FRIAR'S LAKE
de
Jean-Paul RAYMOND
Avril 1947
Le visage de Raed se crispait sous son masque. Devant lui, le grand écran clignotait. Il ne devait pas y avoir de son. C’étaient, uniquement, des images. Le champ restait cadré sur le visage du prisonnier.
Le mouvement de ses pupilles générait des traînées. Leurs positions changeantes se matérialisaient en des diagrammes aux axes logarithmiques. Et Raed frissonnait, empêtré dans ses liens. Sa tête oscillait quelquefois, soumise aux afflux de sa terreur. À de nombreuses reprises il se mettait à hurler, la bouche couverte par un bâillon.
Quelqu’un lâcha :
– Il ne va pas tenir. Personne n’est assez fort.
Les yeux de Raed vacillaient. Des graphes électroniques emplissaient les écrans. Les calculateurs clignotaient en crachant sans arrêt des listings par dizaines de mètres. Enfin, le prisonnier se tassa. Ses muscles se relâchèrent.
– Ses résistances faiblissent. Il arrive en phase neutre. Cette fois, c’est le moment.
Le captif s’allégeait. Il donnait l’impression de flotter. Ce devenait étrange. Les autres commençaient à noter un léger frémissement au niveau de ses paupières, tout autant que l’apparition de réflexes qui devenaient disgracieux.
– Enfer ! Qu’est-ce qui se passe ?
– Sir, on ne maîtrise plus ! Son cœur s’est emballé ! Le rythme de ses pulsations n’en finit plus de grimper !
– Mais quoi ?
– On est en train de le perdre !
Le miracle se refusait. Pour tous ces gens, pour tous ces militaires, c’était la catastrophe :
– Nous n’avons pu rien faire. Nous en sommes désolés.
Raed gisait prostré, ses membres ceinturés sous des sangles en surnombre. Leur prisonnier de l’heure pouvait être content. Il les avait bernés. Il venait de décider, contre vents et marées, en préférant l’oubli.
Ou, plus exactement : en se glissant dedans sa mort.
Une heure était passée. Ils eurent à peine le temps de se calmer les nerfs. Ils étaient désolés et, subrepticement, hypocrites :
– Ce ne sera pas la fin du monde. Nous devons continuer, reprendre par le détail l’ensemble de nos données, gommer nos imprudences.
– Pour gâcher d’autres vies ?
– C’est une Raison d’État.
Il y eut de nouveaux ordres. Ils l’enterrèrent pas loin, sur le flanc de la colline, près du cimetière indien. Ils furent des plus discrets. Il ne fallait pas laisser de traces. Une priorité s’imposait : que Raed disparaisse. Puis qu’il soit oublié.
Ils se choisirent le bon endroit, là où la terre elle-même restait des plus pelée, là où aucune végétation ne poussait plus depuis des lustres, là où les buissons, tout autour, atrophiés, anémiques, semblaient glacés de peur. En y réfléchissant, la chose pouvait paraître bizarre. Qui donc avait choisi cette clairière… loin de tout ?
Vrai quoi : pourquoi, ici ?
Une poignée de soldats s’occupa de l’affaire, en usant pelles et pioches. Ils avaient eu l’ordre de creuser.
– Au moins… sur six pieds ?
Bien sûr. Qu’est-ce qu’il fallait penser ? Les traditions ont la vie dure. Mais là… À soixante centimètres, après s’être éreintés les mains et puis le dos, ils rencontrèrent la roche. Cette dernière apparaissait d’une texture surprenante et puis aussi, en sus, d’une couleur inhabituelle. Elle semblait presque souple et d’un bleu d’horizon.
Ce qui fit que les fossoyeurs s’en retrouvèrent troublés. En catastrophe, ils bouclèrent leur ouvrage. Ils balancèrent Raed au plus bas de la fosse. Puis ils l’abandonnèrent au contact du caillou... de cette matière étrange... et molle... et bleue. Après, ils rebouchèrent le trou.
Le mort de la forêt, le mort contre la pierre, qui allait s’en soucier ? D’autant que son dossier allait être classé, bien loin des confidences, des newpapers et des radios.
Ce ne fut que soixante ans plus tard que commencèrent les agressions. Que soixante ans plus tard qu’on releva les tous premiers cadavres.
À Friar’s Lake.
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