26 novembre 2011 6 26 /11 /novembre /2011 08:56

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Les Enfants de l’Ô : Lambda

 

Première Partie

 par

 Vanessa du Frat

 

 


CHAPITRE IX

 

 

Ludméa repoussa Ruan en riant et ébouriffa ses boucles blondes.

— Je t'en prie, ça fait deux jours qu'on n'a fait que s'embrasser ! s'écria-t-elle. Tu ne crois pas qu'il faudrait qu'on soit un peu plus sérieux ?

— Non, je ne crois pas du tout, rétorqua-t-il.

Il plongea son visage au creux de son cou et mordilla son oreille.

— Arrête, tu me chatouilles ! Ruan !

Elle glissa ses mains sous sa chemise et caressa sa peau lisse et chaude. Il la serra plus fort contre lui, soupirant de bonheur.

— Tu sais quoi ? Ça va te paraître étrange, mais je crois que c'est la première fois que je suis aussi heureux, lui murmura-t-il à l'oreille.

— Non, ça ne me paraît pas étrange… Par contre, ce qui est étrange, c'est de devoir se cacher derrière un placard pour s'embrasser, plaisanta-t-elle.

— Il ne faut pas qu'on nous voie…

— Franchement, Ruan. Si tes petits copains du centre de surveillance te voient entrer dans ma cellule et nous voient disparaître tous les deux derrière le placard, tu ne penses pas qu'ils risquent de se douter de quelque chose ?

— Bien sûr qu'ils se doutent de quelque chose ! Je suis certain qu'ils sont tous là, avec leur tasse de café à la main, à attendre qu'il se passe un truc croustillant… Si ça se trouve, ils projettent la vidéo de ta cellule sur le grand écran, et pendant qu'ils nous observent en train de nous embrasser, leur café refroidit…

— Ils vont attendre longtemps, d'ailleurs, rétorqua Ludméa. J'espère qu'ils ont un micro-onde. Le café froid, ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur.

— Comment ça, ils vont attendre longtemps ?

— Qu'est-ce que tu veux qu'il se passe de croustillant derrière un placard, Ruan ?

— Ben… j'ai plein d'idées, tu sais…

— Tais-toi, idiot… Si tu m'embrassais au lieu de dire des âneries…


 

***


 

— Ruan ! Je t'ai cherché partout ! Mais regarde comme tu es coiffé… Et ta chemise est froissée… Tu as dormi tout habillé, ou quoi ?

Ylana passa sa main gantée dans les boucles blondes de son fiancé. Il lui sourit.

— J'ai peut-être trouvé quelque chose contre le virus, commença-t-elle. Cela a l'air de fonctionner in vitro, maintenant je dois faire les tests in vivo.

— Bravo, ma chérie ! Je savais que tu y arriverais ! la félicita Ruan.

— Ne te réjouis pas trop vite, on ne sait pas encore comment cette femme réagira. Son sang est très différent du nôtre. En tout cas, j'ai de bonnes nouvelles : je n'ai découvert aucune trace du virus dans ton sang. On dirait que tu as eu de la chance, en fin de compte.

— Je ne me faisais pas de souci, de toute manière, fit l'homme. Et puis, j'avais confiance en toi.

— Tu es gentil, mais quand même un peu inconscient, répondit Ylana. Je vais aller commencer les tests sur la femme. Tu m'accompagnes ?

— Je ne sais pas… La dernière fois, elle a essayé de m'étrangler…

— Et elle te fait peur ? Tu sais qu'elle est attachée, et qu'ils lui donnent des tranquillisants… Elle a été très agitée ces deux derniers jours.

— Je n'ai pas dit que j'avais peur d'elle, mais ma présence semble la mettre mal à l'aise, expliqua Ruan.

— On dirait que tu cherches une excuse pour ne pas aller la voir, répliqua Ylana.

— Mais non, je t'assure. Puisque tu y tiens, je viens avec toi.

 

Eli rêvait. Ses paupières fines frémissaient, et elle gémissait dans son sommeil, les mains agrippées aux barreaux du lit. Depuis qu'ils l'avaient amenée aux DMRS, elle avait refusé toute nourriture. La perfusion était la seule chose qui la maintenait en vie, et cela ne durerait pas éternellement. Depuis qu'elle s'était jetée sur Ruan, trois jours plus tôt, ils avaient été forcés de la mettre sous sédatif : elle se débattait sans cesse, malgré les sangles, et s'affaiblissait. Le colonel Lewis avait pris la direction des opérations et avait interdit à toute personne de venir la voir, à moins qu'ils n'aient un but strictement médical. Elle était surveillée constamment par deux médecins depuis l'autre côté de la vitre, et des caméras de surveillance enregistraient ses moindres mouvements.

La veille, tous les médecins s'occupant de son cas s'étaient réunis pour un bilan, et étaient arrivés à la conclusion qu'à moins d'un miracle, elle ne passerait pas la semaine. Ruan s'était rappelé les paroles de Lúka et avait senti la colère l'envahir. Il ne la laisserait pas mourir ! Certes, elle avait essayé de le tuer, mais avec le recul, il avait cessé de lui en vouloir. Après tout, cette pauvre femme était séquestrée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas, entourée de gens qu'elle ne comprenait pas, et on lui avait enlevé la seule chose qui comptait pour elle : ses enfants. Cependant, c'était Lewis qui prenait les décisions, à présent…

Ruan aurait voulu emmener Ludméa au chevet d'Eli. Sans trop savoir pourquoi, il était certain que sa présence pourrait changer les choses. La femme avait semblé l'apprécier, et peut-être Ludméa parviendrait-elle à la faire manger. Néanmoins, Lewis avait été catégorique sur ce point : la jeune employée ECO ne faisait pas partie du personnel médical, elle n'avait par conséquent aucune raison valable de se trouver dans la zone de quarantaine. Il lui avait également interdit de continuer à s'occuper des deux nourrissons. Ludméa passait donc ses journées avec Ruan ou devant l'holovision qu'ils avaient installés dans une salle commune, dans la zone d'isolement.

Lewis était également réticent à la présence de Ruan dans la zone de quarantaine, cependant, tant que le jeune chercheur n'interférait pas avec ses ordres, il n'avait pas d'excuse valable pour le cantonner à la zone d'isolation. Il pouvait donc aller et venir à sa guise, à condition de ne pas gêner les autres médecins. Lorsque Ruan avait entendu cela, il était entré dans une colère noire. Lewis devrait payer pour tout ça…


 

***


 

Ylana injecta à Eli le remède antiviral qu'elle venait de mettre au point. La femme remua à peine. Ses constantes étaient stables, mais il serait nécessaire d'effectuer une surveillance accrue pour déterminer comment son corps réagissait au remède. La dernière prise de sang datait de quelques heures. Ylana n'estima pas nécessaire d'en refaire une, Eli étant déjà très faible. Elle se tourna vers Ruan, qui était resté à quelques pas.

— Il faut attendre un certain temps avant que l’antiviral n’agisse, expliqua-t-elle. J’ai demandé à Lewis de donner l’ordre de ne plus lui injecter de sédatifs, ils risqueraient de créer des interférences. J’espère que cette femme va s’en sortir, ajouta-t-elle. Elle a une valeur inestimable pour la science.

Ruan hocha la tête lentement. Ludméa n’aimerait pas que l’on parle d’Eli comme d’un simple objet…

— Tu sais quoi ? Je crois que je vais aller me reposer un peu, fit-il. Je suis complètement crevé.

— Tu te fiches de moi ? Depuis deux jours, tu n’as fait que traîner devant l’holovision et faire des allées et venues dans la zone d’isolation ! répliqua Ylana.

— Justement. Je m’ennuie, et quand je m’ennuie, je suis fatigué.

— Pourquoi tu ne ferais pas quelque chose, hein ? Lewis ne t’a pas interdit de prendre un microscope ou de faire des tests sur le sang de cette femme, à ce que je sache ! Ruan, il y a peu, tu étais encore à la tête du département de biologie moléculaire !

Il haussa les épaules.

— Tout le monde se débrouille très bien sans moi. Ils pensent tous que je suis un incapable, de toute manière. Toi aussi, d’ailleurs…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna Ylana.

— Ce n’est ni le lieu ni le moment pour parler de ça.

— Tu es encore vexé à propos de ce que je t’ai dit il y a trois jours ?

— J’ai toujours été très susceptible, rétorqua Ruan. Ecoute, Ylana. Je suis fatigué, je n’ai pas envie de parler de tout ça, reprit-il. J’ai très mal dormi la nuit dernière, et avec toutes ces prises de sang, je ne me sens pas vraiment au meilleur de ma forme. J’aimerais juste pouvoir me reposer un peu. J’avais une fonction, ici. On me l’a ôtée. Je ne vais pas m’amuser à faire un travail qui n’est plus le mien, surtout dans l’état actuel des choses. Et Lewis n’apprécierait sans doute pas de me voir faire quoi que ce soit en rapport avec le projet. Donc, non, je ne vais pas m’installer derrière un microscope et étudier la configuration de sa molécule transporteuse d’oxygène, et je ne vais pas non plus me mettre à analyser les données qui ont déjà été recueillies.

— Bon, je suppose que je n’ai pas grand-chose à dire, répondit Ylana. Va donc te reposer. Et quand tu auras fini de te morfondre, rends-toi utile.

Ruan distinguait mal son visage sous le masque, mais il savait qu’elle était furieuse. En temps normal, il se serait efforcé de la calmer, cependant, il se contenta de lui sourire, avant de tourner les talons. Ludméa était sûrement dans la salle commune…

 

 

***


 

Lyen n’avait pas revu sa sœur depuis des années. Les seuls contacts qu’elle avait avec le monde qui entourait sa cellule étaient cet homme odieux qu’elle avait surnommé le Père et le taré qui lui servait de fils. La Fille n’était jamais venue lui rendre visite, et ce n’était pas plus mal. Elle n’aurait pas supporté sa voix mielleuse et sa douceur hypocrite. Elle avait depuis longtemps perdu le fils des jours, des mois, mais le Fils lui avait un jour annoncé que cela faisait quatre ans qu’elle et sa sœur avaient été amenées au laboratoire. Quatre ans exactement. Il lui avait préparé un gâteau sur lequel se dressaient quelques bougies, mais Lyen n’avait pas compris. Tout ce qu’elle savait, c’est que les cadeaux de Lúka ne pouvaient pas être honnêtes, et elle n’y avait pas touché. Il n’avait pas eu l’air ravi, et cela l’avait comblée de bonheur.

La fillette sentait que sa sœur était en vie, pourtant, le lien qui les unissait s’était affaibli considérablement depuis que le Père leur avait mis ces horribles bracelets noirs. Son Don n’était pas aussi fort que celui de Nato. Il ne le serait sans doute jamais. Cependant, Lyen sentait que quelque chose allait arriver. Le Fils était venu la voir un peu plus tôt, et elle l’avait trouvé différent. De mauvaise humeur de toute manière, mais c’était plus que ça. Il n’avait pas son éternel sourire et ses yeux étaient durs. Elle craignait le pire.

Assise sur son lit, elle fixait la porte. Après quatre ans, les heures qu’elle avait passées à fixer la porte se chiffraient sans doute en semaines, voire en mois. Elle n’avait pas beaucoup de distractions, dans sa cellule. Line lui faisait passer des livres, mais elle les lisait bien trop vite à son goût et finissait par tous les connaître par cœur. Un jour, elle avait découvert qu’elle pouvait laisser des marques dans le mur avec sa cuillère, si elle appuyait suffisamment. Elle avait eu le temps d’écrire son nom avant que le Fils ne lui confisque l’objet. A présent, ses cuillères étaient en plastique, mais les marques dans le mur n’avaient pas disparu. Parfois, Lyen passait la main sur la paroi et souriait en sentant les légères entailles sous ses doigts. Son nom était tout ce qui restait de sa vie passée, de sa mère.

Souvent, elle pensait à elle. Mais au fil des années, les traits de son visage étaient devenus flous. La seule chose qui n’avait pas été effacée par le temps était ses magnifiques cheveux châtains, aux larges boucles souples. Les deux tresses interminables qui encadraient son visage touchaient le sol. Lyen avait espéré que les siennes seraient un jour aussi longues que celles de sa mère.

La fillette porta machinalement la main à ses cheveux courts, qui se dressaient en épis inégaux. Les talents de coiffeur du Fils ne s’étaient pas améliorés au cours des années… Un jour, elle avait commencé à tresser ses mèches rousses, sans y penser. Cela faisait quelques semaines que Lúka n’avait pas coupé ses cheveux, et même si ceux-ci étaient encore bien trop courts pour que les tresses ressemblent vraiment à quelque chose, Lyen était parvenue à un résultat presque acceptable. La colère du Fils avait été terrible. Il l’avait empoignée par le bras, lui arrachant un cri de douleur, et l’avait giflée. Puis, il avait sorti un petit appareil de sa poche, et avait rasé ses cheveux. Elle avait pleuré lorsqu’elle avait passé la main sur son crâne nu, même si elle s’était promis de ne plus jamais laisser couler ses larmes devant lui.

— Tu dois oublier Lyen ! avait-il crié. Tu n’as plus de passé ! Tu es L.I. Lyen est morte !

Lorsqu’elle avait levé les yeux vers lui, elle avait vu que les siens brillaient, et qu’un début de larme avait tracé son chemin sur sa joue gauche.

— Il faut que tu comprennes que tu ne pourras jamais retrouver les tiens. Ta vie est ici, à présent. Et ne me regarde pas comme ça ou je t’en fous une, c’est compris ? avait-il ajouté comme elle le dévisageait avec étonnement.

C’était la première et la dernière fois qu’il avait rasé ses cheveux. C’était la première et la dernière fois qu’elle avait vu de la tristesse et de la compassion sur son visage.

La fillette poussa un soupir. La porte restait résolument close, et elle s’allongea sur son lit, les yeux levés vers le plafond. Une tache rouge s’y étalait. Si elle se concentrait suffisamment, elle parvenait à la faire changer de forme, à la faire bouger. Elle imaginait toutes sortes d’histoires. La Tache Rouge part en balade avec sa sœur dans la forêt, la Tache Rouge et les méchants hommes aux cinq doigts, la Tache Rouge et le Fils, et la toute dernière en date, la Tache Rouge dans la boîte blanche, Sa préférée était en cours d’invention : la Tache Rouge et sa sœur tuent le Fils et s’échappent de la boîte blanche. Mais aujourd’hui, elle n’avait guère d’inspiration. La tache rouge restait résolument immobile.

La porte s’ouvrit, et Lyen se redressa d’un bond. C’était le Fils, à nouveau. Elle baissa les yeux ; il n’aimait pas qu’elle le regarde.

— L.I., amène-toi, soupira-t-il.

Elle releva la tête, l’étonnement se lisant sur son visage. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais il avait franchi les quelques pas qui le séparaient d’elle et l’empoigna sans ménagement par l’épaule.

— J’ai pas toute la journée, grommela-t-il.

Elle se dégagea avec colère et lui jeta un regard destructeur, qu’il ignora superbement. Elle le suivit dans le dédale des couloirs. Il l’emmenait sans doute voir le Père… Lyen sentit la peur la gagner, et son cœur s’accéléra. La dernière fois, il lui avait fait si mal ! Elle passa inconsciemment une main derrière son dos, frottant l’endroit où il avait enfoncé son aiguille.

Lorsqu’ils tournèrent à droite au lieu de continuer tout droit, elle s’étonna. S’ils n’allaient pas voir le Père, où allaient-ils ? Connaissant le Fils, ce n’était sans doute pas un endroit sympathique.

Il ouvrit une porte, et entra. Lyen se tint un peu en retrait, craintive. Qu’y avait-il dans cette pièce ? Les jambes tremblantes, elle avança lentement…

La pièce était plus grande que sa cellule, et beaucoup plus fournie. Une table se dressait dans un coin, accompagnée d’une chaise. Sur le sol, un tapis beige s’étendait, et Lyen se demanda quelle sensation elle éprouverait en y posant ses pieds nus. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait perdu l’habitude d’autre chose que du linoléum froid qui recouvrait le sol de sa cellule.

— Tu attends quoi ? la pressa Lúka.

Elle serra les dents. Un jour, elle serait grande. Un jour, elle serait forte… Elle savait déjà où elle frapperait en premier et s’était rejoué la scène un bon millier de fois en pensées : son poing s’écrasant sur les lèvres fines, effaçant l’horrible sourire qui la poursuivait dans ses cauchemars…

Elle baissa la tête et entra dans la pièce. Il la poussa brutalement, et elle manqua perdre l’équilibre.

— C’est pas demain la veille que tu me frapperas, petite peste, gronda-t-il.

Elle était sur le point de se retourner pour lui cracher au visage, peu importent les conséquences, lorsque son regard croisa un regard qu’elle n’espérait plus revoir, un regard semblable au sien. Celui de Nato. Aussitôt, toute la haine qu’elle éprouvait pour le Fils fut balayée, et elle écarquilla les yeux, interloquée.

— Nato ? appela-t-elle.

— Lyen ! répondit sa sœur.

La fillette s’avança, hésitant légèrement. Elle ne reconnaissait pas cette grande jeune femme au visage triste. Ses cheveux roux étaient coupés au carré, un peu au-dessus de ses épaules. Sur son front, il ne restait rien de la marque qui avait autrefois clamé son statut de seconde héritière. Seuls ses yeux n’avaient pas changé : ils avaient gardé la même teinte de mer agitée.

Nato lui ouvrit ses bras, et elle finit par s’y précipiter, fourrant son visage au creux de son cou.

— Tu ressembles à maman, lui murmura-t-elle.

La jeune femme se crispa et Lyen mit quelques secondes à comprendre. Puis, la réalité la frappa comme un coup de poing : elle avait parlé la langue du Fils…

— Tu as grandi, Lyen, fit Nato.

Elle caressa les cheveux ébouriffés, les frêles épaules. Lyen releva la tête. Ses yeux brillaient de larmes.

— Tu m’as tellement manqué ! souffla-t-elle.

Cette fois-ci, elle avait pris soin d’utiliser la langue de son peuple. Nato sourit et essuya du pouce les larmes qui coulaient sur le visage de sa sœur.

— Tant de temps a passé… Je croyais que je ne te reverrais plus jamais, commença-t-elle. Est-ce qu’ils te traitent bien ?Ils ne te font pas de mal, au moins ?

Lyen voulait lui raconter les coups, les humiliations, les douloureux tests chaque semaine, mais elle croisa son regard et comprit que sa sœur avait subi bien pire. Nato n’avait pas besoin de cette souffrance supplémentaire. Alors elle secoua la tête.

— Non, ils ne me font rien, mais je m’ennuie beaucoup de toi.

Nato soupira de soulagement et Lyen sut qu’elle avait fait le bon choix. Raconter la vérité à sa sœur ne changerait pas les choses.

Elles s’assirent sur le sol et la fillette prit les mains de sa sœur dans les siennes. Du coin de l’œil, elle pouvait voir que le Fils s’était installé à la table et qu’il s’amusait avec une feuille de papier. Elle n’aimait pas le savoir si près d’elle, cependant, si c’était le prix à payer pour voir Nato, elle était prête à le payer cent fois, mille fois, même.

— Il t’a laissé tes cheveux, remarqua-t-elle en regardant avec envie la chevelure rousse de la jeune femme.

Nato haussa les épaules.

— Ça ne l’amusait plus de me les couper, j’imagine. Tu ne devrais pas lui tenir tête, Lyen. Je sais que tu le fais, reprit-elle comme sa sœur ouvrait la bouche pour protester. Je te connais. Cesse de lui résister, et il te laissera en paix.

— Je ne cesserai jamais de lui résister, marmonna la fillette. Un jour, je le tuerai.

— J’ai entendu ça, répliqua une voix masculine.

Les deux sœurs se tournèrent vers Lúka, mais il ne leva pas les yeux de la feuille de papier qu’il pliait avec application. Nato regarda sa sœur avec insistance, ses grands yeux bleu gris remplis de tristesse,

— Je t’en prie, Lyen. Parfois, il faut savoir accepter sa défaite et cesser de se battre. Cela n’en vaut pas la peine. En agissant comme tu le fais, tu entres dans son jeu. Cela lui plaît, et il continuera à te provoquer tant que tu lui donneras ce qu’il veut : ta colère.

Lyen ouvrit de grands yeux incrédules. Sa sœur parlait comme une lâche. Elle faisait honte à son rang.

— Tu as changé, lui reprocha-t-elle.

— J’ai grandi, répondit Nato. Je ne suis plus une petite fille. J’ai appris qu’il fallait parfois baisser la tête.

— Tu es une princesse, tu n’as pas le droit de baisser la tête ! s’écria Lyen.

— Je ne suis plus une princesse. Cette vie n’est plus la mienne. Je suis L.H., et je ne reverrai jamais Eaven.

Lyen secoua la tête, les mâchoires crispées. Sa sœur n’avait pas le droit de réagir comme ça !

— Tu avais promis que tu nous ferais sortir d’ici ! Tu avais promis !

— Je suis désolée, Lyen. Je ne vais pas pouvoir tenir ma promesse…

Elle voulut la prendre dans ses bras, mais la fillette se dégagea, le visage dur.

— Regarde-toi ! Tu te laisses aller ! Tes cheveux sont longs, mais tu ne les tresses même pas ! Tu rampes devant eux, tu leur donnes raison, et… Et en plus, tu es grosse ! ajouta-t-elle. Tu n’es plus ma sœur ! Je te déteste !

— Lyen, je t’en prie ! Tu n’as pas le droit de me juger comme ça !

Nato se mit à pleurer. Lyen la toisa sans bouger, même si elle mourait d’envie de se jeter dans ses bras et de lui demander pardon.

— J’ai voulu tresser mes cheveux, on m’a battue. J’ai recommencé, on m’a battue plus fort. Ils m’ont dit qu’ils s’en prendraient à toi si je leur résistais ! J’ai dû faire des choses que tu ne peux même pas imaginer ! Et oui, je suis grosse. Je suis enceinte, Lyen, Je vais avoir un bébé.

— Quoi ? fit la fillette d’une toute petite voix. Mais tu ne peux pas avoir un bébé ! Tu n’es pas mariée !

Sa sœur sourit à travers ses larmes. Elle essuya ses joues du dos de sa main.

— Je vais avoir un bébé, Lyen. Je ne te mens pas.

Elle prit la main de sa sœur dans la sienne et la posa contre son ventre rebondi. Lyen se recula brusquement, les sourcils froncés. Nato se mit à rire.

— Oui, il donne des coups de pied.

— Il te fait mal ? s’inquiéta Lyen.

— Non, pas vraiment. C’est plutôt étrange, comme sensation. Ça me rappelle quand maman était enceinte de toi. Je mettais ma main sur son ventre, et je te sentais bouger.

— Vraiment ?

— Oui ! Et toi aussi, tu l’as fait, lorsque maman attendait Cali !

— Je ne m’en souviens pas…

— Tu n’avais que quatre ans, c’est normal.

— Ton bébé, tu vas le garder avec toi, dans ta cellule ? demanda Lyen.

Le visage de Nato s’assombrit et elle posa ses mains sur son ventre.

— Non, je ne pourrai pas le garder. Ils vont le prendre quand il sera né.

— Mais pourquoi ? Puisque c’est ton bébé !

— C’est leur bébé. C’est pour cela qu’ils m’ont amenée ici.

— Tu veux dire que… Et moi, ils vont aussi me mettre un bébé dans le ventre ?

Sa sœur baissa les yeux.

— Je ne veux pas de bébé, cria Lyen. Je ne veux pas qu’ils me mettent un bébé dans le ventre si je ne peux pas le garder après !

— Ce n’est pas comme si on avait l’intention de te donner le choix, cingla Lúka, les yeux fixés sur le morceau de papier qu’il pliait entre ses doigts.

— Je ne me laisserai pas faire !

— On va encore te laisser quelques années pour y réfléchir, décréta-t-il.

Elle regarda Nato avec désespoir, mais sa sœur détourna les yeux.

— Tu es contente d’avoir ce bébé ! fit Lyen, horrifiée.

— Lyen, s’il te plaît, essaie de comprendre…

— Non ! Je ne veux pas ! Je ne suis pas comme toi ! Je ne suis pas une faible ! cracha-t-elle.

— Que voudrais-tu que je fasse ?!! Que je déteste ce bébé ? Qu’est-ce que cela changerait ? Ce n’est pas de sa faute à lui si on nous a enlevées ! Il n’a rien fait, lui !

Lyen la fixa sans répondre, le visage déterminé, une moue boudeuse aux lèvres.

— Cali était encore un bébé quand nous avons été enlevées, mais je suis contente de savoir que c’est elle qui sera reine après Livia. Tu ne méritais pas d’être reine, déclara la fillette.

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Oh, si, je le sais parfaitement ! Une reine ne rampe pas devant ses ennemis, elle ne porte pas de bébé sans être mariée.

— Parce que tu crois que j’avais le choix ? murmura Nato. Oui, j’ai fait le choix de ne pas détester ce bébé, et je prie de tout mon cœur pour que tu fasses ce choix toi aussi, lorsque le moment sera venu.

— Ecoute bien ta grande sœur, L.I., conseilla Lúka. Ses paroles ne sont pas dénuées de bon sens.

Lyen fit la sourde oreille. S’ils mettaient un bébé dans son ventre, elle le détesterait comme elle les détestait.

— J’espère que ton bébé mourra, décréta-t-elle.

— Tu ne penses pas une chose pareille ! s’écria Nato en secouant la tête. Je ne te reconnais plus !

— Et c’est toi qui me dis ça ? Toi qui abandonnes tes promesses si facilement ! Qu’est-ce que Papa aurait pensé de toi ?

Nato ouvrit la bouche pour répondre, mais choisit le silence. Les larmes coulaient sur ses joues. Elle baissa les yeux sur son ventre rebondi.

— Ton bébé, il aura les cheveux roux ? demanda Lyen, sa voix tremblant de culpabilité et de détresse.

S’il avait les cheveux roux, elle le détesterait moins. Et puis, il ressemblerait peut-être à Yolan… Son frère lui manquait. Elle ne pensait presque jamais à Cali — sa sœur n’était encore qu’un bébé lorsqu’elles avaient été enlevées — mais elle avait toujours été très proche de son grand frère, auquel elle vouait une admiration sans limites. Le bébé aurait peut-être quelque chose de Yolan…

— Oh, j’en doute, répliqua Lúka.

Il la regarda avec cet horrible sourire sur ses lèvres, ce sourire qu’il semblait lui réserver. Elle sentit un frisson remonter le long de son échine.

— Il aura sûrement les cheveux noirs et les yeux verts, reprit-il.

Nato avait caché son visage dans ses mains, et Lyen se tourna vers elle, ses yeux remplis d’horreur.

— Toi… et lui ? souffla-t-elle.

— Non ! se défendit la jeune femme. Non, c’est faux ! Lyen, je te jure…

— Tu mens ! coupa sa sœur.

— Bon, ça suffit, tu me casses les pieds, L.I., décréta Lúka. Je ne m’amuse plus du tout, là.

Il repoussa sa chaise et s’avança vers eux. Il tendit une main à Nato, qui y glissa la sienne, et l’aida à se relever. Il lui sourit, mais elle détourna son visage.

— C’est l’heure, les filles. Faites vos adieux.

Lyen bouillonnait de rage, et même le regard implorant de sa sœur ne parvint pas à la faire fléchir. Elle se contenta de la fixer, les lèvres pincées.

— Lyen, ne me juge pas, je t’en prie. Tu es tout ce qu’il me reste ! supplia Nato.

— Tu as ton bébé, rétorqua-t-elle d’une voix dure.

— C’est tout ce que tu veux dire à ta sœur, L.I. ? Tu ne la reverras peut-être pas, prévint Lúka.

La fillette ne répondit rien et se détourna. Les sanglots de Nato lui brisaient le cœur, cependant, sa colère était plus forte encore que sa culpabilité. Sa sœur l’avait trahie. Elle avait trahi son rang, sa famille, et portait le bébé du Fils !!! Comment Lyen pourrait-elle lui pardonner un jour ?

— Très bien. Attends-moi ici, je vais raccompagner ta sœur à sa cellule. Et ne t’avise pas de te balader dans les couloirs, je ne me sens pas d’humeur clémente, aujourd’hui.

Nato lança un regard implorant à Lyen, mais cette dernière tourna la tête. Lúka la pressa, et elle le suivit, les épaules secouées de sanglots. Il jeta un regard meurtrier à la fillette avant de passer la porte.

Lorsqu’elle vit sa sœur disparaître dans le long couloir blanc, Lyen craqua. Elle se mit à pleurer en silence. Elle n’avait pas voulu dire toutes ces choses horribles ! Elle lui avait dit qu’elle la détestait, mais c’était faux ! Elle aimait Nato plus que tout au monde !

Elle courut jusqu’à la porte. Elle se jetterait dans ses bras, elle lui dirait qu’elle l’aimait, elle lui demanderait pardon, il était encore temps !

Son cri s’étrangla dans sa gorge, et elle se figea. Sa sœur était dans les bras du Fils, et elle l’embrassait. Les yeux écarquillés d’horreur, elle se tint dans l’embrassure de la porte,

— Tu sais qu’elle ne pensait pas tout ce qu’elle a dit, murmura le Fils.

— Elle le pensait, Lúka !

— Elle n’a que dix ans, elle ne comprend pas. Sèche tes larmes, ma princesse. Tu es si belle quand tu souris… Tiens, j’ai quelque chose pour toi…

Il lui tendit une rose en papier.

— C’est très beau, fit Nato en effleurant la rose du bout des doigts. Je t’en prie, laisse-moi rester un peu plus longtemps avec ma sœur, tu sais que je ferai n’importe quoi…

— Oh, je le sais bien ! rétorqua-t-il. Mais cela ne servirait à rien. Laisse-lui du temps.

Il la serra contre lui et l’embrassa tendrement. Lyen se détourna et se précipita à l’intérieur de la pièce. Elle allait vomir… Comment sa sœur pouvait-elle aimer le Fils ? Comment pouvait-elle supporter qu’il la touche ? Si elle avait été à sa place, la seule raison pour laquelle elle aurait accepté de se trouver si proche de lui aurait été pour lui planter un couteau dans le ventre. Mais Nato aimait embrasser le Fils, elle le sentait !

Les poings serrés, elle se dirigea vers la porte. Sa sœur était toujours dans les bras de Lúka, et il caressait tendrement sa joue en lui murmurant des mots que Lyen ne pouvait pas entendre. Mais Nato souriait, et cela la rendit folle de rage. Comment avait-elle pu la trahir ainsi ?

Elle se jeta sur eux et frappa de toutes ses forces.

 

 

***


 

Eli se réveilla en sueur, les joues noyées de larmes. Nato… Elle n’avait compris que bien des années plus tard, après la mort de sa sœur. Comme elle aurait voulu effacer ses terribles paroles ! Elle était jeune, têtue, et stupide, oh, si stupide ! Nato avait tout sacrifié, jusqu’à sa dignité, pour ces quelques instants avec elle, et elle n’avait fait que la juger et la mépriser… Mais le Fils avait profité d’elle, et cela, Eli n’avait jamais pu l’oublier.

La porte s’ouvrit, et elle fit un effort pour se redresser. Si c’étaient encore ces médecins et leurs aiguilles, elle ne se laisserait pas faire…

La jeune femme blonde, Ludméa, entra dans la pièce, un peu hésitante. Eli se détendit. Cette femme était la seule personne à qui elle faisait confiance. Elle était différente des autres, et elle ne lui voulait aucun mal. Elle s’approcha d’elle et s’assit sur la chaise à côté du lit.

— Eli !

Elle saisit sa main dans la sienne et sourit.

— Ludméa !

Ludméa s’empara du plateau-repas qui avait été déposé sur la table de chevet.

— Il faut manger, Eli, fit-elle.

La femme secoua la tête. Elle ne toucherait pas cette nourriture.

— S’il te plaît ! Tu vas mourir si tu ne manges pas ! insista Ludméa, même si elle savait qu’Eli ne pouvait pas la comprendre.

Elle prit une cuillérée de purée blanche, et l’approcha du visage d’Eli. La femme ferma les yeux et se crispa.

— Très bien. Tu as peur, c’est ça ? Regarde, je vais en manger aussi.

Eli rouvrit les yeux et regarda Ludméa porter la cuillère à sa bouche.

— C’est pas terrible, mais c’est sûrement très nourrissant, commenta-t-elle, en plongeant à nouveau la cuillère dans la purée blanche.

Cette fois-ci, Eli ouvrit la bouche et avala. Elle était affamée. Le goût était étrange, mais pas désagréable. Ludméa lui sourit, et remplit à nouveau la cuillère. Bientôt, Eli eut terminé son repas. Ce n’était peut-être qu’une impression, mais elle trouva que la femme avait repris quelques couleurs.

Ruan, caché derrière le miroir sans tain, se permit un sourire. Les deux médecins n’en croyaient pas leurs yeux.

— Je vous avais dit qu’elle pourrait nous être utile, déclara l’homme. Vous voyez qu’il n’y avait pas lieu d’alerter le colonel Lewis…

— C’est vrai, vous aviez raison, lui accorda un des médecins. Je ne sais pas pourquoi, mais on dirait que notre rouquine fait confiance à cette jeune femme.

— J’imagine que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce qu’elle reste avec elle, insinua Ruan.

— Non, bien sûr, je suppose qu’elle peut rester…

 

 

***


 

Ruan caressa la joue de Ludméa et elle ferma les yeux, un sourire aux lèvres. Il l’embrassa tendrement.

— Tu as été merveilleuse…

— Pas du tout, je n’ai fait que lui montrer qu’elle n’avait rien à craindre de nous, expliqua la jeune femme.

— Mais tu vois, eux, tous autant qu’ils sont, ils n’y ont pas pensé, et moi non plus, lui fit-il remarquer.

— Ruan, je t’en prie, laisse-lui voir les bébés… Ce n’est pas humain de séparer une mère et ses enfants.

— Tu sais que je n’ai plus aucun pouvoir de décision, ici. Mais je vais voir ce que je peux faire, ajouta-t-il, récompensé par un sourire rayonnant.

Ludméa passa ses bras autour de sa taille et l’attira contre elle. Il posa ses lèvres sur les siennes, le cœur fou comme à chaque fois qu’il la touchait… Cela faisait trois jours qu’il dormait à peine, qu’il ne mangeait rien, qu’il ne faisait que penser à elle… Dès qu’il était séparé de Ludméa, une seule chose comptait : la revoir au plus vite.

Il n’avait ressenti cela qu’une seule fois dans sa vie : pour une jeune femme qui suivait les cours de sciences avec lui, Kathrin. À l’époque, il n’était encore qu’un adolescent, et elle ne manquait pas d’admirateurs. Pourtant, elle l’avait choisi, lui. Pendant deux ans, ils avaient vécu une idylle ambiguë et avaient dû supporter les quolibets des autres étudiants. Kathrin ne l’aimait pas, Kathrin n’était avec lui que pour son argent, Kathrin le laisserait tomber dès qu’elle aurait terminé ses études… Il ne les écoutait pas.

Kathrin était partie sur Alpha à la fin de ses études, malgré ses promesses. Et Ruan s’était jeté à corps perdu dans la recherche, pour l’oublier.

Cela ne durerait peut-être pas, mais il avait l’impression d’être amoureux, pour la première fois depuis près de quinze ans. Dans trois mois, il s’unirait à Ylana, et il ne savait pas comment se dépêtrer de cette situation.


 

***


 

Lewis entra dans la pièce et son visage se crispa de fureur. La femme était détachée, et elle tenait les deux bébés dans ses bras. Paso… S’il voulait la guerre, il l’aurait.



 


CHAPITRE X

 

 

La femme serrait ses enfants contre elle, les larmes ruisselant le long de ses joues. Ils étaient parfaits, tout simplement parfaits… Et surtout, ils étaient vivants.

L’homme blond, Ruan, lui avait amené les jumeaux quelques heures auparavant, et elle ne se lassait pas de les regarder. Ils étaient si beaux ! Elle savait que le garçon ressemblerait au Fils, mais ses yeux n’étaient pas verts, et il n’aurait sans doute jamais l’horrible sourire de l’homme. La petite fille serait aussi belle que Line, cependant Eli n’aurait su dire de quelle couleur seraient ses yeux. Peut-être verts, comme ceux de la Fille, peut-être bleus, comme les siens…

Les bébés étaient très calmes. Un des hommes en combinaison lui avait mis un biberon dans les mains, et elle les avait nourris, un peu plus tôt. A présent, ils dormaient profondément, serrés contre son sein, deux petits êtres innocents qui ne le resteraient sûrement pas longtemps.

Même si elle connaissait leur nature, Eli ne pouvait détester ses enfants. Elle les avait portés dans son ventre, elle avait fui pour eux, elle aurait même tué pour eux. Elle savait que Lúka l’avait rattrapée — elle ne lui avait sans doute jamais échappé — et que ses heures étaient comptées. Son corps faiblissait, et même si elle se sentait un peu mieux, elle était trop intelligente pour nourrir de vains espoirs. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était mourir avant qu’il ne la retrouve.

Lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille, elle s’imaginait pouvoir le tuer, un jour. Elle se voyait lui enfoncer un couteau dans le ventre, elle voyait l’expression de surprise, puis de panique, sur son visage, elle le voyait s’écrouler dans son sang sur le sol… A la mort de Nato, elle avait compris que dans le combat qu’elle menait contre lui, elle serait l’éternelle vaincue. Sa sœur avait raison, il ne servait à rien de se battre. Pourquoi perdre ses forces alors que l’issue était sans équivoque ? Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu.

Non, Lyen, tu sais que tu peux encore gagner…

Elle essuya ses larmes du dos de la main et sourit aux jumeaux.

Tu ne dois pas t’attacher à eux, tu sais que tu n’as pas le droit de t’attacher à ces enfants !

Il y avait une chose qu’elle pouvait faire, qu’elle devait faire. Une chose terrible. Un acte qu’elle ne se sentait pas prête à commettre, mais qui la ferait triompher. Elle avait beau savoir que c’était ce qu’il y avait de mieux pour tout le monde, elle ne pouvait s’y résoudre. Depuis des heures, elle contemplait les visages endormis de ses enfants et sa volonté faiblissait.

S’ils mettent un bébé dans mon ventre, je le détesterai comme je les déteste, eux. Elle était si naïve, si fragile ! Elle n’avait pas idée de la force de l’amour d’une mère pour ses enfants ! Quand les premiers étaient morts, elle avait pleuré pendant des semaines. Elle ne mangeait plus, et ils avaient dû la forcer à se nourrir.

Mais là, ce serait différent. Dans une semaine, peut-être moins, elle serait morte. C’était l’avis de l’homme blond, en tout cas. Personne ne la surveillait, il n’y aurait sans doute plus d’autre occasion…

Lentement, elle approcha sa main du cou de son fils et ferma les yeux. Il deviendrait comme le Fils, il deviendrait comme lui… Il enfermerait une petite fille dans une cage et l’y laisserait pendant quinze ans. Le Père l’appellerait son fils, jusqu’au jour où il lui mettrait un bracelet et où il le rejetterait. Et la folie le gagnerait… Elle ne pouvait pas laisser cela arriver. Elle devait le tuer pendant qu’il en était encore temps…

Le bébé s’éveilla et se mit à pleurer. Aussitôt, elle laissa retomber sa main. Non, elle était incapable de faire cela !

Elle éclata en sanglots et serra son fils contre elle, embrassant les courtes boucles noires.

— Oh, pardon, je te demande pardon… Je ne voulais pas faire ça ! Je ne l’aurais pas fait, non, jamais !

Et elle sut que c’était vrai. Jamais elle n’aurait pu tuer ses propres enfants. Comment avait-elle pu imaginer un seul instant qu’elle en serait capable ?

Elle caressa d’un doigt la joue de son fils.

— Ne deviens pas comme lui, je t’en supplie, ne deviens pas comme Lúka.


 

***


 

Ludméa entra dans la pièce, un sourire aux lèvres. Ruan était parvenu à la faire accepter au chevet d’Eli, malgré les ordres de Lewis. Quand celui-ci avait compris qu’elle avait gagné la confiance de l’étrangère, il avait fini par céder, et la jeune femme pouvait maintenant aller et venir à sa guise dans la zone de quarantaine.

Eli ne dormait pas et l’accueillit d’un grand sourire. Les bébés dormaient dans un petit lit près du sien, leurs visages pâles tournés l’un vers l’autre. Ludméa l’avait aidée à les nourrir, un peu plus tôt dans la journée, et la femme lui jeta un regard interrogateur : que faisait-elle là puisque ce n’était pas le moment de donner leur biberon aux jumeaux ?

Ludméa s’assit sur le bord du lit et prit la main d’Eli dans la sienne.

— Aujourd’hui, je t’emmène te balader, déclara-t-elle.

La femme ne comprenait pas ce qu’elle disait, mais elle aimait beaucoup le son de la voix de Ludméa. Un médecin en combinaison vint les rejoindre et détacha la perfusion de son poignet. Elle ouvrit de grands yeux étonnés. Que se passait-il ? Qu’allait-il faire d’elle ? Elle sentit la crainte l’envahir, mais Ludméa serra ses doigts entre les siens.

— Ne t’inquiète pas, tout va bien…

— Mademoiselle, faites bien attention. Si elle montre des signes de faiblesse ou de fatigue, vous la ramenez immédiatement. Je ne comprends toujours pas comment vous avez pu obtenir de Lewis qu’il la laisse quitter la pièce, mais je compte sur vous pour veiller sur elle, c’est entendu ?

— Bien sûr ! Ne vous faites pas de souci…

Il l’observa quelques instants ; Paso était un vrai petit veinard… Lui aussi aurait eu du mal à choisir entre Ylana et elle. Le docteur Schmidt ne manquait pas de charme, mais elle avait une beauté un peu froide, très classique. La jeune Ludméa était complètement différente : tout en elle respirait la bonne humeur et la joie de vivre. Et elle était vraiment très mignonne, surtout lorsqu’elle souriait.

Paso était parvenu à ce que les deux femmes ne se rencontrent pas, et dans une zone de quarantaine de six cent AULs carrés, cela tenait du miracle. Bien sûr, tout le monde savait ce qui se passait, pourtant, personne ne faisait la moindre allusion à la relation clandestine entre Paso et la jeune employée ECO. Lorsqu’Ylana rencontrerait cette dernière, son fiancé aurait intérêt à ne pas de trouver à proximité…

Ludméa aida Eli à sortir du lit et la soutint pendant qu’elle se mettait debout. La femme la dépassait d’une tête au moins. Elle était sûrement presque aussi grande que Ruan, qui devait bien atteindre les cent quatre-vingt-cinq cAULs. Mais Ludméa était prête à parier qu’Eli pesait moins qu’elle : elle semblait si frêle !

— Viens, d’abord, je t’emmène à la douche, je suis sûre que tu en rêves ! commença-t-elle.

Des médecins s’étaient occupés de sa toilette depuis son arrivée, cependant, Ludméa était certaine qu’Eli apprécierait un peu d’intimité.

Elle l’emmena dans la salle de bain qui jouxtait la pièce, et régla les boutons jusqu’à ce que l’eau soit à la bonne température. Le visage de la femme s’éclaira lorsqu’elle comprit ce que Ludméa voulait. Elle ôta sa chemise de nuit blanche avec des gestes un peu maladroits et la laissa tomber sur le sol. La jeune femme fronça les sourcils en voyant la maigreur d’Eli : ses os saillaient sous la peau, et ses côtes se dessinaient parfaitement à la lumière des néons. Ses jambes portaient encore les marques de sa fuite dans la forêt, et une grosse ecchymose sur sa hanche avait viré au jaune violacé.

Mais une fois que le premier choc fut passé, Ludméa se rendit compte que, malgré sa maigreur, Eli était superbe. Elle avait quelque chose de félin, et ce n’était pas seulement la forme de ses pupilles. La plupart des femmes de sa taille avaient l’air un peu gauches ou paraissaient disproportionnées. Eli était élancée et sa stature ne semblait nullement l’embarrasser. Au contraire, elle se tenait bien droite, et avait beaucoup d’allure — et Ludméa connaissait peu de femmes capables d’avoir beaucoup d’allure en petite culotte, dans une salle de bain éclairée trop violemment, et avec une tignasse aussi sale que la sienne… Elle commencerait par s’occuper de ses cheveux.

Elle la fit asseoir sur le petit tabouret en plastique, et mouilla la chevelure rousse. Elle la frotta énergiquement avec du shampoing, sentant sous ses doigts quelques brindilles, vestiges de sa nuit passée dans la forêt. Lorsqu’elle rinça les cheveux d’Eli, l’eau prit une couleur brune et Ludméa grimaça. Les médecins auraient quand même pu s’occuper un peu mieux d’elle ! Elle se décida pour une seconde dose de shampoing, avant d’enduire sa chevelure de démêlant. Armée de patience, elle vint à bout de tous les nœuds. Eli ne risquait pas de prendre froid, la salle de bain était surchauffée. Elle versa du savon dans sa main et commença à laver son dos, sentant les vertèbres sous ses doigts. Même avec cinq ou six kilo AUMas de plus, Eli serait encore maigre…

Ludméa rinça ses cheveux et son dos, et dut se faire à l’idée qu’elle devrait sans doute changer de combinaison, vu qu’elle était au moins aussi mouillée que la femme… Elle sourit et rabattit une mèche blonde derrière son oreille.

Eli cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Aussitôt, Ludméa arrêta l’eau et lui fit face, inquiète.

— Eli, qu’est-ce qui ne va pas ?

La femme leva les yeux vers Ludméa. Elle comprenait le sens de sa question, mais comment lui expliquer que ce moment lui rappelait Nato ? Comment lui expliquer qu’elle se souvenait de Line, du premier jour qu’elles avaient passé au laboratoire ? Line avait lavé ces cheveux comme Ludméa l’avait fait. Eli avait eu confiance en elle, et elle l’avait trahie.

Elle sourit à la jeune femme. Ludméa n’était pas comme Line… Elle lui fit signe de lui donner du savon, et termina sa toilette. Le visage levé vers le plafond, elle laissa l’eau ruisseler le long de son front, les lèvres étirées en un sourire de pur bonheur. Puis, elle se tourna vers Ludméa, et se jeta dans ses bras, la serrant contre elle.

— Il faudra vraiment que je me change, marmonna celle-ci.

Mais elle était heureuse que la femme ait retrouvé son sourire, et l’étreinte inattendue lui avait fait chaud au cœur. Elle tendit une serviette à Eli, et s’empara de la combinaison blanche qu’on avait préparée pour elle. Visiblement, les médecins avaient l’œil plus exercé que le sien, car le vêtement était à sa taille. Quel dommage qu’ils n’aient pas pensé à en préparer une pour elle… Le tissu collait à sa peau, et cette sensation n’était pas des plus agréables.

Elle aida la femme à s’habiller et la fit se placer sous le sécheur. En quelques instants, ses cheveux furent secs et Ludméa y passa quelques coups de brosse. Elle se recula un peu pour juger du résultat, et sourit. Eli était magnifique, tout simplement magnifique… Sa chevelure flamboyante tombait en grosses boucles souples sur ses épaules, mais avait gardé un aspect un peu sauvage que la jeune femme trouvait du plus bel effet. Elle soupira. Elle aurait voulu avoir des cheveux aussi beaux que ceux d’Eli. Elle savait que beaucoup de femmes lui enviaient sa chevelure blonde, cependant, ses cheveux n’étaient pas seulement blonds, ils étaient surtout indomptables.

Elle se tourna vers le miroir et retint une exclamation épouvantée. Eli éclata de rire, et elle se rendit compte que c’était la première fois qu’elle manifestait aussi ouvertement sa joie. Elle lui sourit et tenta de redonner à ses cheveux un aspect moins ébouriffé. Le pire restait tout de même la combinaison… Ludméa osait à peine quitter la salle de bain. Le tissu mouillé s’était collé à sa peau et ne cachait rien de son anatomie. Elle se serait promenée nue dans les couloirs que cela n’aurait pas été bien différent.

Elle haussa les épaules : après tout, ces gens étaient des médecins, et ils avaient tous eu l’occasion de voir une femme nue au moins une fois dans leur vie. La chemise de nuit d’Eli gisait sur le sol, trempée. Ludméa la ramassa en faisant la moue, puis se fit une raison. De toute manière, elle n’aurait pas eu l’air beaucoup plus décente vêtue de celle-ci.

Les deux femmes sortirent de la salle de bain, et tombèrent nez à nez avec Ruan. L’espace d’un instant, Ludméa se dit que le hasard suivait un cours bien étrange aux DMRS, puis la gêne envahit son esprit, et elle devint cramoisie. Le jeune chercheur laissa courir son regard sur sa combinaison trempée, les yeux écarquillés. Comme il s’attardait un peu trop et se mettait à sourire, elle croisa les  bras sur sa poitrine.

— Ruan, ferme la bouche, tu baves, cingla-t-elle.

Ce fut au tour de l’homme de rougir. Il détourna les yeux, mais son sourire ne quitta pas ses lèvres. Il tenta de reporter son attention sur Eli, même si les trois-quarts de ses facultés intellectuelles avaient été mises hors service par la vue de la poitrine de Ludméa.

Elle était superbe. Rien à voir avec la femme à demi morte qu’ils avaient ramenée de Gonara quelques jours plus tôt. Ses cheveux avaient retrouvé leur éclat rouge et encadraient un visage aux traits doux. Ruan se dit soudain qu’elle était sans doute bien plus jeune que ce qu’ils avaient cru. Elle devait avoir l’âge de Ludméa ou guère plus. Elle était un peu plus petite que lui, cinq ou six centi AULs sûrement.

— Est-ce que tu pourrais t’occuper d’Eli quelques minutes ? Il faut que je me change, comme tu n’as pas manqué de remarquer, fit Ludméa d’un ton ironique.

— Bien sûr ! J’espère juste qu’elle ne va pas essayer de m’égorger pendant ton absence, plaisanta-t-il.

— Elle ne te fera rien, assura-t-elle. Après tout, tu es celui qui lui a rendu ses enfants…

Elle se retourna, et Ruan la suivit des yeux alors qu’elle passait la porte. Seul l’avant de sa combinaison était mouillé, mais l’arrière n’avait rien de laid non plus… Il se mit à sourire bêtement. Un médecin entra dans la pièce, et l’homme se jeta littéralement sur lui.

— Gould ! Que je suis content de vous voir ! Je viens de me rappeler que j’ai quelque chose de vraiment très important à faire, et… J’ai promis à Ylana, on doit parler de notre union, et ça m’est complètement sorti de la tête... Si vous voulez bien vous occuper d’Eli en attendant que Ludméa revienne, ça serait vraiment génial…

Avant même d’entendre la réponse de Gould, Ruan quitta la pièce d’un pas très enthousiaste. Le médecin secoua la tête en souriant. Il avait croisé la jeune Ludméa dans le couloir, et n’était pas dupe. La petite était rouge pivoine, et complètement trempée. Et surtout, terriblement désirable. S’il avait besoin de Ruan, il saurait où le trouver…


 

***


 

— Ludméa ! Attends-moi ! s’écria Ruan.

La jeune femme se retourna et le vit qui courait vers elle. Elle fronça les sourcils.

— Tu as laissé Eli toute seule ?

— Non, bien sûr ! Un des médecins la surveille, ne t’inquiète pas ! la rassura-t-il.

Elle acquiesça lentement, et un sourire se dessina sur ses lèvres. Ruan avait sans doute une idée derrière la tête… Et cela avait sans nul doute un rapport avec la façon dont le haut de sa combinaison collait à sa peau sans rien laisser à l’imagination…

A peine étaient-ils arrivés dans la cellule de la jeune femme qu’il l’entraîna derrière l’armoire, ses lèvres sur les siennes, ses mains sur ses reins. Ludméa s’y était attendue et l’avait même espéré. Elle adorait l’embrasser et devait avouer qu’il l’attirait beaucoup — plus que n’importe quel homme l’avait jamais attirée. Cependant, elle ne pensait pas être amoureuse de lui. Trop de questions restaient sans réponse, trop de mystères planaient autour de cet homme. Elle essayait de ne pas y penser,  mais la mort de Tom et Franz n’avait certainement rien d’accidentel, et connaissant la position de Ruan au sein des DMRS, il ne faisait aucun doute qu’il en était parfaitement conscient.

Il remonta une main sous le haut de sa combinaison, et pour la première fois, elle ne l’arrêta pas. Il lui sourit et elle sentit son cœur s’accélérer.

— Ludméa… Tu es tellement belle ! murmura-t-il. Vivement qu’on ait quitté cette zone de quarantaine et que je puisse t’inviter à dîner…

Elle se mit à rire.

— C’est le dîner qui t’intéresse, ou ce qui risque de se passer après ?

— Ne dis pas de bêtises, rétorqua-t-il, avant de s’emparer de ses lèvres et de l’embrasser avec fougue. Il se recula, les yeux pétillants de malice. Tu sais bien que nous avons déjà dîné ensemble, ajouta-t-il.

— Goujat ! répliqua-t-elle avec un sourire.

Elle l’attira contre elle et leva son visage vers le sien, dans l’attente d’un baiser qui ne tarda pas. La main de Ruan sur son sein était chaude, et le contact avec sa peau froide et mouillée un peu étrange, mais pas désagréable. Ludméa glissa ses doigts sous sa chemise et il pressa ses lèvres un peu plus fort sur les siennes. Du pouce, il effleura la pointe de son sein, et il la sentit réagir, son corps se tendant un peu plus contre le sien. Cependant, elle le repoussa gentiment.

— Ruan, on va trop loin…

— Mais j’ai tellement envie de toi !

— S’il te plaît ! Je ne veux pas faire ça contre un mur, derrière une armoire ! protesta-t-elle.

Il rougit et s’écarta un peu d’elle.

— Non, bien sûr ! Je n’en avais pas l’intention. Je me suis laissé un peu emporter, excuse-moi. Mais c’est un supplice que de t’embrasser et de devoir m’arrêter là.

— Je n’ai pas dit que je n’en avais pas envie, fit-elle. C’est juste que le moment est mal choisi, et que l’endroit n’est pas franchement engageant. Et avec des caméras partout, non merci. Déjà que tous les médecins me regardent bizarrement…

— Tu n’en sais rien, avec leurs masques de protection…

— Oh, mais je peux très bien le sentir. Et j’imagine que le fait de m’être promenée dans les couloirs avec cette combinaison trempée ne va pas faire baisser ma côte de popularité, plaisanta-t-elle.

Ruan sourit et déposa un tendre baiser sur son front.

— Je resterai sage, promis. Plus de propositions indécentes derrière les armoires.

— Je t’aime vraiment beaucoup, tu sais ! lui avoua-t-elle en baissant les yeux.

— Et moi, je crois bien que je suis amoureux de toi, répondit-il.

— Tu ne peux pas être amoureux, voyons ! Tu ne connais presque rien de moi ! s’écria-t-elle.

— Il faut croire que ce que je connais déjà me plaît suffisamment, répliqua-t-il.

— Tu es tellement chou…

Elle caressa sa joue et l’embrassa doucement. Il lui sourit, la serrant dans ses bras.

— Tu devrais enlever cette combinaison, avança-t-il après quelques secondes. Tu es trempée, tu risques de prendre froid. La chambre d’Eli est surchauffée pour ne pas qu’elle s’affaiblisse, mais le reste de la zone d’isolation est plutôt frais.

Elle hocha la tête. Il avait raison.

— Est-ce que tu sais à qui je dois m’adresser pour obtenir des soutiens-gorge ? demanda-t-elle.

— Ils ne t’en ont pas donné ? s’étonna-t-il.

— Tu crois que je me baladerais comme ça s’ils l’avaient fait ? se moqua-t-elle. Non, ils n’ont pas dû penser que les femmes pouvaient avoir besoin de ce genre de choses…

— C’était peut-être volontaire, plaisanta Ruan.

Elle éclata de rire.

— Que tu es bête… Remarque, ils ont sans doute tout sur vidéo, maintenant. Sérieusement, tu crois que mon anatomie intéresse quelqu’un ? reprit-elle.

— Oui, bien sûr ! Il y a au moins une personne ici que ça intéresse vraiment, répondit-il avec un grand sourire  Bon, vu que tu es déjà trempée, je pense que tu devrais aller prendre une douche pour te réchauffer, et pendant ce temps, je vais voir ce que je peux trouver pour toi.

Ludméa s’enferma dans la salle de bain, et Ruan se laissa aller contre le mur en soupirant. Qu’allait-il bien pouvoir faire ? Il avait vaguement mentionné la présence de la jeune femme à Ylana, sans préciser qu’elle était grande, blonde, mince et vraiment très mignonne. Sa fiancée n’était pas stupide. Dès qu’elle verrait Ludméa, elle comprendrait qu’il y avait anguille sous roche, baleine sous gravillon, même. Ses absences répétées, sa soudaine froideur envers elle, son irritabilité…

Déjà, il devait faire disparaître les preuves pendant qu’il en était encore temps. Il connaissait ses employés : ils ne diraient rien à Ylana, du moins pas tant qu’ils n’en tireraient pas un quelconque avantage ou que la femme ne les confronte. Mais il se méfiait du colonel Lewis. Celui-ci avait toujours eu des vues sur elle, et ne cachait pas sa déception de la voir avec un homme qu’il méprisait. Il n’hésiterait sans doute pas à ruiner leur union…

 


 ***


 

Lorsque Ruan entra dans la pièce, les deux hommes ne se retournèrent même pas. Une cinquantaine d’écrans s’étalait devant eux, montrant l’ensemble de la zone d’isolation des DMRS. De temps à autre, un des hommes effleurait une commande, et l’image changeait sur l’un des écrans. La chambre d’Eli s’étendait sur quatre d’entre eux, et Ruan vit Ludméa rejoindre la femme et lui parler. Un des hommes se mit à rire.

— Tiens, elle s’est changée, je suis sûr que tu es déçu, John.

Le dénommé John émit un grognement ambigu, et se tourna vers Ruan.

— Monsieur Paso, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— J’aimerais les vidéos de la cellule B35.

L’autre homme lui fit face et passa une main sur sa barbe naissante, les sourcils froncés. Puis, il gratta son front et adressa une question muette à son collègue.

— C’est que, théoriquement, on n’a pas le droit de vous les donner, vous savez, fit-il.

Ruan soupira. Il mourait de chaud dans sa combinaison, et l’idée de devoir entamer un débat sur qui avait le droit de faire quoi dans cette tenue ne lui était pas très agréable.

— Oui, mais ça, Sheldon, je m’en contrefous. Donnez-moi ces vidéos, ordonna-t-il.

— Ecoutez, Monsieur Paso, je comprends très bien que vous vouliez récupérer ces enregistrements, mais on n’a pas le droit de vous les donner ! répéta le dénommé Sheldon.

— Je suis votre supérieur ! s’écria Ruan.

— Non, en ce moment, ce n’est plus le cas, rétorqua John.

— D’accord, soupira-t-il. Vous voulez jouer à ça ? Très bien. Vous savez que ce n’est qu’une mesure temporaire. Dès la fin de cette quarantaine ridicule, une fois que les choses auront repris leur cours normal, que se passera-t-il, hein ? Est-ce que vous avez vraiment envie de le savoir ? menaça-t-il.

— Vous êtes en train de nous faire du chantage ! s’indigna Sheldon.

— Parfaitement ! confirma Ruan. Et je vais vous dire une chose, cela ne me dérange absolument pas. Alors donnez-moi ces vidéos.

Il se concentra sur Sheldon. L’homme devait lui donner ces enregistrements, sinon il perdrait son poste. Il devait les lui donner sur le champ. De toute manière, il ne s’agissait pas de vidéos cruciales… Ce n’était tout de même pas comme s’il lui demandait les enregistrements de la chambre de l’étrangère… Il allait les lui donner… TOUT DE SUITE !!!

Sheldon sursauta, et essuya la sueur qui commençait à couler sur son front. Son collègue lui jeta un regard inquiet.

— Steven, est-ce que ça va ? s’enquit-il.

— Je me suis senti un peu bizarre l’espace d’un instant. Ça doit être le fait de regarder ces écrans toute la journée… Je pense que j’ai besoin d’une pause. Je vais donner ces enregistrements à Monsieur Paso, et j’irai me chercher un bon café. Tu veux que je t’en ramène un ? proposa-t-il.

— Tu es tombé sur la tête, ou quoi ? Tu sais que ces vidéos sont confidentielles !

— Ce n’est pas comme si je ne savais pas ce qu’il y a dessus, fit Ruan. D’ailleurs, je crois bien que tout le monde ici sait ce qu’il y a dessus. Des enregistrements confidentiels, vous dites ? Si votre but est la confidentialité, il faudrait peut-être revoir votre manière de procéder, insinua-t-il.

John allait ouvrir la bouche pour nier les accusations de Ruan, mais son collègue posa sa main sur son épaule et lui lança un regard insistant.

— Je vais vous donner ces vidéos, soupira Sheldon. Vous voulez quelles dates ?

— Les cinq derniers jours. Et celle d’aujourd’hui aussi.

— Je ne peux pas vous donner celle-là, rétorqua-t-il. Pas avant qu’on l’ait archivée. Les autres sont déjà stockées, mais pour celle d’aujourd’hui, il faudra attendre demain matin.

L’homme s’approcha d’une immense armoire et ouvrit un tiroir. Ruan l’entendit fouiller de manière presque frénétique et jurer entre ses dents.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas… J’imagine que Sebold les a déplacées, avança Sheldon.

— Vous voulez dire que les vidéos ne sont plus là ?

— John, tu sais si William a fait du rangement, cette nuit ?

L’homme secoua la tête. Il s’était déjà remis au travail, les yeux fixés sur les écrans, la main droite effleurant les commandes. Steven faisait ce qu’il voulait, mais il ne voulait pas y être associé de quelque manière que ce soit.

— Je vais chercher dans l’autre tiroir, décréta-t-il.

Il s’exécuta, sous le regard un peu inquiet de Ruan. Au bout d’un peu plus d’une minute, il se tourna vers lui en secouant la tête.

— Elles ne sont plus là. Je vais appeler mon collègue, c’est lui qui s’occupe des surveillances de nuit, expliqua-t-il. Il les a sans doute déplacées, et…

— Je me fous de ce qu’il a sans doute fait, appelez-le et demandez-lui ce qu’il a vraiment fait ! s’impatienta Ruan.

Steven Sheldon hocha la tête et passa sa main sur son front. A présent, il suait à grosses gouttes. Le sang battait sous ses tempes et il avait l’impression que son crâne allait exploser. Il devait trouver ces enregistrements ! Il composa le numéro de Sebold sur l’interphone, et une voix ensommeillée lui répondit.

— Ecoute, désolé de te réveiller, mais des enregistrements ont disparu ! commença Sheldon. Je me demandais si tu avais fait du rangement, ou…

— Lesquels ? coupa Sebold.

— Cellule B35, les cinq derniers jours.

— Lewis est passé hier soir, il les voulait.

Le sang de Ruan ne fit qu’un tour. Il bouscula Sheldon un peu brutalement.

— Est-ce que vous savez ce qu’il en a fait ? le pressa-t-il.

— Qui êtes-vous ? demanda Sebold.

— Ruan Paso !

— Steven, tu peux me confirmer ça ?

— Je confirme, c’est bien lui.

— Lewis m’a demandé de les détruire, annonça Sebold.

— Et vous l’avez fait ?

— Oui, je ne vois pas pourquoi j’aurais agi autrement. Il ne s’agissait pas d’enregistrements importants, et de plus, je suis soumis à ses ordres. Tout a été détruit, il n’en reste rien.

— Très bien. Je vous remercie, fit Ruan.

— William, désolé pour le dérangement, s’excusa Sheldon, avant de couper la communication.

Ruan resta comme figé pendant quelques secondes. Lewis avait détruit les enregistrements ?!! Mais pourquoi ? Quel était l’intérêt pour lui de faire disparaître une preuve aussi compromettante ? S’il aimait Ylana, pourquoi ne lui avait-il pas montré les vidéos ?

— Je… J’imagine qu’il est inutile que je repasse prendre l’enregistrement d’aujourd’hui, avança Ruan. Je vais vous laisser travailler.

Il tourna les talons et sortit, perdu dans ses pensées. Lewis était un homme étrange. Il agissait de façon pour le moins curieuse, et il n’aimait pas ça. Il devrait vraiment se méfier de lui…

Une fois que Ruan eût quitté la pièce, Sheldon soupira de soulagement. Sans pouvoir dire pourquoi, il avait senti la panique l’envahir.

— Tu es vraiment pâle, remarqua son collègue. Tu devrais aller prendre l’air quelques minutes, ça te ferait du bien.

— Tu as raison. Je te ramène un café ?

— Non, je pense que je suis déjà assez énervé comme ça, je te remercie, fit-il d’un ton sec.

— Ecoute, que voulais-tu que je fasse ? se défendit Sheldon. Et de toute manière, les enregistrements en question ont été détruits, alors où est le problème ?

— Le problème, c’est que ces enregistrements ne doivent pas quitter cette pièce !

— Oh, je t’en prie, John, tu sais bien pourquoi il voulait récupérer ces vidéos !

— Mais je me moque bien de ses problèmes sentimentaux ! s’écria-t-il. Imagine que nous ayons donné ces enregistrements à Paso et que Lewis l’ait appris ? On aurait eu l’air de quoi, hein ?

— Je pense que nous aurions intérêt à nous ranger de son côté, décréta Sheldon en faisant un petit signe de tête en direction du couloir où Ruan avait disparu. Tu sais que…

— Je sais que quoi ? répéta son collègue comme il ne terminait pas sa phrase.

— Je… Je me sens vraiment…

Il vacilla, et se serait écroulé sur le sol si John ne l’avait pas rattrapé de justesse.

— Steven ? Steven !

Il le secoua, mais l’homme ne réagit pas. John l’allongea sur le sol et se précipita sur l’interphone.



 

***


 

Ludméa tentait d’inculquer quelques notions d’alphien à Eli. Elle avait commencé par les mots simples : enfants, garçon, fille, biberon, et la femme avait semblé les assimiler très vite. Cependant, elle se trouvait à présent dans une impasse. Comment pouvait-elle lui faire comprendre des notions abstraites comme l’amitié, la confiance ?

Elle décida de faire une pause. De toute façon, c’était l’heure de nourrir les jumeaux. Elle prépara les biberons et Eli et elle s’assirent sur le rebord du lit, chacune un bébé dans les bras. Leurs épaules se touchaient presque ; leurs regards se croisèrent et elles se sourirent. Eli dit quelque chose que Ludméa ne comprit pas. Celle-ci secoua la tête, mais la femme insista. Elle se pointa du doigt :

— Lyen, dit-elle.

Ludméa s’étonna. Que voulait-elle lui faire comprendre ? Que signifiait ce mot qu’elle répétait ?

— Eli ?

— Lyen ! Ludméa, fit-elle en posant une main sur le bras de la jeune femme. Lyen, répéta-t-elle en se désignant.

Ludméa fronça les sourcils. Eli ne s’appelait-elle pas Eli ?

— Lyen, acquiesça-t-elle en montrant la femme. Eli ?

Elle leva son bras gauche et Ludméa put voir le bracelet noir qui entourait son poignet.

— L.I. ! déclara la femme.

Ludméa n’était pas certaine de comprendre, cependant, Eli voulait visiblement lui expliquer que son véritable nom était Lyen. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait plus tôt ? Elle sourit et reporta son attention sur le bébé qu’elle nourrissait. Cependant, la femme ne semblait pas avoir fini. Elle fit quelques pas, sa fille dans ses bras, et se posta face au miroir sans tain. Elle désigna son reflet.

— Nato.

Ludméa s’approcha d’elle. La femme se désigna, et indiqua la hauteur de sa taille.

— Lyen.

Elle éleva sa main d’une vingtaine de centi AULs.

— Nato.

Le visage de Ludméa s’éclaira.

— Nato, c’est ta sœur !

— Sœur, approuva la femme. Nato, sœur Lyen. Svetlana, sœur Ludméa.

Le sang quitta le visage de cette dernière. Comment connaissait-elle le nom de sa sœur ? Et surtout, comment savait-elle qu’elle était sa sœur ? Lyen posa la main sur son épaule et la regarda droit dans les yeux.

— Ludméa, sœur Lyen. Enfants, Ludméa.

Elle confia lui confia la fillette, et les yeux de Ludméa s’écarquillèrent.

— Ce sont tes enfants, Lyen ! A toi ! Les enfants de Lyen !

Elle secoua la tête.

— Enfants, Ludméa.

Une larme coula sur sa joue et elle lui fit un pâle sourire. Ludméa sentit un frisson remonter le long de son dos, et elle baissa les yeux sur les jumeaux qui s’endormaient dans ses bras. Elle se tourna vers le miroir sans tain, et fixa son image, les yeux remplis de larmes. Lyen venait de lui donner ses enfants.


 

***


 

— Une rupture d’anévrisme, décréta le médecin. Cela peut arriver n’importe quand, à n’importe qui. Je suis navré.

Il remonta le drap sur le corps sans vie de Steven Sheldon. John se tenait dans un coin de la pièce, le visage défait. Il s’avança lentement. Cela faisait plus de deux ans qu’il connaissait Steven. Ils travaillaient souvent ensemble et s’appréciaient beaucoup. L’homme était très bavard, un peu trop parfois, et ils avaient passés de bons moments.

— Il était très pâle… Je lui ai dit d’aller faire un tour, d’aller prendre l’air…

Le médecin hocha la tête.

— Cela s’est passé très vite. Il n’a pas souffert, lui assura-t-il. Vous n’auriez rien pu faire ! Personne n’aurait rien pu faire !

— Je sais, souffla John. Il avait à peine trente ans…

— Je vais prévenir sa famille.

John ne répondit rien. Il observa le visage de Steven une dernière fois. Ses traits étaient sereins. Le médecin disait sans doute vrai : il n’avait pas souffert. Mais il était si jeune ! Si plein de vie !

— Adieu, Steven.

   Il rabattit le drap sur son visage, le cœur serré.

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