textes gagnants ont été publiés dans le numéro 1 du webzine YmaginèreS (Le Jeu, page 56).

 

Merci à Solenne et bonne lecture !

 

 

oOo

 

 

 

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EN ROUTE

POUR LA JOIE

 

de Solenne Pourbaix

 

 

 

            Sautillant joyeusement, son cartable en cuir craquelé dans le dos, une fillette de huit ans aux jolies couettes blondes trottinait dans la rue. Elle avait de quoi être contente car, cette fois encore, elle ramenait la Bourse de Réussite à sa mère. Ça faisait déjà trois trimestres qu'elle la gagnait grâce à ses bonnes notes. Dix dollars tout de même, ce n'était pas rien ! Elle était si fière qu'elle en oubliait la douleur dans son dos ! La maîtresse avait frappé fort ce jour là, mais ça lui importait peu, elle allait pouvoir donner à sa mère de quoi acheter de la viande ! Ou mieux ! Des chaussures à sa taille ! Pourtant, sa joie disparut en un éclair quand elle entendit soudain la sirène. Elle savait ce que ça voulait dire. Il y en avait un qui s'approchait ! Elle courut alors jusqu'au premier hall d'immeuble dans lequel elle se précipita, la respiration haletante, le cœur battant à toute allure. Ça faisait longtemps que l'alarme n'avait pas retenti et elle avait perdu l'habitude d'être aussi terrifiée. Elle ne remarquait même pas la jeune fille en train de se débattre, dans les escaliers, sous cet homme qui la frappait. Elle ne remarquait pas non plus le jeune homme qui devait avoir à peine dix-sept ans et convulsait sous les boîtes aux lettres arrachées, une seringue dans le bras. Ses yeux étaient braqués sur la rue, le visage collé à la vitre presque opaque de saleté. Elle ne le voyait pas mais l'alarme, cette horrible alarme signifiait que ça s'approchait. Enfin, il y eu une détonation et la sirène s'arrêta.

            La fillette ressortit et regarda au loin, vers les limites de la ville. La brigade militaire allait vers une silhouette allongée par terre et l'embrasait avec de drôles d'instruments qui crachaient des flammes immenses. Elle rêva une seconde de dragons, créatures magiques dont sa maman lui avait parlé dans une histoire avant qu'elle fasse un métier de nuit, puis elle repartit en courant vers son immeuble, à un bloc d'ici, de nouveau ravie d'apporter sa récompense. Sa mère serait si fière !

            Quand elle ouvrit la porte de son appartement, après avoir monté les huit étages en courant toujours, elle plissa le nez. Ça sentait mauvais chez elle, la moisissure et une autre odeur dont elle n'avait jamais su la provenance mais qui était toujours plus forte après que des hommes soient venus chez elle. Elle avait tendance à oublier cette odeur car dehors l'air était plus frais. Parfois, ça sentait le brûlé mais c'était toujours mieux que chez elle. Elle posa son cartable sur une chaise et entendit sa mère crier depuis la salle de bain : « Tu es rentrée, ma chérie ? Ta journée s'est bien passée ?

-Oui maman ! J'ai encore eu la Bourse !

-Fantastique, mon cœur ! Je suis un peu pressée mais je vais te faire ton bisou ! » Quelques minutes plus tard, une femme de vingt-six ans, en paraissant trente, aux cheveux teints en bleus, assez courts, sortait de la petite pièce humide et insalubre.

            Elle était maigre mais encore belle, bien que trop maquillée, mais comme elle disait : « C'est le métier qui veut ça. » Elle portait une mini robe à franges bleue et se baissa pour embrasser sa fille. En riant, elle lui essuya la joue : « Je t'ai mis du bleu ! Pardon ! » La fillette sourit et finit d'enlever le rouge à lèvre en disant : « C'est pas grave ! Maman, t'es belle ! » La jeune femme lui envoya un baiser et enfila des chaussures aux talons vertigineux. « Je me dépêche ma chérie, je dois arriver au travail avant le couvre-feu !

-Je sais, maman...

-Je t'ai laissé à manger sur le bord de la fenêtre.

-Merci maman.

-Tu fais tes devoirs et tu te couches, d'accord ?

-Oui maman ! Promis ! » La jeune femme s'engagea dans l'escalier et sa fille courut sur le palier pour crier : « Je t'aime maman !

-Moi aussi, ma princesse ! Allez rentre et ferme à clef ! » Depuis l'appartement d'à coté, elle entendit un homme hurler et frapper sur quelque chose qui pleurait, mais elle n'y prêtait plus attention.

            Obéissante, la petite fille ferma à clef, n'oublia pas de retirer les clefs de la porte et sortit ses devoirs. Aujourd'hui, elle avait un problème de mathématiques (trop fastoche!), une rédaction à faire sur les avantages du Jeu (ça, c'était dur), et un hymne à apprendre par cœur (super trop fastoche !). Elle sortit donc ses cahiers et commença son travail, appliquée, recopiant proprement ses brouillons d'une écriture assez jolie pour une enfant de son âge. Elle ne réalisa pas que le temps passait et elle sursauta quand le téléphone sonna. Elle alla décrocher en trainant un peu les pieds : « Allô ?

-Carole ? C'est Patrick ! » Elle retrouva immédiatement le sourire : « Oh, bonjour Patrick ! Comment ça va ?

-Très bien ma puce ! Ta maman est partie au travail ?

-Oui ! Et moi je fais mes devoirs ! J'ai presque fini !

-Ça va ? Ce n'était pas trop dur ?

-Bah si un peu, je dois faire une rédac' sur le Jeu mais comme on n'a pas la télé, c'est pas facile. Du coup, je fais que redire ce que les copains disent.

-Oh, tu en sais l'essentiel, va, tu auras une bonne note ! Bon, tu penses à manger hein ! Et tu te couches tôt ! Je viendrai vous voir demain, d'accord ?

-D'accord, Patrick ! A demain ! » Elle raccrocha, heureuse de cet appel. Elle n'avait jamais eu de papa, alors Patrick, c'était un peu comme si... Il était toujours gentil avec elle et sa maman. Un jour, elle les avait même surpris à se faire un bisou sur la bouche. Pourtant, sa mère lui avait toujours dit qu'on n'embrassait sur la bouche que son amoureux et pas les gens du travail !

            Après avoir mangé, elle fit la vaisselle, se battant avec le robinet qui ne produisait que de l'eau froide coulant avec peu de pression. Elle entreprit ensuite de ranger un peu mais c'était peine perdue, tout était trop sale ici. Tout sentait mauvais, même son uniforme propre pour l’école le lendemain. Après avoir fait de son mieux pour rendre l'appartement vivable, elle se coucha, épuisée, dans le lit qu'elle partageait avec sa mère et s'endormit aussitôt. Elle fit pourtant un cauchemar qui la réveilla en pleine nuit, en sueur et terrifiée. Elle regarda l'heure, sa mère aurait du être rentrée et, pourtant, elle n'était pas là. Elle se leva et s'approcha de la porte mais elle se figea. Sa mère était là en fait... Elle entendait un homme murmurer : « Blue Diamond, tu es vraiment trop bonne ! » Elle retourna au lit et se mit l'oreiller sur la tête pour ne plus entendre les soupirs et gémissements lascifs. Blue Diamond... Sa mère s'appelait Jessica ! Jessica ! La fillette détestait quand elle ramenait des extras à la maison. Elle trouvait ça sale et humiliant. A l'école, tout le monde se moquait d'elle. Pourtant, habituée et fatiguée, elle se rendormit.

            Le lendemain, elle se leva en silence pour ne pas déranger sa mère qui était enfin venue se coucher près d'elle, et elle partit à l'école. Elle aimait y aller car c'était dans un quartier presque pas en ruines. Les rues étaient plus sûres car c'était plus au centre, et surtout, elle pouvait voir des gens normaux. Pas juste des gens bizarres qui sentaient l'alcool, l'urine et parlaient fort. Elle rejoint tout de suite sa copine Émilie et elles commencèrent à discuter en attendant que la cloche sonne. C'était en fait la seule fille de sa classe qui acceptait de lui parler. Les autres se contentaient, au mieux, de l'ignorer, sinon ils pouvaient aller jusqu'à une violence peu soupçonnable chez des enfants de cet âge. Elle avait même une fois été frappée avec un manche à balai et laissée inconsciente dans les toilettes. Sa maîtresse l'avait en plus grondée pour ne pas avoir su se défendre et avoir raté une journée entière de cours.

            La cloche sonna enfin et, comme tous les matins, ils chantèrent l'hymne national, la main sur le cœur, les yeux fermés, croyant fermement que leur pays était le plus beau du monde. Ils commencèrent ensuite par une leçon de joies du patriotisme et du service militaire. Comme tous les midis, elle mangea à la cantine avec sa camarade, essuyant les insultes et les brimades des autres enfants plus aisés, et comme tous les après-midis, ils eurent cours de sport car, comme le dit le Président : « Une bonne condition physique est essentielle pour bien servir son gouvernement. » Comme toujours, enfin, Madame Spietzberg, sa maîtresse, lui donna des coups de bâton parce qu'elle ne rampait pas assez vite. Et pourtant, elle aimait aller à l'école car c'était mieux que chez elle. Ça ne sentait pas mauvais, on n'entendait pas le voisin hurler et sa femme pleurer, elle ne voyait pas sa mère avec les messieurs... Elle pouvait parler de choses d'enfants, jouer à des jeux d'enfants, rêver...

            Ce soir là d'ailleurs, Carole trainait un peu des pieds pour rentrer. Elle n'avait pas envie de faire son devoir sur la morale. Elle n'aimait pas ça, elle ne comprenait jamais rien et avait toujours de mauvaises notes. Elle ne savait pas pourquoi on leur demandait tous d'agir de la même façon, de penser de la même façon. Pour elle, ça n'avait aucun sens, mais elle était apparemment la seule à penser ainsi. C'est en se rappelant que Patrick devait venir qu'elle accéléra, traversant son quartier délabré en courant.

            Elle rentra dans son minuscule appartement, essoufflée et souriante. Surtout en surprenant l'homme disant à sa mère : « Mais si ! Je vais être promu ! Je passe Lieutenant ! J'aurai un meilleur salaire et on pourra vivre ensemble ! » La fillette frémit. Elle allait avoir un papa ? Une famille ? Comme les autres ? Elle se mit à rêver mais fut interrompue par sa mère qui venait de se rendre compte de sa présence : « Eh bien, alors ma chérie ? Tu étais dans ta tête ?

-Oui... » Jessica fit une légère moue, elle n'aimait pas que sa fille se prenne à rêvasser, ça ne lui apporterait que des déceptions. Elle sourit pourtant et embrassa la petite sur la joue, puis Patrick, au coin des lèvres, et partit travailler.

            Quand elle eut fermé la porte, l'homme ouvrit les bras et la petite fille s'y précipita en criant : « C'est vrai que tu vas être mon papa ? » Il lui baisa la joue et sourit : « Eh oui ! Maintenant, j'ai le droit et les moyens de me marier avec ta maman !

-Et on va vivre chez toi ?

-Oui ! Et tu auras même une chambre pour toi toute seule !

-C'est vrai ? » Elle en tremblait, émue, impatiente, des larmes de joie roulant sur ses joues. Elle n'osait pas y croire, c'était trop beau pour être vrai ! Pourtant, quand elle fermait les yeux, elle voyait devant elle une grande route ensoleillée, des jouets, des vêtements neufs comme ceux de ses copains, une télévision, deux parents aimants, un petit frère, pourquoi pas ? Elle eut même droit à un avant-goût de ce bonheur quand Patrick l'aida à faire ses devoirs, lui prépara à dîner et lui lut une histoire avant de se coucher. Elle s'endormit souriante et heureuse, apaisée. Elle n'entendit même pas sa mère rentrer soûle et vomir à coté des toilettes pendant que Patrick s'occupait de la doucher, lui parlant d'une voix apaisante.

            Le lendemain, la gamine se réveilla en pleine forme, heureuse. Le militaire avait même préparé un petit déjeuner ! La dernière fois qu'elle avait mangé avant d'aller à l'école, c'était quand elle prenait encore des biberons ! Elle partit donc en cours joyeuse, chantonnant des choses entendues chez Patrick sans en comprendre les paroles. Elle était de si bonne humeur que les brimades habituelles et les coups de Madame Spieztberg lui semblèrent inexistants. A peine une caresse froide, un imperceptible nuage sur son beau soleil de bonheur.

            C'est à cause de cette euphorie qu'elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il se passait. En bas de chez elle, un gros fourgon kaki et de l'autre coté de la rue, une petite voiture noire aux vitres teintées, étaient garés. On ne voyait jamais de véhicules ici pourtant ! Les gens assez riches pour en avoir ne prenaient pas le risque de venir dans ce quartier ! Patrick se précipita vers elle, l'air paniqué, et la prit dans ses bras. « Je suis désolé, Carole ! Je ne peux rien faire ! Je ne peux rien faire ! Je ne suis pas assez gradé ! » Rien faire pour quoi ? De quoi parlait-il ? Elle voulut regarder de nouveau le camion mais elle sentit soudain une main dure sur son épaule qui la força à quitter les bras de son presque père. Face à elle, une grande femme brune et élégante lui sourit. Elle portait un tailleur gris très chic et avait les cheveux coiffés en chignon serré. Ses yeux étaient maquillés très légèrement et la petite fille la trouva superbe et effrayante. D'une voix glaciale, sur un ton presque mécanique, la femme demanda : « Tu es Carole Danti ? » La fillette acquiesça. « Parfait ! Tu viens avec moi !

-On va où ?

-A l'orphelinat ! Ta maman a eu le privilège d'être tirée au sort pour participer au Jeu ! Quelle chance, n'est-ce pas ? En attendant de voir si elle gagne ou pas, tu vivras chez nous ! » Patrick s'approcha alors, paniqué : « Elle ne peut pas venir chez moi ? » La femme le dévisagea, un sourcil haussé et le nez retroussé, comme s'il la dégoutait. « Et vous êtes... ?

-Le fiancé de sa mère !

-Vous avez adopté cette petite ?

-Pas officiellement, non !

-Alors elle vient à l'orphelinat ! » Des larmes coulèrent sur les joues de l'homme. « Mais vous ne pouvez pas faire ça ! Elle est comme ma fille !

-Vous le dites vous même : elle est COMME votre fille !

-Mais vous ne pouvez pas l'emmener dans une de vos usines à soldats !

-Vous avez quelque chose à redire sur votre Gouvernement ? » Il baissa les yeux et se mordit les lèvres : « Non... Non je... Mais j'allais l'adopter !

-Et bien il fallait le faire plus tôt ! Mais ne vous inquiétez pas, vous aurez le droit de venir la voir de temps en temps ! Vous verrez, elle sera bien plus heureuse chez nous que dans ce taudis miteux ! » Carole intervint : « Mais c'est ma maison ! Ma maman, elle est où ?

-Dans le camion, on a dû lui faire une piqûre pour dormir car elle n'était pas très sage !

-Je peux lui dire au revoir ? » La fillette pleurait mais restait digne... Autant que faire se peut. Elle n'était pas idiote. Elle avait compris qu'elle ne reverrait plus sa mère... « Non ! Non petite ! On ne dit pas au revoir ! On s'en va ! » La femme poussa Carole dans la voiture noire et se retourna, souriante, vers Patrick : « Vous savez très bien que c'est mieux ainsi. Chez nous, elle vivra ! Vous, qu'aviez-vous à lui proposer, hein ? » Elle monta ensuite dans le véhicule noir qui démarra et disparut au coin de la rue, suivi par le fourgon kaki. Le militaire, abasourdi et choqué ne pouvait se retenir de pleurer, seul au milieu de la rue, ne remarquant pas les rideaux qui se baissaient, le spectacle étant terminé. Il finit par murmurer, sanglotant, impuissant : « Je suis militaire. Je leur aurais offert la joie ! Revenez... Je les aime... »

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26 février 2012 7 26 /02 /février /2012 03:51

puitsNO MAN'S LAND


de

Solenne Pourbaix

 

 

Serrés devant la cheminée qui s'éteignait doucement, les trois enfants de la famille March étaient penchés sur un livre avec leur grand-père. Il tentait de leur apprendre à lire mais c'était quelque chose qu'ils avaient beaucoup de mal à comprendre. Ils n'arrivaient pas à se concentrer à cause du froid et des sanglots de Léo, le petit dernier de six ans. Il pleurait la mort de sa grand-mère et de son père, encore récente. Les autres l'ignoraient au mieux mais eux aussi étaient rongés par la peur et le chagrin. Ils étaient pourtant nés là, dans cette maison, ils connaissaient tous les dangers de cette vie et y étaient préparés, mais quand les accidents survenaient, c'était malgré tout un choc terrible. Brad, l'aîné, s'était juré qu'un jour il irait travailler en ville et gagnerai assez d'argent pour emmener toute sa famille avec lui, en sécurité, loin de cette terre isolée, stérile, où rôdaient les morts. Il se donnait du mal pour aider sa mère, pour faire son travail d'école, pour s'occuper de son frère et de sa sœur, mais que peut-on attendre d'un enfant de douze ans ? Il s'épuisait, tombait souvent malade et apprenait plus lentement. Frédéric, le grand-père, faisait preuve d'une grande patience avec eux, expliquant plusieurs fois ce qu'ils ne comprenaient pas, les rassurant sur l'extérieur, sur l'avenir... Mais lui aussi était fatigué et la mort de son épouse l'avait un peu plus abattu. Il ne dormait presque plus et ses joues étaient creuses, ses yeux cernés et enfoncés dans leurs orbites, ses cheveux blancs décoiffés accentuant son air de savant fou.

La petite Janet, blondinette de huit ans, savait déjà lire, écrire et compter, elle avait toujours été douée pour ça, aussi regardait-elle souvent par la fenêtre couverte de givre. « Elle est où maman ? » Frédéric la ramena vers eux et la fit assoir en répondant d'une voix calme: « Allons, ne t'approche pas de la fenêtre, tu sais qu'ils nous sentent plus dans ces cas là. » La fillette frémit et son grand-père se hâta d'ajouter: « Maman est allée chercher du bois pour la cheminée. Tu sais que ça peut prendre du temps.

-Mais j'aime pas quand elle est dehors...

-Je sais ma puce, personne n'aime ça. Mais tu sens bien comme il fait froid! » Bien sûr qu'elle le sentait! Le bout de ses doigts était violet et elle avait du mal à articuler à cause de ses lèvres glacées. « Il fait pas si froid que ça! On n'a pas besoin d'autant de bûches! » Son grand frère répondit, agacé: « Ho mais tais toi tu énerves tout le monde! On va pas mourir de froid quand même! Juste parce que mademoiselle trouillarde a encore peur! » Immédiatement, les larmes montèrent aux yeux de la fillette mais ses sanglots cessèrent.

Un grand fracas avait retenti dans l'entrée et aussitôt, Frédéric et Brad avaient saisi des fusils qu'ils pointaient vers la porte. « Ho mais ça va pas? Baissez ça! » Couverte de neige, une femme d'une petite quarantaine d'années poussait une lourde brouette de bois dans le salon. Elle avait une machette à la ceinture et un fusil dans le dos. Elle referma la porte pendant que son grand fils venait l'aider à ranger les bûches. Ils en mirent deux dans la cheminée et rapidement, le feu se remit à crépiter et réchauffer la pièce. Tout le monde s'y rassembla un instant, dans le silence, profitant de la douce chaleur qu'il dégageait, puis la mère se frotta les mains et lança: « Bon, je vais préparer le repas! Il n'y avait personne dehors. Mais la dernière fois que j'ai pu aller à la ferme, j'ai entendu dire que les Smith avaient eu un enfant. Ça doit les attirer là bas. » Elle disparut ensuite dans la cuisine.

En guise de repas, elle se contenta d'ouvrir une boîte de raviolis en conserve, périmés depuis à peine deux semaines. Ils n'avaient plus de produits frais depuis un bon mois et elle ne pouvait pas aller à la ferme en chercher car ils avaient utilisé le reste d'essence du pick-up pour alimenter le groupe électrogène, avant que celui-ci ne lâche aussi. Depuis, ils se chauffaient à la cheminée et s'éclairaient à la bougie quand ils en avaient besoin. Le feu était devenu une denrée précieuse pour eux.

Quelques minutes plus tard, elle servit à tout le monde une louche de raviolis qu'ils mangèrent en silence. Même Léo savait qu'il ne servait à rien de se plaindre parce que ce n'était pas bon ou qu'on en n'avait pas assez. Il était né là, ça ne lui serait même pas venu à l'esprit. Les notions de richesse et de confort ne lui étaient même pas encore connues. Le repas rapidement avalé, Brad et Janet firent la vaisselle pendant que Frédéric et sa fille commençaient à clouer des planches aux fenêtres. Celle-ci sursauta soudain et poussa un long soupir désespéré: « Ho non... Pas encore lui... »

De la lumière avait rapidement balayé le salon, accompagnée d'un bruit de moteur. La famille se rassembla dans le salon et attendit. Trois coups furent frappés à la porte et un homme entra. Il était grand, gros, blond aux cheveux en brosse et portait des vêtements tâchés de sang et couverts de neige. Il referma la porte d'un coup de pied et frissonna, posant son fusil contre le mur et s'approchant de la cheminée. « Alors ça va ? » Les enfants le regardaient avec un air las et la mère s'approcha: « Nous nous débrouillons, Joseph. Que veux-tu ? » Il se tourna vers elle et sourit: « Ma belle Sophie... Tu n'as que la peau sur les os et tes enfants ont l'air en piteux état. Tu sais très bien que tu ne peux pas rester seule.

-Je vois que la mort de ton meilleur ami ne te perturbe pas trop...

-Bien sûr que si ça m'attriste ! Mais il a manqué de vigilance ! Et te laisser comme ça... Seule... Au milieu de nulle part. Depuis combien de temps tu n'as pas mangé ou offert à tes marmots une nourriture saine ? » Elle baissa les yeux, honteuse et en colère. Elle était une bonne mère, elle faisait de son mieux pour nourrir et soigner ses enfants mais elle était épuisée et ils n'avaient plus rien. Plus d'argent, plus de nourriture, plus d'électricité. Dans ces conditions, elle arrivait pourtant à leur offrir à manger, assez pour qu'ils vivent (ou survivent), à leur offrir une éducation, aussi sommaire soit-elle, à les voir rire de temps à autre. Joseph reprit: « Pour l'instant, ton père peut t'aider mais il n’est pas éternel... » La femme explosa alors: « Naturellement et ça t'arrange bien! Après avoir soi-disant perdu Edward dans la tempête de neige, mon père est le dernier obstacle ! Jamais je ne viendrais avec toi ! Tu me dégoutes ! Tu entends ? Pars d'ici ! PARS ! » Elle saisit un fusil et le braqua sur la poitrine de l'homme qui recula, les bras écartés. « Tu fais une belle connerie, Sophie... Une belle connerie! Mais je lâcherai pas l'affaire ! » Il récupéra son arme et partit. Quand le bruit de moteur eut disparu, la femme fondit en larmes et son père vint la réconforter. Pendant ce temps, Brad et Janet finirent de calfeutrer portes et fenêtres, puis ils entassèrent des coussins au milieu du salon, près de la cheminée, et attendirent qu'on leur fasse signe de se coucher.

Les enfants s'allongèrent au centre et Sophie et son père restèrent encore debout quelques temps. Jusqu'à ce que le silence de la nuit envahisse les lieux, épais et lourd comme un brouillard macabre. Même le bruit du vent et de la neige tombant en rafales était atténué par les planches clouées partout. Ça avait eu du bon de détruire l'escalier, au moins, ils ne les entendaient plus rôder dehors. Le grand-père et sa fille finirent par se coucher avec les enfants, gardant les fusils à portée de main, mais, comme toujours, ils eurent du mal à fermer l'œil. Le petit Léo pleurait et s'agitait dans son sommeil, réclamant son père, Janet bougeait et gémissait et les autres regardaient le plafond attendant de tomber de sommeil. Mais comment dormir dans ces conditions ? Ils ne les entendaient plus mais, là-haut, à l'étage, ils l'entendaient, elle. Son pas trainant sur le plancher résonnait dans tout le salon et, souvent, la porte en haut de l'escalier détruit bougeait. Ils avaient bien fait de la barricader elle aussi. Le plus dur était d'entendre sa voix. Même si ce n'était qu'un râle, qu'un souffle, on reconnaissait toujours sa voix. La voix de cette mère, de cette épouse, contaminée par un oiseau malade qui avait traversé sa fenêtre. C'était un mois plus tôt mais le souvenir de ses cris suppliants, de son agonie, restaient ancrés dans la mémoire de la famille. Ils auraient pu la tuer, ils auraient dû la tuer, abréger ses souffrances, la protéger du retour... Mais aucun d'eux n'en n'avait été capable. Quand ils sombrèrent enfin dans le sommeil, la grand-mère essayait de nouveau d'ouvrir la porte en geignant.

Le lendemain, Frédéric fut réveillé par le froid mordant. Le feu était en train de s'éteindre dans la cheminée et il se hâta de rajouter des bûches, soufflant sur les braises pour les raviver. Les autres se réveillèrent tous peu à peu, les yeux un peu plus cernés, les joues un peu plus creuses, le teint un peu plus pâle... Sophie alla tout de suite vers la cuisine préparer un thé léger et sans sucre pour tout le monde et elle demanda à Brad d'aller au puits chercher de l'eau pour la toilette. Elle chaufferait le temps qu'ils mangent. Il soupira, détestant cette corvée, surtout par ce froid, mais il savait que c'était nécessaire. Il prit donc un gros bidon de plastique rapiécé au chatterton, un entonnoir et, bien sûr, un fusil et sortit pendant que son grand-père et sa sœur enlevaient les planches de bois qui obstruaient les fenêtres, laissant entrer un peu de lumière. Dehors, le vent soufflait mais la neige avait cessé de tomber.

Sophie était en train de verser l'eau chaude sur les quelques feuilles sèches qui lui restaient quand elle entendit un cri de terreur aigüe. Elle se précipita dehors avec son arme, rejointe par son père, et vit Brad revenir en courant. Il les bouscula pour se mettre à l'abri et cria: « Papa ! J'ai vu papa ! Je croyais qu'il était revenu ! Je voulais tellement qu'il soit revenu ! Mais... Mais... » Sa mère comprit tout de suite. Elle savait que c'était une possibilité. Elle s'accroupit à hauteur de son fils et lui dit: « On va aller voir, papi et moi, d'accord ? On va s'en occuper, ne t'inquiètes pas. Garde tes frère et sœur en attendant et met le loquet à la porte dès qu'on sera partis. Ne nous ouvre pas tant qu’on n’a pas montré que tout allait bien. Le thé est servi. » Elle avait dit tout ça sur un ton si calme et naturel que le jeune garçon acquiesça et obéit, fermant la porte à clef derrière sa mère et emmenant les autres boire leur thé. Il y avait si peu de feuilles dedans qu'il était à peine coloré, mais au moins, c'était chaud.

Après une bonne demi-heure, alors que les enfants s'étaient de nouveau réunis devant l'âtre, on frappa à la porte. Brad se leva et prit le fusil, le pointant sur la porte. « C'est nous, mon cœur ! Tout va bien ! » Il baissa l'arme et ôta le verrou pour laisser entrer sa mère, chargée de son bidon d'eau, et son grand-père. « Alors ? Vous l'avez vu ? » Posant le jerrican dans la cuisine, Sophie secoua la tête. « Non, mon cœur. Mais il a pu repartir, tu sais.

-Ils partent pas d'habitude quand ils nous sentent.

-Eh bien, il est peut-être allé dans la grange ? Nous l'avons fermée dans le doute. » L'enfant fit une légère moue mais parut satisfait de cette explication. La jeune femme emmena son bidon dans la cuisine et fit chauffer de l'eau pour la toilette. Tous, un par un, allèrent se débarbouiller et ils mirent de coté le reste pour boire et préparer le thé.

Le stock de bûches étant suffisant pour quelques jours, la famille put rester rassemblée près du feu. Ils écoutèrent Frédéric leur parler du temps jadis, avant que la maladie ne frappe tout le monde et que l'humanité soit condamnée à vivre dans la peur. Selon les scientifiques qu'ils entendaient avant que leur radio ne tombe en panne, l'épidémie cesserait toute seule, les malades, comme ils les appelaient, finissaient de toute façon par mourir et on devait juste faire attention à ne pas attraper le virus. C'était si simple pour eux, en ville ou dans leurs camps militaires. Mais personne ne venait aider les gens isolés dans leur no man's land. Ils étaient seuls face au danger et à la peur, au froid, à la faim... La faim... L'heure du repas était passée depuis quelques heures et les petits ne s'étaient pas encore plaints.

Sophie jeta un œil à ses enfants et sursauta en voyant Léo, le front couvert de sueur. Elle le prit dans ses bras, il était brûlant. « Brad, va chercher de l'eau. » Le garçon se leva et alla chercher un verre d'eau. Lui même était un peu palot. Sa sœur gémit : « Maman, j'ai mal au ventre... » Elle aussi avait le teint livide et semblait malade. Elle leur fit boire de l'eau et alla voir ce qu'ils avaient encore comme médicaments. Du paracétamol. Fantastique. Sophie leur donna à tous un cachet et se mit à avoir peur. Avec le froid, ils avaient dû attraper une grippe ou quelque chose comme ça et ce ne serait pas avec de vieux médicaments et en mangeant des conserves périmées qu'ils se remettraient.

Quelques heures plus tard, Brad aussi se plaignait de douleurs au ventre. Ils étaient tous allongés par terre sur les coussins, sous les couvertures, et Sophie et son père se relayaient pour leur donner à boire et leur éponger le front. Ils en oublièrent de se nourrir et, quand quelques heures plus tard, Léo commença à tousser et cracher du sang, Frédéric emmena sa fille à la cuisine pour lui parler. « Ma chérie, ils ont la grippe et je t'avoue que moi même je ne me sens pas très bien. J'ai mal au ventre et au crâne, je me sens fiévreux... Tu sais qu'à mon âge cette maladie...

- Tais-toi papa ! » Il eut un petit sourire triste et la prit dans ses bras. « Ne te voile pas la face ma chérie, tes enfants sont l'avenir, ils sont plus importants que moi, si jamais nous devions manquer de médicaments ou de vivres, fais-les passer en premier et ensuite pense à toi. Ne t'occupe pas de ton vieux père. » Les larmes aux yeux, elle gémit : « Mais non, ça va aller ! Joseph viendra et j'accepterai son aide !

-Non, ne fais pas ça... » Il toussa et fut pris d'un vertige. « Vas t'allonger, papa, je m'occupe de vous...

-Tu es pâle, toi aussi...

-Oui, j'ai peur... » Ils retournèrent au salon.

L'état des enfants semblait plus stable, ils étaient endormis et en sueur. Très vite, le grand-père aussi sombra dans le sommeil et Sophie put se dégourdir les jambes. Elle avait froid, peur, son estomac était noué. Elle se passa un peu d'eau fraiche sur le visage, en but un peu, et retourna près de ses enfants. Elle ne se rendit pas compte qu'elle s'endormit elle aussi. Ce furent des cris qui la réveillèrent.

La nuit allait bientôt tomber et Brad, les yeux rouges et les joues creuses, tremblant de tous ses membres, semblait encore plus malade et pourtant, il avait assez d'énergie pour secouer son petit frère en criant : « Léo ! Léo réveille toi ! Léo !! Réveille-toi Léo ! Pourquoi tu dors encore ? » La mère se redressa, parfaitement réveillée malgré une migraine qui écrasait son crâne dans un étau et une soudaine douleur au ventre. Son cœur battait à toute allure et elle se précipita sur son plus jeune fils. Elle aussi le secoua, cria son nom en pleurant, pourtant, il était déjà froid et raide. Son père se releva sur un coude, faible lui aussi, et dit : « Au moins, il n'a pas été contaminé. » Faible soulagement que de savoir qu'il ne se relèverait pas. Après de longues minutes, Sophie réalisa qu'elle avait encore deux enfants malades qui réclamaient des soins. Elle enveloppa Léo dans une couverture et sortit le poser dehors, dans la neige. Elle le brûlerait plus tard, elle aurait le temps quand sa famille irait mieux.

Sa fille d'ailleurs allait mal elle aussi. Elle divaguait et demandait à parler à son père, à sa grand-mère, elle lançait une balle imaginaire à leur chien qu'elle n'avait jamais connu. Sophie leur redonna à tous du paracétamol et ne put retenir un soupir de soulagement quand elle vit les phares du pick-up de Joseph. Sans réfléchir, elle alla à lui et cria : « J'accepte ! J'accepte ton aide ! Mes enfants sont malades ! Aide-moi ! » L'homme la bouscula et se précipita à l'intérieur. Il posa sa main sur le front de tout le monde et se retourna calmement : « Ce n'est rien, juste une grippe. Je t'avais dis qu'ils avaient besoin d'une nourriture saine et équilibrée !

-Oui je sais, j'aurai dû t'écouter, je suis désolée ! Mais peux-tu m'aider ?

-Bien sûr, je ne vais pas laisser une aussi jolie femme dans l'embarras. T'avais pas un troisième enfant d'ailleurs ? » Elle fondit en larmes et il comprit : « Très bien, je retourne chez moi chercher des médicaments et je te ramène ça.

-Mais... Il va faire nuit ! Si tu te fais attaquer...

-Demain, à la première heure, je suis ici avec des médicaments, en attendant, j'ai...

-MAMAN ! » Elle se retourna et vit Brad, trop faible pour se relever, lui montrer sa sœur du doigt : « Elle respire tout bas... » Les deux adultes s'approchèrent et Joseph rassura tout le monde : « Elle dort simplement. Je vais te donner du jus d'orange, c'est la seule chose que j'ai et c'est plein de vitamines, ils tiendront jusqu'à demain ! » Il alla alors chercher une bouteille presque vide de jus de fruit et disparut avant la nuit.

Sophie força tout le monde à boire, même Janet qui se réveilla et délira encore avant de s'endormir de nouveau. Brad aussi se mit à parler seul, mais à voix si basse qu'on ne le comprenait pas. Frédéric s'agitait dans son sommeil mais semblait aller mieux. Quand tous furent profondément endormis, elle réalisa alors qu'elle aussi devait être malade. Son ventre la torturait, la brûlait, sa tête battait au rythme accéléré de son cœur et elle sentait la sueur perler à son front. Tant pis, elle allait dormir et serait en forme pour soigner ses enfants le lendemain. Elle prit l'avant-dernier cachet de paracétamol et ferma les yeux.

Ce fut une douleur terrible à l'épaule qui la réveilla. Quand elle ouvrit les yeux, le feu était presque éteint mais elle put voir suffisamment bien pour reconnaître le visage de Léo en train de la mordre. La porte était grande ouverte, elle avait oublié de la fermer, pourtant elle ne sentait pas le froid. Mais comment était-ce possible ? Elle se dégagea et secoua les autres pour qu'ils fuient... Mais aucun ne bougea. Leurs corps étaient raides et froids comme celui de son cadet quelques heures plus tôt. Comment ? Ils avaient été contaminés ? C'était impossible ! Ils n'avaient vu aucun malade ! Seulement de loin ! Et ça ne s'attrapait pas par voie aérienne ! Elle n'eut pourtant pas le temps de réfléchir. Léo la mordait à nouveau, arrachant la chair de son bras.

Elle lui mit un coup de pied et se leva pour saisir son fusil. Elle le braqua sur le cadavre qui avançait vers elle mais... il était si frais, on reconnaissait tellement ses traits... Elle ne tira que quand elle vit la couverture bouger et sa fille commencer à se lever. Une forte détonation et le petit garçon de six ans s'écroula. Mais les autres... ils se levaient. Elle ne pouvait pas fuir... Et de toute façon, elle même était contaminée. Elle se précipita sur la porte qu'elle verrouilla, au moins, eux ne sortiraient pas, ils ne seraient pas un danger. Les mains tremblantes, ignorant la douleur et la fièvre, elle pointa de nouveau son arme sur les siens, mais... Elle ne pouvait pas. Se fut son père qui se releva ensuite. Son aîné était après tout un jeune homme solide, il était mort en dernier. Les larmes roulant sur ses joues, le visage déformé par un rictus de souffrance, elle retourna l'arme contre elle. Le canon encore tiède posé contre sa gorge. Elle avait peur, si peur, mais déjà les autres venaient vers elle. Elle ne se rendit même pas compte que son doigt s'était contracté. Elle ne pouvait pas s'en rendre compte. Elle ne saurait plus rien désormais... A l'extérieur, il neigeait doucement et le silence régnait.

 

 

A l'aube, le pick-up de Joseph se gara dans la cour de la maison, comme toujours. Il en sortit avec une glacière remplie de vivres et de médicaments, une boite de préservatifs dans la poche (on n'avait jamais vu un médecin offrir des soins gratuits...) et son fusil. Il alla frapper à la porte et n'obtint pas de réponse. Il frappa de nouveau et appela. Toujours pas de réponse. Il regarda par une fenêtre mais elles étaient calfeutrées par des rideaux et il ne put que voir une silhouette approcher de la porte. Une petite silhouette : « Ah, Brad, super, tu vas mieux ! Ouvre-moi ! Je viens voir ta mère ! » Toujours pas de réponse mais il percevait désormais le pas trainant de l'enfant mort. Pris d'un doute, il regarda de nouveau par la fenêtre et sursauta en voyant le visage blême aux yeux voilés du petit cadavre. Il recula brutalement, son arme braquée vers la porte et hurla : « Bordel mais c'est pas possible !! » Puis, reprenant son sang-froid, il fit le tour de la maison. Il n'y avait personne, la grange était fermée à clef. Très bien, il savait ce qu'il lui restait à faire.

Il retourna à son véhicule et en sortit un pulvérisateur agricole rempli d'essence. Il en aspergea la maison et la grange et y mit le feu. Il dut le reconnaître, il eut un léger pincement au cœur. C'avait été la maison de son ami tout de même... Après un long moment, les deux bâtiments flambaient totalement et la chaleur devenait difficile à supporter. Il était temps de partir. Il se dirigea une dernière fois vers le puits. C'étaient eux qui avaient l'eau la plus claire du coin. Il en tira un seau et y but. L'eau fraiche lui fit tant de bien dans cette atmosphère brûlante. Il s'en frotta le visage et alla chercher un jerrican à remplir. Ici, elle n'avait pas le goût de terre. Il y versa un premier seau, se moquant de la gaspiller en renversant vu qu'il ne viendrait plus ici, mais au deuxième seau qu'il versa, il poussa un hurlement. Dedans, il venait de trouver un œil. Reprenant ses esprits, il alla chercher sa lampe de poche et la braqua vers le fond. Il vit alors un corps flotter... Il ne put pas voir son visage mais il reconnut sa tenue de chasse, le corps de son ancien ami. Depuis combien de temps était-il là-dedans ? Oh... Peu importe. Il rejeta le seau dans le trou, reboucha son bidon et rentra chez lui. Ses enfants auraient de l'eau pure à boire aujourd'hui ! En tournant pour rejoindre la route, il eut tout de même un regard en arrière vers la maison en feu et haussa les épaules. Il en était sûr que c'était elle qui l'avait tué. Elle avait dû apprendre leur sortie dans ce bar à filles en ville...

 

oeil nouvelle no man's land

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17 septembre 2011 6 17 /09 /septembre /2011 16:54

 

Les contes du voyageur

 

Arthogán

  (Texte & illustration de Mike Barisan)

 

   Arthogan 1 modifié-2 1


 

    Il était une fois, un monde jadis en paix. A l’époque où débute ce récit, des guerres incessantes et de terribles fléaux ravagent les royaumes ayens. Je n’évoquerai pas ici les raisons des affres d’Aria, notre bienveillante Terre et Mère, mais sachez que le Mal rôde à la lisière des villages. Il grandit de jour en jour et aura bientôt assez de force pour porter son coup de grâce. L’âge que nous connaissons touche à son terme. Ce qui en découlera, gloire éphémère ou ténèbres immortelles, seule la bravoure des ayens en décidera. En attendant, moi, Voyageur parmi les rêveurs, vais vous conter l’une des légendes les plus importantes de cette période ô combien sanglante...

 

 

***

 

 

   Nous voici dans l’Ancien-âge, en l’an 1416 avant l’Avénement. La Gaïl, terre des clans du nord et des grands ours blancs, connait alors le premier épisode sombre de son Histoire. Un certain Tzengha Thar, roi-khán des Targaths et ennemis des peuples bienveillants, a unifié les tribus dans un but précis : conquérir la Gaïl. Derrière lui marche la plus grande force gath jamais rassemblée et, grâce à elle, envahit en moins d’un mois le nord du pays. Divisés en phratries rivales, les gaïlites ne peuvent repousser une invasion d’une telle ampleur et sont rapidement balayés comme du sable par le vent. Au seuil de l’automne, il ne reste plus qu’une poignée de clans contraints de se retrancher aux confins de leur terre.

   C’est ainsi qu’en plein désarroi, les gaïlites votent à l’unanimité la décision d’appeler à l’aide. Des messagers sont envoyés vers les royaumes voisins, mais ces derniers sont également enlisés dans des conflits sans fin et ne peuvent porter secours à leurs alliés. Quand enfin, alors que toutes chances d’arracher la victoire au roi Thar semblaient perdues, un messager revient du sud ! La Düllghanie, pays des mille plaines réputé pour ses guerriers inébranlables, répond à l’appel. Arthogán, grand djar renommé du village de Skánza, a levé une armée en trois jours et est déjà en chemin. Il part au secours de la Gaïl avec le fugace espoir d’arriver à temps.

   Voici ce qui en découla...

 

 

 

   Aucun murmure ne venait perturber ce spectacle comme contraint au mutisme. Dissimulées sous un linceul de brume, les collines demeuraient calmes. On aurait dit que le temps lui-même s’était arrêté pour chercher le moindre chant fugitif d’oiseau, pour entendre le léger bruissement du vent pareil à une caresse parcourant les ondulations du sol. La veille encore, la toundra semblait animée d’une vie propre.

   Aujourd’hui, aucune brise n’agitait les pans du lourd annuraat qu’Arthogán portait, le manteau de fourrure typique du Düllghan. La glace avait emprisonné dans son étreinte immuable sa barbe grise et tressée tandis que son teint blafard ainsi que ses rides prématurées tendaient à le faire passer pour une statue de givre.

   Arthogán souffla. Un long panache blanc s’échappa de sa bouche. Comme il aurait souhaité être chez lui, à Skánza. Il en valait de même pour les cinq cents combattants qui l’accompagnaient. Jamais Arthogán n’avait connu pareil silence à l’approche d’une bataille. Il entendait la respiration de chaque Düllghan autour de lui aussi fortement que s’il s’agissait de la sienne. Ses hommes étaient inquiets. Et ils avaient toutes les raisons de l’être. Le brouillard face à eux, épais et stagnant, refusait de leur dévoiler ce qu’il cachait dans ses entrailles. Personne ne savait ce qui allait se passer. Pourtant, Arthogán avait la certitude que personne, ici présent, ne tournerait les talons même si on leur offrait de nouveau le choix de partir.

   « Croyez-vous qu’ils vont mordre à l’hameçon ? demanda une voix trahissant une grande nervosité sur sa gauche.

   C’était Hezak qui venait de parler. Il était son erdïn ; entendez par là le champion de l’armée. Il jouait avec les muscles de sa mâchoire tandis que ses yeux plus froids que le givre scrutaient le proche horizon. Sentant le regard du djar posé sur sa personne, Hezak tourna la tête vers lui dans l’attente d’une réponse.

   « Cela m’importe peu, répondit Arthogán en reportant son attention sur les collines. Ils ne peuvent nous ignorer. Nous sommes sur leur flanc. Si Tzengha décide d’attaquer le dernier fort gaïlite, il nous aura dans son dos. Je ne pense pas qu’il prendra un si grand risque. Du moins, pas tant que la victoire sera à portée de sa main.

   − Mais nous sommes trop peu... maugréa l’erdïn en se passant une main fébrile sur son crâne fraîchement rasé.

   − Comment ça ? feint Artoghán en lui jetant un regard amusé en coin. Douterais-tu de la vaillance des Düllghans ?

   − Pas de leur vaillance, mon djar. De leur survie. »

   En disant cela, l’expression d’Hezak parla plus que des mots. Il le dévisageait avec attention, cherchant à découvrir les intentions du djar, des réponses à ses questions. Qu’allons-nous faire à cinq cents contre onze mille ? Voilà ce que tout le monde se demandait. C’est pourtant avec la même ferveur qu’Arthogán répondit : « Ce que les gaïlites auraient dû faire ! »

   Mais lui-même, le savait-il vraiment ? Il n’en était plus si sûr. Ils étaient cinq cents. Cinq cents volontaires düllghans. Au départ, ils avaient été trois milles à avoir traversé le Val Dhaz, le célèbre col des montagnes des Neiges Éternelles qui reliait la Düllghanie à la Gaïl. Mais en atteignant les collines de Loéndal, ils avaient été accueillis par l’herbe et la pluie. La dernière armée gaïlite s’en était allée au krak d’Ordaï, forteresse à la réputation d’inexpugnable. Arthogán doutait que les murailles réussissent à les protéger de la puissance du roi-khán, mais là n’était pas la question. Les Gaïlites avaient fui vers les montagnes. Voilà ce que tous retinrent.

   Les Düllghans avaient d’abord été déçus par le manque de confiance et de courage des hommes des clans. Puis la déception s’était évincée au profit d’un mépris silencieux. Ils avaient traversé les plaines et les montagnes par tous les temps pour porter secours à des couards. Excédés, bon nombre étaient repartis par le col. Aucun serment ne liait les guerriers à ce secours. Pas plus qu’à leur djar. Les Düllghans étaient les seuls guerriers de ce monde à tracer leur propre destin en tant qu’homme libre.

   Arthogán revoyait encore dans ses pensées son armée fondre comme neige au soleil. Cela n’avait pourtant pas ébranlé sa détermination. Bien au contraire. Exaspéré par la tournure des événements, il avait gravi la plus haute colline et était resté là, seul, à contempler l’horizon. Puis, il avait planté son épée dans le sol. « En mélangeant mon acier à la terre, je fais de cette colline mon royaume ! », avait-il dit comme pour défier quiconque d’approcher. Quand les Düllghans entendirent le djar prononcer ces mots, certains revinrent à ses côtés.

   Voici comment cinq cents Düllghans restèrent là, à attendre quelque chose. La mort, sans nul doute. Quoi qu’il en soit, Arthogán était fier de ces valeureux guerriers. Fier de sa patrie. Fier qu’ils se battent pour une noble cause plutôt que de fuir sous prétexte que ce conflit n’était pas le leur.

   Soudain, un mouvement dans le flou de la brume l’alerta. Arthogán plissa les yeux pour mieux distinguer cette ombre. Une silhouette trapue avançait vers eux.

   « Guerrier des steppes ! À vos armes ! », cria-t-il. Et il eut raison d’ordonner le branle-bas. Il ne s’agissait pas d’un héraut gaïlite venu leur offrir la protection du krak d’Ordaï, ni d’un voyageur errant comme cet étranger appuyé sur son bâton qu’ils avaient entraperçu la veille. L’homme qui sortait du brouillard était massif, drapé d’une épaisse fourrure sombre et tenait un bouclier de bronze dans une main ainsi qu’une épée à large lame dans l’autre.

   « Un Targath... », confirma Hezak. Ils étaient facilement reconnaissables avec leurs pièces d’armures d’airain et leurs larges visages aux traits austères.

   Celui-ci ne parut guère surpris de voir cinq cents Düllghans sur le pied de guerre. Il les dévisagea avec une froideur déconcertante. Mais lorsque son regard imperturbable s’arrêta sur Arthogán, il leva ses armes au ciel en rugissant à plein poumon : « Draz-kâ tülü maz Thar ! » Ce qui signifiait en langue ayenne : « Contemple la grande armée du roi Thar ! »

   Au même moment, des milliers de voix s’élevèrent du brouillard. Elles formaient un vacarme effrayant tout droit sorti de nulle part. D’autres silhouettes se dessinèrent progressivement. Des centaines de Targaths se dévoilèrent de la brume pour former une ligne qui s’étendait loin de part et d’autre de la lisière intangible. Des bannières brunes portant les armes du roi-khán succédèrent aux nouveaux venus, des tambours résonnèrent à travers les collines, ajoutant une note macabre à la clameur ambiante tandis que des épées et des haches furent brandies au son des chants de guerres.

   Arthogán savait qu’un tel spectacle ébranlerait le courage de ses hommes, tout comme le sien. C’est pour quoi il prit les devants en faisant face aux Düllghans, prêts à leur mentir dans une galvanisation mystifiée. Mais au moment d’ouvrir la bouche, une chose qu’il n’attendait plus le surprit. Pour la première fois de la journée, le vent effleura son visage raviné. La sensation était si agréable qu’il ferma les yeux pour mieux l’apprécier. Il avait l’impression que le ciel tentait de lui murmurer quelques douces paroles à son oreille.

   Puis, une vibration venant du sol dissipa cette délicate euphorie. L’armée ennemie tapait du pied. Arthogán sentit ses doigts serrer les poignées de ses épées à un point qu’il ne pensait plus pouvoir les décrisper, même si on le lui ordonnait.

   Ce fut à ce moment qu’il décida de parler. Il alla chercher au plus profond de son âme ses mots qui, dit-on, résonneront à jamais dans ces collines :

   « Fiers guerriers de mes terres ! Je ne vous mentirai pas en vous promettant une victoire sur ces Gaths ! Je ne vous cacherai pas ma haine pour ces couards de Gaïlites. Pas plus que je ne vous dirai que vous reverrez la lueur du jour naissant. Mais je peux vous promettre une chose : combattez et vous connaîtrez la gloire de nos aïeux ! Vous tuerez beaucoup de nos ennemis et ridiculiserez ceux qui ont osé nous appeler pour mieux s’enfuir ! Vous êtes des Düllghans ! Vous n’avez pas besoin de prétexte pour aller combattre ! C’est pour ça que je suis resté. C’est pour ça que j’ai planté mon épée dans le sol, pour faire de cette colline notre oppidum ! Et c’est pour ça que vous êtes à mes côtés ! C’est en hommes libres de tout choix que vous allez, chers frères, défendre notre terre ! »

   Comme d’une seule voix, le demi-millier de guerriers rassemblés là, sur cette haute colline, stimulèrent leur bravoure en criant leur arah, le cri de guerre düllghan, tandis que les épées et les lances étaient pointées vers le ciel laiteux.

   Face à eux, les Targaths se crispèrent d’entendre pareille harangue. Trop confiants en leur supériorité numérique, ils avaient cru que l’effet de masse et d’implacabilité qu’ils dégageaient suffirait pour rompre le moral des Düllghans. Quelle surprise eurent-ils en voyant cette poignée de téméraires s’enivrer du combat à venir !

   Et comme pour enfoncer un peu plus le couteau dans la plaie, Arthogán rugit ces quelques mots qui eurent raison de la discipline des Gaths : « N’ayez pas peur, chiens ! Venez si vous osez nous détrôner de notre royaume ! »

   A ce moment, le sol trembla sous les bottes ennemies. Sans même se soucier d’une éventuelle stratégie, Arthogán vit les lignes des Targaths se fondre en une charge désordonnée. Près d’un millier de guerriers s’élançaient hargneusement à l’assaut de la colline dans un brouhaha effrayant.

   C’était exactement ce qu’il voulait. Un rictus étira la bouche du djar en une inquiétante insinuation mimée.

   « Archer ! cria Arthogán en levant une de ses épées. Tirez ! » Une nuée de traits s’envola depuis l’arrière des lignes. Les Targaths, comprenant trop tard leur erreur, sombrèrent dans la panique. Le relief leur avait caché un régiment entier d’archers ! Certains tentèrent de fuir, d’autres accélèrent la charge pour devancer le nuage meurtrier. Mais la pente était trop raide et la terre rendue boueuse par les pluies abondantes des derniers jours. La confusion fut totale. Les fuyards se bousculaient et glissaient. Ceux qui avaient le moins de chance se voyaient piétinés par leurs congénères. Lorsque les premières flèches frappèrent le versant, des dizaines de guerriers eurent le torse ou la gorge transpercée. Le sang s’écoula des blessures mortelles, rendant le sol d’autant plus glissant. D’autres volées succédèrent à la première et provoquèrent sans discontinuité de lourdes pertes au sein des troupes ennemies. Les traits zébrèrent le ciel pendant ce qui parut une éternité. Elles hérissèrent le coteau empourpré du sang des morts et achevèrent bientôt les derniers mourants. Quant aux rares survivants qui avaient poursuivi la charge, l’ascension précipitée de la colline les avait privés de leurs forces et furent, par conséquent, abattus sans égards par les lames düllghanes. Aucun Targath ne survécut.

   Une vague de hurlements d’allégresse déferla sur l’armée ennemie. Les quelques armes rougies par le sang des Gaths furent brandies tandis que les cris de joie des Düllghans emplissaient d’échos vallées et coteaux.

   A l’inverse, Arthogán demeurait silencieux. Quelque chose au fond de ses entrailles l’empêchait de se réjouir. Il se comparait à une guêpe ayant piqué un prédateur. Le tout était désormais de le piquer jusqu’à l’affaiblir. Mais peut-être n’en aurait-il pas le temps ? Car le roi Thar, qui avait dû contempler ce désastre, perdait son flegme. Arthogán le comprit en voyant ce qu’il leur réservait à son tour. A présent, c’était une question d’honneur pour le khán. Il ne pouvait perdre la face devant un contingent de barbares !

   C’est alors que les Düllghans entendirent résonner un cor aux sonorités graves et menaçantes. Leurs cris de joie s’évanouirent subitement. Leurs yeux s’arrondirent de peur en voyant ce qui les attendait. Une seconde ligne, faite d’airain et de monstruosités trapues comme ils n’en avaient encore jamais vues, se formait face à eux. Aux côtés de guerriers drapés de fourrure et bardés de bronze se dressaient de colossaux quadrupèdes munis de longues défenses courbées. Ces bêtes laineuses, dont les pattes massives martelaient nerveusement le sol, étaient surmontées de farouches cavaliers. Le roi-khán ne leur laisserait aucune chance de survie.

   « Et maintenant, tu as un plan ? fit Hezak d’une voix frémissante s’en quitter les mammouths de guerre du regard.

   − Qu’Anathör nous garde... murmura Arthogán. Ecartez les rangs ! ordonna-t-il de sa voix autoritaire. Laissez deux mètres entre vous ! Et préparez-vous à la charge ! »

   En espérant que la pente ralentisse ces monstruosités, pensa-t-il tout bas. Il jeta des coups d’œil aux alentours et étudia les expressions de ses hommes. Il n’eut guère de surprise à déceler dans chaque regard de la crainte ou une détermination de surface. Quelle folie que de rester là à attendre la mort ! Mais la folie était nécessaire au guerrier. Elle allait souvent de pair avec le courage.

   Les minutes qui suivirent furent les plus longues de la journée. La brise s’était de nouveau tue. Comme l’attente se prolongeait, Arthogán leva les yeux au ciel. Bizarrement, il crut voir son propre visage le surplombant. Le ciel paraissait aussi vieux et fatigué que lui. Sauf que l’immensité n’avait pas besoin de courage pour affronter la mort, elle était éternelle...

   « Par tous les anges ! Mais qu’attendent-ils pour attaquer ? grommela d’impatience Hezak.

   − Sans doute une chose mauvaise pour nous. »

   Comme pour répondre aux pensées de l’erdïn, le son de cors résonna derechef dans la vallée, vivement accompagné par les cris tonitruants des bêtes. Les mammouths s’élancèrent sauvagement à l’assaut de la colline en une sombre entité implacable, suivie de près par les guerriers d’airain. Arthogán aperçut même à leurs têtes un Gath entièrement recouvert de bronze. Celui-ci arborait la cape noire des roi-khán.

   « Tzengha Thar... murmura-t-il entre ses dents. Tu as commis ta seconde erreur. Düllghan ! gronda Arthogán. Chargez ! »

   Sans même vérifier s’il s’était fait entendre, le djar s’élança au-devant de ses troupes. Le grondement des mammouths en charge couvrait tout autre bruit, si bien qu’Arthogán avait l’impression de courir seul vers l’armée gath. Mais rapidement, un déferlement de cris le rattrapa. Les cinq cents Düllghans se ruaient sur l’ennemi ! 

   L’inclinaison de la colline leur permit d’atteindre une vitesse conséquente à un point que rien ou presque n’aurait pu les arrêter. Et pourtant, devant eux, d’énormes créatures montaient aussi vite le versant qu’eux ne le descendaient. Les larges pattes des mammouths permettaient à ces derniers de ne pas glisser sur l’herbe humide et la boue, ce qui leur donnait une allure à la fois vivace et impétueuse.

   Arthogán sentit un frisson lui remonter l’échine. Ils devaient dépasser le plus rapidement possible ce troupeau d’abominations s’ils voulaient avoir une chance de survie.

   Mais plus ils se rapprochaient du moment tant redouté, plus cet espoir s’envolait. Une peur viscérale tentait même de lui paralyser les jambes. Jamais ils ne réussiraient à traverser cette marée de colosses ! Les mammouths, qui devaient mesurer dans les trois mètres au garrot et peser plusieurs tonnes, se serrèrent les uns contre les autres pour former une muraille d’ivoire que nul ne pourrait éviter. Les Düllghans avaient gardé de l’espace entre eux en vain. A présent, seule la chance pourrait les sortir de ce piège.

   Ceux qui n’en eurent pas périrent à l’impact. Des hommes furent embrochés à pleine vitesse ou percutèrent de plein fouet les lourdes pattes laineuses. D’autres encore furent piétinés et réduits à l’état d’immondices inqualifiables. C’était un véritable cauchemar ! Aucun qualificatif n’aurait pu décrire la violence avec laquelle les guerriers mourraient.

   Heureusement, Arthogán et bon nombre d’autres réussirent à s’enfoncer dans cet enfer d’ivoire saillant et de piliers de chair. Les Düllghans devaient sans cesse esquiver une infinité de dangers, sauter par-dessus des cadavres tout en faisant attention de ne pas déraper sur les plaques de boue alors que le sol tremblait sous le poids des monstres. Traverser un troupeau de mammouths en charge était de la pure folie ! Plus loin devant lui, le djar vit même un homme courir entre deux de ces monstres et se faire emporter dans les airs dans une gerbe de sang. L’instant d’après, Arthogán esquiva de justesse une longue chaine barbelée dotée d’un crochet à son extrémité. Réalisant qu’il était toujours en vie, il comprit en jetant de rapides coups d’œil aux alentours toute l’horreur dont étaient capables les Gaths. Les cavaliers balançaient au passage ces armes morbides qui s’accrochaient aux aisselles ou au niveau du ventre des guerriers. Macabre comportement d’un peuple qui se prétendait souverain du monde, songea le djar.

   Quand ils furent enfin sortis de ce piège vivant, une vingtaine de Düllghans se faisaient éviscérer par les barbelures des chaines et trainer à même le sol comme de vulgaires trophées. Le versant de la colline n’était plus qu’un champ de cadavres.

   Une centaine des leurs ne se relèveraient plus. Un peu partout, des corps piétinés reposeraient là à tout jamais. Cela envenima le cœur d’Arthogán. Rien n’aurait pu l’apaiser en cet instant. Comme pour dire au monde qu’il était toujours là, il leva bien haut ses épées en rugissant à pleins poumons son arah. A sa droite, Hezak s’engouffra dans le même état de fureur. Ses yeux semblaient sortir de ses orbites et, ainsi couvert de sang, il était d’autant plus effrayant. Tandis que derrière eux, une clameur tempétueuse s’éleva. Tous les survivants avaient cette même rage au ventre, cette même envie de massacre. Et c’est en hurlant leur haine au monde qu’ils reprirent leur charge.

   Les Gaths stoppèrent leur avancée pour attendre avec crainte l’impact des Düllghans qui ne cessaient de s’enhardir. Lors de la collision, ils avaient pris une telle vitesse que la première ligne ennemie s’effondra sans combattre. Leur percée fut mémorable. Tout en continuant de progresser, Arthogán taillait de droite et de gauche, décapitant et éventrant à l’aide de ses épées jumelles. Partout, les Düllghans ne laissaient aucun répit aux guerriers de bronze. Ils tapaient sur leurs armures, les faisant plier jusqu’à les briser. Les lances perforaient les plastrons tandis que les haches fracassaient les crânes.

   Rien ne semblait pouvoir les arrêter. Il fallut près de trois minutes aux Targaths pour contenir la charge et reformer leurs lignes. Mais, là encore, la farouche détermination düllghane causa de lourdes pertes à l’armée de Thar.

   Jamais Arthogán n’avait connu pareille fierté au combat. A chaque coup, il semait la mort, marchait sur des cadavres fraichement mutilés pour aller à l’encontre d’un nouvel adversaire. Parfois, les Gaths étaient même contraints de reculer devant leurs assauts meurtriers.

   Soudain, une lame jaillit sur sa droite. Le djar dévia le coup in extremis d’un revers de lame et envoya son genou dans l’entrejambe du guerrier. Celui-ci, ne pouvant s’empêcher de se courber sous la douleur, mourut la tête tranchée. Arthogán se prépara aussitôt à contrer une nouvelle attaque, mais aucun ennemi ne se trouvait à proximité. Il en profita pour se redresser et étira les muscles de son dos crispé. Malgré l’allégresse du combat, il sentait une fatigue latente en son for intérieur. Il essuya le sang qui coulait dans ses yeux du revers de la main et chercha du regard Hezak. Il le vit à quelques mètres de là, faisant tournoyer ses sabres en tout sens au cœur d’une mêlée sanglante. Personne n’arrivait à percer la garde de l’erdïn et déjà dix guerriers avaient succombé à ses estocades meurtrières.

   Poursuivant son tour d’horizon, Arthogán s’aperçut que les Targaths refermaient leurs lignes derrière eux. Pris sur les flancs et sans aucune retraite possible, les Düllghans perdaient l’avantage de la charge et étaient lentement, mais sûrement, enlisés dans un combat à mort. Tout autour, de valeureux guerriers s’écroulaient sous les lames ennemies. Ils ne tiendraient plus longtemps.

   Bien décidé à emporter le plus de Targaths avec lui dans la tombe, Arthogán repartit de plus belle au combat. Il continua d’avancer, tuant toujours plus d’ennemis et avec plus d’avidité. Jusqu’à ce qu’une vive douleur à la cuisse lui arrache un cri. Faisant volte-face, il enfonça brutalement la pointe de son épée dans l’œil du Gath. Au même moment, deux adversaires fondirent sur lui. Le djar tenta d’extraire sa lame d’un coup vif, mais cette dernière resta emprisonnée dans la boite crânienne.

   Pas le choix. Il lâcha la poignée, abandonnant son arme au mort et esquiva une première attaque en roulant au sol. Puis, tout en se relevant, il se saisit de son unique épée à deux mains et frappa de toutes ses forces dans la cuirasse du Gath. Un craquement répugnant décrocha un sourire machiavélique au djar. Mais, quand il pivota pour affronter son second adversaire, Arthogán réalisa que la première attaque n’était qu’une diversion. L’autre guerrier l’avait contourné pour l’attaquer de côté. Impuissant, le djar regarda cette épée qui fondait sur son flanc non protégé. Il sentit douloureusement la lame lui arracher des lambeaux de chair et frotter contre ses cotes. La douleur fut si intense qu’il tomba en avant, ses mains vidées de toutes épées et hurlant de douleur. Il percuta le sol froid et boueux aux pieds de son agresseur, totalement désarmé et épuisé.

   Mais alors que le Gath levait son arme pour l’achever, un sabre lui décrocha la tête des épaules. Hezak lui portait secours ! Arthogán s’émerveilla de voir tout le talent meurtrier de son champion. L’erdïn tuait tous ceux qui osaient approcher avec une déroutante facilité. Ses lames sifflaient dans les airs, tranchaient et éviscéraient sans état d’âme. A l’œil nu, on ne voyait même plus ses sabres, juste des formes intangibles provoquant une mort subite chez l’ennemi.

   Cependant, le baroud d’honneur de l’erdïn attira les plus grands guerriers targaths. Hezak fut peu à peu encerclé de toute part par des vétérans désireux de se mesurer au maître d’armes. Le son du métal heurtant le métal résonna à chaque instant. L’affrontement parut durer une éternité sans qu’aucun des deux camps ne l’emporte.

   Mais au bout d’un moment, l’erdïn se fatigua et rata une parade. L’épée d’un Targath s’enfonça profondément dans la chair du Düllghan, provoquant la joie des guerriers alentour. Nul cri ne sortit de la bouche du champion, seulement un filet de sang. Contre toute attente, Hezak agrippa le bras de son adversaire et le lui trancha d’un coup de sabre. Puis il enfonça sa lame sous la mâchoire du seul guerrier à avoir réussi à le blesser. Ce fut le dernier acte du Düllghan.

   Après quoi, les Targaths se jetèrent sur lui et l’achevèrent sauvagement. Lorsqu’ils se retirèrent, un corps sans vie reposait au sol. Une larme coula le long de la joue du djar tandis qu’un silence morbide s’installait sur les collines. Arthogán regarda partout autour de lui. Il n’y avait plus aucun combat. Il était le dernier survivant au milieu d’un cercle de Gaths couvert de sang.

   Un bruit de pas pesants se rapprocha. Arthogán se redressa tandis qu’un grand guerrier, entièrement recouvert d’une armure de bronze ensanglantée et portant une ample cape noire, s’avançait. Dissimulé derrière un heaume clos, le djar ne put deviner quel regard portait le roi-khán sur sa personne.

   « On se rencontre enfin... grommela le djar en se relevant difficilement.

   − Ta détermination sans bornes te précède, Düllghan ! dit le roi-khán d’une voix étonnamment grave. Tes hommes se sont battus vaillamment. Mais tu as perdu. As-tu une dernière volonté avant de mourir ?

   − C’est là où tu te trompes, Gath ! La victoire ne dépendait pas de qui fuirait ce champ de bataille, ni de qui serait exterminé dans ces collines. Nous avons affaibli grandement tes forces. Ainsi, peut-être que les femmes gaïlites auront l’once de courage que leurs maris n’ont pas eu et réussiront à te vaincre. Quoi qu’il en soit, en combattant, nous avons prouvé à ces hommes des clans qu’ils n’ont pas d’honneur. Et qu’ils aillent à Karnass si, une fois qu’ils auront eu vent de cette bataille, ils n’ont pas le moindre remords ! »

   Sur ses mots, Arthogán se pencha doucement et ramassa l’un des sabres d’Hezak.

   « Pose cette épée, lui ordonna le roi-khán.

   − Tu m’as promis un dernier souhait, souviens-t-en.

   − Oui. Du moment que cela n’atteint pas à ma personne.

   − Aucunement, sourit Arthogán. Tu as dit qu’on avait perdu ? Deux mille de tes hommes sont morts aujourd’hui. Tu as voulu nous balayer en envoyant tes monstres ? En agissant de la sorte, tu nous as ouvert les portes de l’immortalité. Dans mille ans, on se souviendra de nous et on honorera notre courage. Tu as dévié de ta route pour t’assurer qu’aucune force ne nuirait à tes lignes arrière ? Tu t’es heurté de pleine face à la détermination düllghane ! Tu t’es condamné dès le moment où tu as voulu nous affronter. Ta conquête est désormais vouée à l’échec. Et jamais tu n’auras la Gaïl dans sa totalité. Car, j’ai fait de cette colline mon royaume ! cria-t-il en planta le sabre dans le sol.

   − Tu dis t’approprier ce bout de terrain ? ricana Tzengha Thar. Pourquoi t’offrirais-je un tel privilège ?

   − Tu hais tout autant que nous les Gaïlites. En laissant ce sabre dans le sol, tu leur laisseras un lourd fardeau : celui de la honte. Ils auront à jamais sous leurs yeux le fruit de leur défilade.

   − Peut-être. Mais il me suffirait de retirer cette lame pour me restituer cette colline !

   − Mais tu ne le feras pas... Tout comme nous, tu n’es pas réputé pour ton indignité. »

Le roi-khán demeura silencieux un moment. Il étudia les propos du djar avec une certaine humilité. Puis, il s’avança, épée en main, et figea ces quelques mots dans les dernières pensées du djar :

   « Qu’il en soit ainsi... »

 

 

 

   Après la mise à mort d’Arthogán, les Gaths enterrèrent tous les corps des défunts et se remirent en marche. La route jusqu’au krak d’Ordaï fut longue et le moral des troupes déclina de jour en jour. De plus, la rumeur qu’une poignée de Düllghans avait tenu tête à l’armée du roi-khán arriva jusqu’aux murailles. Nul ne sait comment pareil prodige se produisit. Néanmoins, les gaïlites reconnurent leur faiblesse et s’unirent sous la même bannière pour contrer la grande armée du roi Thar. Quand ce dernier arriva aux portes de la forteresse, il se heurta à une solide résistance et entama le plus long siège de l’Ancien-âge.

   Mais, malgré tout son acharnement, le roi Thar ne put défaire le bastion et fut contraint de repartir sur ses terres. Ainsi, comme l’avait prédit Arthogán, le roi-khán perdit la Gaïl.

   Depuis, les collines de Loéndal furent rebaptisées les collines düllghanes, ou collines aux héros. L’épée plantée dans le sol devint le symbole de l’unification gaïlite et du courage, et on prétend même que lors du sacrement du premier roi de Gaïl, la terre transforma le sabre en pierre.

   Mythe ou réalité ? Qui peut le dire ? En revanche, la bataille d’Arthogán ne fut pas la seule à hériter d’un galgalém, entendez par là une arme plantée qui remémore à tout voyageur le courage d’hommes s’étant battus à cet endroit pour la plus noble des causes : celle de sauvegarder l’œuvre d’Aria.

 

   Mais ceci est une autre histoire...


 

Fin


 

Lexique

 

Anathör : Premier Guerrier ayant unifier les tribus Küllghan et Torghan en un pays, celui des Düllghans.

Annuraat : lourd manteau düllghan fait de fourrure doublée.

Arah : cri de guerre du Düllghan.

Aria : Déesse mère qui est à l’origine de toute création de ce monde.

Arthogán : djar düllghan du village de Skánza.

Avènement : période sombre où un roi immortel faillit détruire le monde.

Ayen : peuple qui compose la terre d’Aria.

Djar : chef d’une armée düllghane.

Düllghanie : royaume guerrier réputé pour ses chevaux. Appelé aussi pays des milles plaines en raison des immenses steppes qui le composent.

Erdïn : il est le champion du djar, et donc son successeur en cas de décès.

Gaïl : terre des clans au nord de la Düllghanie. Divisée en phratries rivales.

Galgalém : lieu d’une grande bataille où est plantée une arme.

Gath : royaume composé d’une multitude de tribus. Réputé pour son bronze de bonne qualité.

Hezak : Erdïn d’Arthogán.

Karnass : royaume des enfers.

Krak d’Ordaï : forteresse gaïlite ancrée dans la montagne.

Loéndal : collines nommée ainsi en l’honneur d’un célèbre poète qui vivait dans ce lieu reculé.

Montagnes des Neiges Éternelles : Chaines de montagnes qui séparent la Düllghanie de la Gaïl.

Skánza : village de la Düllghanie.

Targath : tribu majeure du royaume gath.

Tzengha Thar : roi-khán des Targaths et souverain des gaths.

Val Dhaz : célèbre col des montagnes des Neiges Éternelles.

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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 22:13

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POINT DE VUE

(de  Christian Perrot)



 

Un goût de mort afflua dans la gorge du Roi. Sa grande expérience des guerres ne pouvait le tromper : il vivait là ses derniers instants. Tandis que le soleil semblait figé au zénith, il contempla le champ de bataille l'environnant comme un désert morbide. A perte de vue, tout n'était que cadavres et mourants. Presque toute son armée reposait ça et là, taches claires sur le sol sombre. Autant de corps sans vie qui paraissaient découper la terre en un gigantesque quadrillage.

 

L'armée ennemie les avait tous décimés. Ses gardes, ses cavaliers, ses prêtres... Même sa femme, sa reine bien aimée, avait rendu l'âme dans ses bras, occise d'une flèche en plein cœur en voulant le protéger de son corps aux formes pleines. Au loin, le Roi apercevait l'ultime tour, seul vestige d'une forteresse jetée à bas... la sienne. Un dernier salut bien trop éloigné pour le sauver.

Car sa mort accourait vers lui ! Deux cavaliers aux montures couleur de suie galopaient sur la lande, lances pointées vers sa poitrine parée d'ivoire.
Les trois gardes, qui constituaient le dernier rempart entre ses adversaires et lui, ne pourraient pas enrayer l'assaut imminent. D'autant plus que d'autres adversaires le menaçaient. Un prêtre à la toge d'onyx pointait son bâton vers lui, tandis que la propre femme du Roi adverse s'avançait d'une démarche sensuelle. Qui aurait pu croire que sous cet aspect angélique se cachait la pire des ennemies, la plus puissante ?

Le Roi regarda une dernière fois ses terres tandis que ses derniers gardes tombaient un à un.

De nouveau menacé directement, il recula d'un pas, butant en maugréant contre la muraille infranchissable qui encerclait le champ de bataille.
Ses adversaires l'entouraient à présent, l'acculant pour l'hallali final.
C'est en maudissant celui qui le commandait que le Roi brandit son sceptre, en un dérisoire geste de défi. La fin était là ! La reine adverse s'avança lentement. Sa démarche était si calme qu'elle faisait à peine bruire le fin tissu de sa longue robe. Ses seins fermes tendaient le doux tissu de soie noire. Son visage était radieux, pourtant, ses mains étaient ensanglantées. Elle sourit en s'approchant encore, dévoilant des dents aiguisées dignes d'un prédateur.
Alors que le Roi sentait sa vie s'enfuir, une voix désincarnée chuta du ciel. Les ultimes mots perçus par le suzerain à l'agonie :
- Echec et mat !

Au-dessus de l'échiquier presque vide, les deux joueurs se serrèrent la main avant de préparer une nouvelle partie...

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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 03:56

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DEDALE MORTEL

(de  Christian Perrot)

 

Chloé essuya ses mains moites sur le surcot recouvrant sa cotte de mailles. De couleur blanche en entrant dans le labyrinthe, le tissu paraissait à présent brun olivâtre tant il était maculé de sang verdâtre. La guerrière avait dû occire tant d'hommes lézards depuis sa descente dans le souterrain qu'elle en avait perdu le compte. Essayant de trouver une zone encore sèche de son vêtement, Chloé frotta longuement ses paumes sur le tissu poisseux. Un instant, elle eut une pensée émue pour ses deux compagnons de route tombés face aux hommes lézards. Avec fatalisme, elle haussa les épaules. Après tout, la vie d'un aventurier était ainsi : plus pavée de dangers que de récompenses.

Finalement, elle assura de nouveau sa prise sur le manche de sa longue épée et sur la lanière de son bouclier. Après un bref soupir, la combattante reprit sa progression. Tous les dix mètres environ, une pierre phosphorescente teintait le couloir d'une lueur malsaine. Chloé avançait lentement, attentive au moindre bruit et scrutant intensément toutes les zones d'ombre. D'instinct, elle se sentait très proche du centre du dédale. Et là, un fantastique trésor l'attendait. Certes, d'après les rumeurs glanées à la ville proche, un Dragon gardait le magot, tuant tout aventurier assez fou pour le défier. Chloé savait cela, mais la perspective de gagner le légendaire Cristal de Thiamat lui donnait des ailes. Cette gemme magique apportait à son porteur une puissance quasi divine. On racontait même qu'elle pouvait ressusciter les morts.

Le bruit d'une formidable respiration brisa le cours des pensées de Chloé. Avec circonspection, elle ralentit son pas en frôlant la muraille irrégulière. Risquant un coup d'œil par-delà un coude rocheux, elle aperçut l'objet de ses recherches. Eclairée par le soleil rentrant à flot par une brèche du plafond, une grande caverne s'ouvrait au bout du couloir. Au centre de la salle s'amoncelait la plus grande quantité de pièces et d'objets inestimables qu'elle ait jamais vus. Hélas, un énorme reptile ailé était vautré sur cet amoncellement précieux. Chloé observa le gardien du trésor et maugréa en silence. La légende parlait d'un Dragon et il s'agissait d'un Wyvern. D'aspect proche, ce dernier ne possédait que deux pattes et sa queue se terminait par un dard à la manière des scorpions. La combattante avait acquis à grand frais une flèche magique Tueuse de Dragons en prévision du gardien reptilien. Hélas, elle doutait de son efficacité face à un Wyvern. Néanmoins, elle remplaça son épée et son bouclier par son arc et ajusta la bête endormie.

Le trait empêné de noir fondit sur sa cible et s'enfonça profondément dans la poitrine écailleuse. Comme le pensait Chloé, le résultat ne fut pas celui escompté. La créature rugit de douleur et se dressa sur ses pattes griffues tout en essayant de repérer son adversaire de ses yeux sanguins. Sans attendre l'attaque imminente, Chloé décocha encore deux flèches sur le monstre. Egalement magiques, les deux traits frappèrent le cou du Wyvern en s'enflammant au contact de la peau. Ivre de douleur, le reptile déplia ses ailes membraneuses et s'élança vers la jeune femme.

Comme si le temps s'arrêtait un bref instant, Chloé échangea son arc contre son épée et son bouclier. Lorsque le Wyvern atterrit devant elle et attaqua, la combattante était déjà en position défensive. Chloé esquiva prestement la bouche garnie de dents et le dard de la queue heurta son bouclier sans la blesser. Utilisant la nature du terrain, la combattante courut se placer entre deux monumentales stalagmites, employant le faible espace existant entre elles pour s'y protéger tout en gênant son adversaire. Plusieurs attaques heurtèrent ainsi les colonnes minérales sans atteindre la jeune femme.

Forte de son haut niveau de guerrière, Chloé blessa de nombreuses fois la créature et ne reçut en retour que deux courtes plaies sans gravité. Enfin, son épée trouva un point sensible et le Wyvern chuta en arrière dans un ultime rugissement.

Chloé demeura un instant immobile, reprenant lentement son souffle après le long combat acharné. Lorsque son cœur eut repris un rythme normal, elle se dirigea vers le tas d'or et d'objets précieux. Découvrant de nombreux cadavres éparpillés sur le sol, elle étouffa un juron de dégoût. L'un d'entre eux était récent, sans doute un membre du groupe d'aventuriers ayant précédé celui de Chloé dans l'exploration du labyrinthe. Le corps ne présentait pas d'autre plaie qu'une large piqûre au centre de la poitrine  : le dard du Wyvern distillait un poison plus violent que le plus mortel des scorpions. Emue, Chloé observa le mort, appréciant son visage séduisant, son teint basané et son âge proche du sien.

« Trop jeune et trop mignon pour mourir ainsi ! » pensa-t-elle.

Une idée éclairant brusquement son regard, elle fouilla rapidement le tas d'or jusqu'à mettre la main sur son but ultime : le Cristal de Thiamat. La pierre précieuse était grosse comme un poing et projetait autour d'elle un arc-en-ciel de lumière. Chloé sentait à travers sa main et son bras l'énergie magique de cette gemme unique.

Elle retourna vers le défunt et utilisa la puissance du cristal pour le ramener d'entre les morts. L'homme battit brusquement des paupières, souriant en voyant une jeune femme blonde penchée au-dessus de lui.

– Te voilà revenu ! annonça Chloé d'une voix douce. Tu étais bien trop jeune et trop mignon pour mourir bêtement ici.

– Peux-tu enlever ton casque afin que je puisse voir le visage de mon sauveur ? questionna le ressuscité.

Chloé s'étonna de cette demande car son casque protégeait son crâne et sa nuque mais ne dissimulait en rien ces traits.

– Chloé, tu peux enlever ton casque, s'il te plait ? reprit une voix désincarnée.

De plus en plus perplexe, la combattante regarda tout autour d'elle pour essayer de repérer son interlocuteur invisible.

– Chloé ! la partie est terminée ! reprit la voix avec plus d'insistance. Tu dois enlever ton casque, il y a d'autres joueurs qui attendent.

Chloé ouvrit complètement les yeux en sentant quelqu'un lui ôter son casque de réalité virtuelle. Elle réalisa alors où elle se trouvait : dans un salon de jeux vidéo où il était possible d'expérimenter le tout dernier modèle de Jeux de Rôle virtuel en s'immergeant dans le monde médiéval-fantastique de Baldur Gates III™ par l'intermédiaire d'un casque bardé d'électrodes.

Aidée par son fiancé, Chloé quitta la console de jeux en se frottant les yeux. Derrière elle, une autre personne prenait sa place afin d'essayer à son tour cette nouvelle sorte de partie quasi réelle.

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