Saraï releva les yeux du billet, et Line lui lança un regard plein d’espoir. Elle tenta un faible sourire, mais sa grand-mère secoua la tête :
— Tu n’iras pas.
— Mais grand-mère ! gémit la jeune fille. Il m’a invitée !
— C’est non. Je ne vois pas ce que tu irais faire à cette soirée de fiançailles, de toute façon.
— J’ai envie d’y aller !
— Ton cousin n’aura pas le moindre regard pour toi, prévint Saraï.
— Ça m’est égal. Je ne sors jamais, j’ai envie de voir des gens ! J’en ai assez de rester enfermée ici ! J’ai quinze ans, je veux sortir !
— J’imagine que Lúka sera là, insinua sa grand-mère.
— Je ne sais pas. Mais s’il est là, qu’est-ce que ça change ?
— Je ne peux pas te faire confiance, voilà ce que ça change, cingla Saraï.
— Grand-mère, je t’en prie ! Tu allais tout le temps à des bals quand tu avais mon âge ! Je m’ennuie, ici, à ne rien faire !
— Tu vois où cela m’a menée, lui fit-elle remarquer.
Elle dévisagea la jeune fille un peu durement, puis se radoucit devant sa mine défaite.
— C’est dans un mois, on a encore le temps d’y réfléchir, j’imagine…
Line se jeta dans les bras de sa grand-mère et l’embrassa tendrement.
— Merci !
— Je n’ai pas dit oui, protesta Saraï.
La seule réponse de Line fut un sourire radieux, et la femme sut que tout était déjà décidé : elle irait aux fiançailles, et elle serait époustouflante.
Lúka ne se lassait pas de regarder sa sœur. Line avait relevé ses longs cheveux blonds en chignon, mais ils cascadaient encore en grosses boucles souples jusqu’au creux de ses reins. Elle avait été chez un coiffeur, pour la première fois de sa vie, et il trouvait que l’expérience s’avérait plutôt probante. Line était magnifique. Elle portait une longue robe en satin noir, qui avait été faite spécialement pour elle, et Lúka lui avait offert un magnifique collier d’or blanc et de diamants, qui ornait à présent un décolleté sage, mais terriblement suggestif.
Voyant qu’il la dévisageait, elle se tourna vers lui et le gratifia d’un sourire épanoui, qui fit bondir son cœur dans sa poitrine. Il l’embrassa au coin des lèvres, les yeux brillants.
— Tu n’auras pas froid ? s’inquiéta-t-il.
— Il fait plus chaud qu’ici, sur Lambda. Et j’espère que tu me feras l’honneur de m’inviter à danser.
Le grognement indescriptible de Lúka pouvait passer pour une réponse positive, et Line s’en satisfit. Elle redressa le nœud de sa cravate et lissa un peu le col de sa chemise.
— Tu es nerveux, commenta-t-elle.
— Je n’aime pas laisser notre fils avec elle, répliqua-t-il en faisant un petit signe de tête en direction de Lyen.
Celle-ci croisa les bras sur sa poitrine et lui jeta un regard mauvais, une main sur l’épaule de Mikhail.
— Allons, Lúka, ne gâche pas tout, soupira Line. Nous avons déjà confié Mikhail à Lyen, et tout s’est très bien passé. Je ne vois pas pourquoi il en serait autrement ce soir. De plus, nous ne reviendrons pas tard. Tu seras sage, mon chéri ?
— Oui maman, répondit le petit garçon. Tu es belle, ajouta-t-il, très sérieux.
Elle lui ouvrit ses bras et il s’y précipita, collant sa joue à la sienne et respirant la délicate odeur de son parfum.
— Et moi ? réclama Lúka,
Son fils vint l’embrasser, et Line les observa, un sourire aux lèvres. Ils se ressemblaient tant !
— Tu prendras soin de maman, hein ?
— T’inquiète pas, bonhomme.
— Tu la feras danser ?
Line éclata de rire et Lúka lui jeta un regard suspicieux.
— C’est une conspiration, accusa-t-il. Je la ferai danser, c’est promis.
Mikhail hocha la tête, satisfait, et retourna auprès de Lyen.
— Vous m’emmènerez, la prochaine fois ?
— On verra. Si tu es bien sage, tu pourras peut-être venir avec nous au mariage.
— Je peux dormir avec Lyen, maman ?
— C’est hors de question, coupa Lúka avant que sa sœur n’ait le temps d’ouvrir la bouche.
La jeune femme lui asséna un coup de coude dans les côtes et il grimaça. Elle n’avait privilégié ni la discrétion, ni la douceur, et Lyen lui lança un regard narquois.
— Oui, si Lyen est d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient, répondit Line.
Lúka voulut objecter à nouveau, mais il posa les yeux sur sa sœur et se ravisa. Ils allaient sans doute rentrer tard, malgré ce que Line avait dit. Ce genre de soirées se prolongeait toujours plus que de raison. Et ils seraient sûrement trop fatigués pour avoir la moindre envie de s’occuper de leur fils. Il prit les doigts de Line dans les siens et les serra doucement.
— Tout est réglé, alors, conclut-il.
Il croisa les yeux félins de Lyen, et la femme lui adressa un sourire qu’il trouva plutôt menaçant. Mais l’instant d’après, elle attirait Mikhail contre elle avec toute la douceur d’une mère, et Lúka se dit qu’il avait dû rêver. Elle ne ferait jamais de mal à leur fils.
Juste avant qu’ils n’entrent dans la grande salle, Line se tourna vers Lúka, le visage blême et les lèvres un peu tremblantes. Elle broya pratiquement ses mains dans les siennes, paniquée.
— Tu ne me laisseras pas toute seule, n’est-ce pas ? Promets-moi que tu resteras avec moi !
— Ne t’inquiète pas, mon amour. Je ne vais pas t’abandonner. Tu connais plus de gens que moi, ici, de toute façon.
— Tu me laisses toujours toute seule pendant les soirées ! lui reprocha-t-elle.
— Mais non, ce n’est pas vrai ! protesta-t-il.
— Tu passes tout ton temps avec William et tes collègues…
— Ce sont des soirées de boulot, Line ! Là, c’est complètement différent ! Ne fais pas l’enfant, s’il te plaît ! Je te promets de rester avec toi. Je vais te suivre à la trace, à tel point que tu en auras marre de moi au bout d’une heure et que tu chercheras un moyen de te débarrasser de moi.
Elle lui sourit, rassurée, et la tension visible de ses frêles épaules se relâcha.
— Je t’aime, Lúka.
— Moi aussi, je t’aime, lui chuchota-t-il à l’oreille, en profitant pour déposer un baiser au creux de son cou.
Ludméa était resplendissante, et même Lúka dut avouer qu’il était sous le charme de la pétillante jeune femme. Parfaitement à son aise, elle souriait à tout le monde et paraissait absolument infatigable. Ruan ne pouvait détacher les yeux de sa fiancée, très fier.
— Tu es magnifique, Ludméa, commenta Line.
Elle qui connaissait la jeune femme en pulls et pantalons de toile devait s’avouer impressionnée par la transformation. Ludméa avait lissé ses cheveux, et ceux-ci tombaient jusqu’au milieu de son dos en une rivière d’or pâle, contrastant délicieusement avec son teint si mat. Sa robe de velours bleu marine faisait ressortir la couleur claire de ses yeux et la blancheur de son sourire radieux. Elle était belle et elle ne le savait pas, ce qui la rendait encore plus charmante aux yeux de tous les hommes présents. Ceux qui se demandaient encore si Ruan avait eu raison de rompre avec la magnifique Ylana avaient balayé leurs préjugés et couvaient des yeux la belle jeune femme.
— Oh non, je ne suis pas magnifique, répondit Ludméa avec un petit rire. Toi, tu es magnifique. Mais je suis heureuse, et je pense que tout le monde peut le voir.
— C’est vrai, tu es radieuse, approuva Line. Tu connais mon mari, je crois ?
Ludméa jeta un regard troublé à Lúka. Elle l’avait déjà rencontré plusieurs fois, mais jamais le malaise qu’elle éprouvait en sa présence ne s’était totalement dissipé.
— Vous êtes resplendissante, ce soir, la complimenta-t-il.
Il lui sourit et elle se détendit quelque peu. Après tout, Lúka était le cousin de Ruan, il serait donc bientôt le sien également.
— Oh, Line, il faut que je te présente ma sœur et mon beau-frère ! s’écria-t-elle en entraînant la jeune femme avec elle.
Line prit la main de Lúka dans la sienne et suivit Ludméa en souriant. Son bonheur faisait vraiment plaisir à voir.
— Où est Ruan ? demanda-t-elle soudain.
Lúka lui jeta un regard noir de soupçons, puis se ressaisit. Après tout, elle avait le droit de saluer leur hôte, il ne devait pas se montrer si possessif. Mais lorsque Ruan apparut aux côtés de Ludméa et offrit un sourire chaleureux à sa sœur, son sang ne fit qu’un tour. Line était troublée, n’importe qui pouvait le voir. Elle minaudait, les joues rouges, et tout dans sa posture indiquait le plaisir qu’elle avait à revoir le fiancé de son amie. Lúka regarda Ruan avec insistance, et l’homme passa son bras autour de la taille de Ludméa, avant de déposer un tendre baiser sur son front. Il se détendit quelque peu, rassuré. Ce n’était pas comme s’il craignait que l’homme ne tente de séduire Line, mais il n’aimait pas du tout la manière dont celle-ci le dévisageait. Comme si elle avait suivi le fil de ses pensées, sa sœur se tourna vers lui et lui adressa un sourire radieux, avant de s’appuyer légèrement contre lui, sa jambe frôlant la sienne.
— C’est dingue ce que vous vous ressemblez, déclara soudain Ludméa, avant de rougir.
Elle regarda Ruan, puis Line et Lúka. La ressemblance entre les deux hommes ne l’étonnait pas outre mesure, mais ce qu’elle comprenait moins, c’était la raison pour laquelle Line et son mari arboraient exactement le même sourire et le même regard émeraude. Leurs visages étaient si semblables qu’on aurait pu les prendre pour des frère et sœur. Cela aurait été mal venu de le leur faire remarquer, alors elle se dépêcha de changer de sujet, non sans qu’une pensée fulgurante lui traverse l’esprit : Line et Lúka lui rappelaient étrangement Nato et Yolan.
Lúka sentit soudain qu’on se suspendait à son bras, et il se rendit compte qu’il avait baissé sa garde depuis trop longtemps. C’était sans doute le vin : il n’y était pas habitué, et l’alcool avait des effets plutôt catastrophiques sur sa personne. Il n’avait bu qu’un verre, cependant, celui-ci avait suffi à lui faire perdre toute concentration.
— Bonjour Lúka, lui murmura une voix qu’il n’avait pas entendue depuis des années, mais qui réveillait en lui des souvenirs fort agréables.
— Bonjour Line, répondit-il en baissant les yeux sur la jeune fille.
Elle était magnifique et surpassait en beauté toutes les autres femmes, même la sienne. Lúka savait qu’il ne se montrait guère objectif : Line avait un visage très exotique, et ses yeux bridés ajoutaient beaucoup à son charme. Ses cheveux parfaitement lisses étaient plus longs et elle n’avait plus grand-chose de l’adolescente effrontée qu’il avait connue plusieurs années auparavant. Pour elle, une année seulement s’était écoulée, mais elle s’était épanouie en une jeune femme surprenante. A la façon dont elle le regardait, il pouvait voir qu’elle avait perdu les inhibitions et les complexes de l’adolescence, et avait gagné en maturité. Elle portait une robe exquise, typiquement gamienne, ornée de motifs dorés et d’entrelacs compliqués. Le tissu collait à sa peau, et beaucoup auraient trouvé un tel vêtement inapproprié. Mais Line était la cousine de Ruan, et elle était encore jeune. Les femmes lui pardonnaient, les hommes la dévisageaient avec un mélange d’indulgence et de désir.
— Tu es belle, souffla-t-il.
Elle rit et s’appuya un peu sur son bras, lui offrant un sourire très tendre. Sa sœur avait disparu avec Ludméa, et il balaya rapidement la grande salle du regard, sans succès. Etrangement, il en fut plutôt satisfait.
— Tu vas bien ? lui demanda-t-il.
Il avait soudain l’impression d’être très gauche, et il devait avouer qu’il se sentait un peu mal à l’aise. Il y avait bien trop de gens à son goût, et n’importe qui pouvait voir qu’ils se connaissaient très bien.
— Ça va. Tu as eu ma lettre ?
— Ton cousin me l’a donnée. Je suis désolé, je sais ce que cela signifiait pour toi. Mais je te mentirais en disant que je n’ai pas été soulagé.
— Je ne peux pas te blâmer pour ça. On sort un moment ?
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Tout le monde nous regarde.
— Mais non, personne ne nous regarde, Lúka ! se moqua-t-elle. Pourquoi les gens feraient-ils attention à nous ? Ne sois pas si gêné, nous n’allons rien faire de mal, tu m’emmènes juste prendre un peu l’air !
— Tu as déjà salué Ruan ?
— Pas encore. Il est bien trop occupé, décréta-t-elle avec ressentiment. Mais je le verrai assez tôt. Je suis contente qu’il m’ait invitée, ajouta-t-elle. Merci, Lúka.
— Merci ?
— Je sais que c’est toi qui le lui as demandé.
— Je respecte mes promesses, répondit-il en rougissant un peu.
— Tu es gentil. C’est pour ça que je t’aime tant.
Elle resserra son étreinte, et Lúka l’entraîna sur le balcon, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à la salle.
Line n’était toujours pas en vue, et cela le rassura. Ils ne faisaient rien de mal, cependant, sa sœur ne verrait sans doute pas d’un très bon œil qu’il s’isole pour discuter avec la femme avec qui il l’avait trompée. Lúka savait qu’il aurait dû refuser d’accompagner Line dehors, mais ç’aurait été accorder plus d’importance à l’événement qu’il n’en méritait. Ç’aurait été avouer qu’il ressentait quelque chose pour la jeune fille, et c’était évidemment inconcevable.
Le dîner se passa très bien, et Lúka fut soulagé de voir que Ruan ne l’avait pas assis entre sa sœur et Line. En réalité, l’homme se montrait tout à fait charmant, et il se dit qu’il l’avait peut-être mal jugé. Ludméa lui jetait sans cesse des regards enamourés. Ils feraient sûrement un mariage heureux, mais restait à savoir combien de temps la jeune femme supporterait les mensonges et la violence de son compagnon. Pour le moment, l’heure n’était pas aux lugubres pensées, et il s’en voulut un peu de se montrer si pessimiste.
Line ne mangea pas beaucoup, encore angoissée d’être soudain entourée de tant de gens, mais elle buvait plus que de raison, et Lúka trouva que ce n’était pas une si mauvaise chose. Cela l’aiderait à se détendre. Elle parlait peu, un peu crispée, et ses doigts étaient moites entre les siens. Il se résolut de l’emmener prendre l’air dès que le repas serait terminé. Elle n’avait pas encore rencontré Line, et c’était pour le mieux. La jeune fille s’était faite étonnamment discrète, et il eut une petite pensée désolée pour elle : Ruan ne l’avait pas assise à sa table, et elle se faisait outrageusement draguer par un jeune médecin des DMRS, qui semblait la trouver très à son goût et qui ne manquait pas une occasion de plonger les yeux au plus profond de son décolleté.
Les parents adoptifs de Ruan étaient là également, et semblaient en grande discussion avec la mère de Ludméa. La seule personne qui ne paraissait pas emballée par le futur mariage était Svetlana, la sœur aînée de la jeune femme. Lúka percevait très clairement la gêne qu’elle éprouvait vis-à-vis de Ruan, et il sut qu’elle n’était pas dupe du bonheur très superficiel du jeune couple. L’homme ne s’en rendait visiblement pas compte, et Svetlana faisait de son mieux pour lui cacher le ressentiment qu’elle avait à son égard. Lúka se dit que la femme avait sans doute vu les ecchymoses sur le corps de sa sœur. Elle avait peut-être même eu l’occasion de lire quelques-uns des magazines qui incriminaient Ruan. Cependant, elle était trop polie pour le mentionner, et ils n’avaient sûrement rien à craindre de son côté. Johannes, son mari, était très à l’aise avec son futur beau-frère, et les deux hommes paraissaient s’apprécier. Ils pourraient certainement compter sur lui pour raisonner Svetlana. Tout de même, la situation était un peu inconfortable, et il devrait surveiller son évolution. Mais avec la présence des jumeaux, tout serait différent, cela ne faisait aucun doute.
— Lúka, je ne me sens pas très bien, lui murmura soudain Line.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je ne sais pas, j’ai la tête qui tourne et j’ai chaud.
— Tu as bu trop d’alcool et pas assez mangé. Tu devrais prendre un peu d’eau…
Il lui servit un verre d’eau, remarquant la rougeur de ses joues et ses yeux trop brillants.
— Je ne suis pas sûre que ce soit l’alcool, répliqua-t-elle. Il y a trop de tension autour de nous, et c’est difficile de faire abstraction de tout cela.
Lúka hocha la tête. Il comprenait très bien ce que Line voulait dire. Elle avait toujours été la plus réceptive, et c’était sans doute pour cela qu’elle supportait si mal les foules.
— Tu veux qu’on aille prendre l’air ? lui proposa-t-il.
Elle le remercia d’un sourire. Le repas était terminé, et quelques personnes se levaient déjà, passant d’une table à l’autre.
— Excusez-moi si je me montre indiscrète, commença Svetlana, mais je vous ai entendus vous parler, et en tant que linguiste, cela a éveillé ma curiosité. C’est un dialecte torien ?
Lúka lui jeta un regard surpris, puis reconnut son erreur. Sa sœur lui avait parlé dans le mélange de russe et de français qu’ils utilisaient entre eux, et il avait répondu dans la même langue, sans vraiment le remarquer.
— Oui, c’est bien cela, confirma-t-il.
— C’est intéressant, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette langue quelque part.
Il s’étonna et Line écrasa presque ses doigts dans les siens.
— Ruan a donné des enregistrements de Lyen à Svetlana, expliqua-t-elle. Je suis navrée, Lúka, j’aurais dû me montrer plus prudente…
— C’est un dialecte plutôt courant, fit Lúka, évasif.
— Si c’est le cas, je trouve curieux qu’il ne soit pas répertorié, insista Svetlana.
— Chérie, tu les ennuies, avec tes questions, intervint Johannes.
— C’est vrai, je suis désolée, s’excusa-t-elle. J’étais simplement intriguée.
— Il n’y a pas de mal, lui assura Line. Je vais aller prendre l’air quelques minutes, il fait trop chaud, déclara-t-elle en se levant.
Lúka s’excusa d’un sourire et la suivit.
— Tu es trop curieuse, Svetlana. Tu les as mis mal à l’aise, accusa Johannes.
— Tu penses ? Il n’y a pas de raison, pourtant. Mais ils m’ont menti. Je sais que j’ai déjà entendu cette langue, et je sais également que ce n’est pas un dialecte torien courant. Il faudra que j’en parle à Ruan.
— Allons, chérie. Ce n’est pas très important.
— Tu ne trouves pas qu’ils ont une drôle de manière de prononcer certains mots ?
— Je n’y ai pas fait attention. Mais honnêtement, qu’est-ce que cela change ?
— Je ne sais pas. Il y a quelque chose de bizarre, chez eux, et je n’arrive pas à comprendre de quoi il s’agit. Cela me laisse perplexe.
— Je pense que tu te poses trop de questions, Svetlana, conclut Johannes.
— Nous sommes passés à deux doigts d’une nouvelle guerre, l’an dernier. Et ma sœur va épouser un homme que beaucoup soupçonnent d’être un espion torien. Je crois que je serais inconsciente de ne pas me poser de questions, rétorqua-t-elle avec une pointe de colère dans la voix.
— Je t’en prie, donne-lui une chance… Il aime Ludméa, et tu peux voir à quel point ils sont heureux tous les deux. Ne gâche pas tout.
— Tu as vu les photos, tout comme moi.
— J’ai vu ce que les journalistes ont voulu que je voie. Mais j’ai surtout vu la manière dont Ruan prend soin de Ludméa, et je suis absolument certain qu’il aime sincèrement ta sœur.
— Tu as raison, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment, soupira-t-elle, ses grands yeux bleus remplis d’inquiétude.
Lúka regardait Ruan et sa cousine, un peu jaloux. L’homme la tenait par la taille, tout contre lui, et même si son geste était très fraternel, Line semblait apprécier ce contact. Elle souriait, radieuse, et le dévisageait avec tendresse. Il eut soudain envie de s’immiscer dans leur conversation et d’inviter la jeune fille à prendre un verre avec lui, pour ne plus devoir supporter leur visible affection. Ludméa ne prêtait pas la moindre attention à eux, trop occupée à rire avec des amies à elle, et Lúka la maudit. Si seulement elle pouvait venir se pendre au cou de Ruan et lui faire un de ces sourires ravageurs dont elle avait le secret !
— Lúka, ça va ? lui demanda sa sœur en arrivant derrière lui.
Il hocha la tête et essaya de se donner une contenance. Line prit ses doigts dans les siens.
— Tu pourrais m’inviter à danser, insinua-t-elle.
— Personne ne danse.
— Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas !
— Ruan et Ludméa, par exemple, rétorqua-t-il.
— Tu es de mauvaise humeur…
— Je m’ennuie.
— Sérieusement ? Pourtant, la soirée est très réussie, je trouve que tout le monde passe un bon moment !
Ruan se rapprocha d’eux, tenant toujours sa cousine par la taille. Lúka eut soudain envie de disparaître, mais se força à arborer un visage très neutre. La main de Line dans la sienne était rassurante, et le calme qui habitait sa sœur contribuait à l’apaiser un peu. Si elle nourrissait le moindre ressentiment envers la jeune fille, elle le cachait très bien.
— Qui est donc cette adolescente au bras de Ruan ? demanda-t-elle tout à coup.
Lúka la regarda, étonné. Mais sa question était sincère, et il se rendit compte que Line n’avait jamais vu le visage de son homonyme. A vrai dire, elle ne connaissait rien d’elle, pas même son nom.
— Elle s’appelle Line. C’est sa cousine, expliqua-t-il, très mal à l’aise.
— Line ? répéta sa sœur. C’est amusant. Je trouve qu’elle te ressemble beaucoup, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils. Elle est très belle.
Lúka haussa les épaules d’un air indifférent et se détourna des deux cousins. Mais sa sœur était intriguée, et elle ne cessait de jeter de petits coups d’œil à la jeune fille, ce qui le mit rapidement dans un état proche de l’angoisse. Finalement, ce qui devait arriver arriva, et Line s’approcha d’eux pour les saluer.
— Ruan, tu ne m’as pas présenté cette charmante jeune femme, avança-t-elle.
— Je suis Line, intervint la jeune fille en souriant.
— Vous partagez le même prénom, commenta Ruan.
Il jeta un regard appuyé à Lúka, et celui-ci se mordit la lèvre. Mais l’homme n’ajouta rien, se contentant de faire planer une menace silencieuse au-dessus de lui.
— Votre robe est magnifique, déclara sa sœur.
— Elle appartenait à ma mère, expliqua Line. Ma grand-mère l’a retouchée un peu pour que je puisse la porter.
Ruan esquissa un petit sourire, et Lúka n’eut aucun mal à lire ses pensées. Lui aussi trouvait sa jeune cousine très à son goût…
— Elle a fait du bon travail, approuva sa sœur.
— Je suis impressionnée par vos cheveux, décréta-t-elle. Ils sont vraiment longs.
Line se mit à rire, appréciant la candeur de l’adolescente. Elle était charmante, et à la différence des autres femmes présentes, elle avait la fraîcheur de la sincérité. En un sens, elle lui faisait un peu penser à Ludméa.
— Ruan, si tu dansais avec moi ? fit sa cousine en se pendant à son bras, un sourire aux lèvres.
— Pourquoi pas ? Mais d’abord, je vais offrir la première danse à ma fiancée, ajouta-t-il.
Il lâcha son bras et partit à la recherche de Ludméa. Sa cousine baissa les yeux, déçue. Lúka en ressentit une certaine satisfaction, teintée de culpabilité, et sa sœur lui lança un regard surpris.
— Lúka ? Tu veux danser avec moi ? supplia presque la jeune fille.
— Euh, je…
— S’il te plaît !
— Je pensais danser avec Line, fit-il.
Il regarda sa sœur presque avec désespoir, mais elle se contenta de sourire.
— Tu danseras avec moi plus tard, Lúka. Invite-la donc ! Ça me fait mal au cœur de la voir si triste, fais-la danser !
— Tu ne m’en veux pas ?
— C’est une enfant, Lúka. Je ne vois pas pourquoi je serais jalouse que tu danses avec elle ! Cela lui ferait plaisir !
Ruan enlaça tendrement Ludméa et l’entraîna avec lui vers la piste de danse. Les gens chuchotèrent entre eux, et des sourires se dessinèrent sur presque tous les visages. Les deux formaient un très beau couple, et tout le monde pouvait se rendre compte de l’amour qu’il y avait entre eux. Ruan fit valser Ludméa, une main dans son dos et l’autre se perdant dans sa magnifique chevelure platine. Ils étaient heureux et leur bonheur était contagieux. D’autres couples se formèrent et les rejoignirent, et Line poussa son frère du coude.
— Vas-y, lui murmura-t-elle.
Il hocha la tête et guida la jeune fille. Il avait la désagréable impression d’être un second choix et cela ne lui plaisait guère, même si le corps mince de Line contre le sien lui fit bientôt oublier toutes ses noires pensées. Il posa ses mains au creux de ses reins, notant inconsciemment qu’elle était moins fine que sa sœur et que la courbe de ses hanches était terriblement sensuelle.
— Je te plais toujours autant ? lui chuchota-t-elle.
— Tu en doutes ?
— Plus maintenant, répondit-elle avec demi-sourire. Tu n’es pas mon second choix, Lúka.
— Pardon ?
— Je ne pouvais pas te demander de m’inviter à danser devant Line.
— Tu l’as fait, pourtant !
— Je sais. J’ai changé d’avis à la dernière seconde. Je n’avais pas envie de rester toute seule, avoua-t-elle.
— Tu ne serais pas restée seule longtemps. Le type qui te tourne autour depuis le début de la soirée se serait précipité vers toi pour te demander de lui accorder cette danse.
— Tu es jaloux ?
— Un peu.
— Tu danses très mal, décréta-t-elle. Je te trouble tant que ça ? C’est la deuxième fois que tu m’écrases le pied.
Lúka rougit et elle lui fit un sourire moqueur.
— Je ne suis pas habitué à cette danse, expliqua-t-il.
— Tu as le droit de te rapprocher de moi, tu sais, insinua-t-elle.
— Tu as vraiment envie de me déconcentrer, toi ! l’accusa-t-il.
— C’est possible… Tu te souviens de tout ce que nous avons fait, cette nuit-là ? lui murmura-t-elle en serrant son corps contre le sien.
— Tu crois que je pourrais oublier ?
— Qui sait… Tu y penses, parfois ?
— Très souvent, avoua-t-il.
Ses mains descendirent un peu le long du dos de Line, et celle-ci l’encouragea d’un sourire.
— Il y a une nette amélioration, remarqua-t-elle. Dommage que cette danse soit presque finie.
— Je t’inviterai de nouveau, promit-il. Mais Line m’a demandé de danser avec elle, et…
— Il n’y a pas de problème. Tu n’as pas à te sentir coupable.
Lúka allait répondre que ce n’était pas le cas, mais la réalisation du contraire le frappa de plein fouet. Il aurait aimé rester plus longtemps avec la jeune fille, prolonger ce moment privilégié.
— Line est vraiment belle, avança-t-elle. Vous formez un couple très assorti, même si tout le monde peut voir que vous êtes frère et sœur.
— Vraiment ?
— Il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. Vous avez le même visage. Elle est blonde, mais c’est la seule chose qui peut encore faire planer le doute. Ne t’inquiète pas, les gens ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, de toute façon. Et vous n’avez pas des traits alphiens. Ils se diront que vous êtes tous les deux de la Bordure, et ne se poseront pas plus de questions.
L’homme ne répondit rien, pensif. Sur Lambda, les gens ne se posaient pas de questions, certes, mais sur la Terre ? Depuis l’inauguration de Z’arkán, ils étaient tellement médiatisés ! William lui avait plusieurs fois fait d’étranges allusions concernant son âge. Pouvait-il également se douter que Line et lui n’étaient pas seulement mari et femme ?
La danse se termina, et Lúka quitta la jeune fille à regret. Sa sœur se jeta pratiquement dans ses bras, un sourire ravi éclairant son visage. Il s’amusa de son enthousiasme, et ses mains retrouvèrent l’écart familier de sa taille si fine.
— Enfin, nous dansons ! s’exclama-t-elle. Je crois bien que la dernière fois, c’était à notre mariage.
— Et la soirée de Noël d’il y a deux ans ?
— Tu as raison, reconnut-elle. Mais sur le nombre d’occasions que tu as eu, cela paraît bien faible.
Elle passa ses bras autour de son cou et l’embrassa tendrement sur la joue. Lúka rougit ; Ruan n’avait pas eu tort lorsqu’il l’avait accusé de ne pas assez s’occuper d’elle. Line était une femme merveilleuse, elle méritait davantage d’égards de sa part. Il la serra contre lui et elle sourit.
— Tu ne trouves pas que cette musique fait un peu penser à un tango ? avança-t-elle.
— Un peu, c’est vrai. Il faut croire que les modes reviennent.
— Fais-moi danser, Lúka.
— Nous sommes en train de danser.
— Je ne parle pas de faire trois pas sur le côté avec un sourire imbécile comme eux, protesta-t-elle avec un petit signe de la tête en direction des autres danseurs. Tu ne te rappelles pas la façon dont tu me faisais danser lorsque nous étions plus jeunes ?
— Si, bien sûr ! Père se moquait toujours de ma maladresse, se souvint-il, le visage sombre.
— Mais moi, je ne me moquais pas, fit doucement Line. J’aimais danser avec toi.
— Nous étions des enfants !
— Nous le sommes toujours ! Père nous a fait le cadeau de l’éternelle jeunesse !
— Un cadeau empoisonné, rétorqua Lúka.
— Je n’ai pas de raison de m’en plaindre. J’ai un mari jeune et beau, et je ne n’ai pas besoin de me ruiner en crèmes antiride, plaisanta-t-elle.
Lúka s’arrêta un instant et la dévisagea, très sérieux, avant de la faire tournoyer. La surprise se peignit sur son visage, puis elle lui sourit, ravie. Enfin, il dansait avec elle ! Et pour une fois, il y mettait de la bonne volonté. Elle avait vaguement conscience que les autres les regardaient et qu’ils étaient devenus d’un seul coup la nouvelle attraction de la soirée, mais elle n’en avait cure. Elle ne voyait que le visage souriant de son frère et son regard attentif sur elle. Ses mains la guidaient, la repoussant puis l’attirant à nouveau, au rythme de la musique. Elle ferma les yeux…
Un vieux disque tournait sur la platine, et les haut-parleurs grésillaient un peu à cause d’une poussière sur l’aiguille. Lúka aurait aimé que son père se décide à la nettoyer ou à mettre un cédé, mais il avait l’air de se satisfaire de cette musique brouillée. A vrai dire, ce n’était pas si gênant, cependant, le jeune garçon connaissait le morceau par cœur, et après l’avoir entendu en boucle pendant près d’une heure, sa patience commençait à s’effriter. Line ne semblait pas s’en incommoder, trop concentrée sur les pas qu’elle venait d’apprendre.
— Lúka, tu n’écoutes jamais rien ! Je t’ai dit cent fois de mettre ta main droite plus haut ! s’énerva son père.
Il s’exécuta avec une moue de colère, et sentit que Line se raidissait. Elle lui jeta un regard suppliant, mais il détourna les yeux.
— Tu ne fais vraiment aucun effort, hein ? Tu te moques complètement de ce que peut penser ta sœur, ou de ce qui peut lui faire plaisir !
— C’est faux, souffla-t-il.
— Tu n’es qu’un sale petit égoïste ! lui cria son père. Eloigne-toi d’elle !
Lúka crispa ses doigts dans le tissu de la robe de sa sœur et s’efforça de ne plus penser qu’aux pas de danse. Line leva vers lui un visage défait où se lisait la culpabilité. Mais tout cela était de sa faute, et il ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir. Il n’y en avait toujours que pour elle ! Elle avait voulu apprendre à danser, et il était maintenant forcé de lui servir de nouveau jouet.
— Lúka, je suis désolée, lui murmura-t-elle. Je ne pensais pas que…
Il lui jeta un regard destructeur et le reste de sa phrase s’étrangla dans sa gorge. Elle baissa la tête, les larmes aux yeux. Lúka sentit soudain que son père l’empoignait sans ménagement par l’épaule et le repoussait.
— Je t’ai dit de t’éloigner d’elle, gronda-t-il.
Il trébucha et tomba sur le sol avec un petit cri de surprise. L’homme se mit à rire, et Lúka serra les poings, le visage blême. Line avait reculé de quelques pas et s’était figée, tremblante dans sa robe turquoise toute neuve. Un cadeau de son père. Un de plus.
— Ta jalousie est déplacée, décréta l’homme. Tu voudrais peut-être que je t’offre une robe, à toi aussi ?
Lúka rougit et se releva lentement, évitant le regard narquois de son père. Malheureusement pour lui, il ne fut pas assez vif pour éviter son poing. Celui-ci s’écrasa sur sa mâchoire avec un bruit sourd, et la douleur lui arracha un cri. Line se mit à pleurer.
— Toi, ferme-la ! hurla son père.
Il l’attrapa par le bras et la secoua.
— Danse, puisque tu sembles en avoir tellement envie ! Allez !
Le morceau se termina et un petit bruit mécanique se fit entendre comme l’aiguille revenait se placer au début du disque, pour la vingtième fois au moins. L’homme attira Line à lui et elle se débattit. Le tissu de sa robe craqua, et une déchirure s’ouvrit à la couture du col.
— Père, je vous en prie ! pleura-t-elle.
Il la jeta presque loin de lui, la rattrapant au dernier moment d’un geste sec. Elle gémit de douleur.
— Laissez-la ! s’écria Lúka.
Il tenta de s’interposer entre son père et sa sœur, mais l’homme le repoussa. Il était plus fort et bien plus déterminé, et Lúka avait l’impression d’être totalement impuissant face à sa violence. Le sang coulait de sa lèvre fendue, et le goût âcre dans sa gorge n’était que trop familier. Line tournoyait en pleurant dans les bras de son père, et il restait là, comme un lâche. Sa propre faiblesse l’atterrait, Mais que pouvait-il faire ? Le prochain coup serait pour sa sœur. C’était pourtant si dur de le regarder l’humilier ainsi !
Finalement, l’homme se lassa, et après une dernière virevolte, il lâcha Line. La jeune fille, emportée par l’élan qu’il lui avait donné, tomba sur le sol. Elle ne se releva pas et se mit à sangloter, le visage appuyé contre le parquet. Lúka avait envie de se précipiter vers elle, cependant, son père ne l’aurait pas laissé faire.
— Vous êtes ma plus grosse déception, tous les deux, décréta l’homme.
Il lui jeta un regard méprisant, puis quitta les lieux. La musique reprenait à nouveau, et cette fois-ci, Lúka n’y tint plus : il éteignit la chaîne stéréo avec rage. Il aurait bien brisé le disque en mille morceaux, mais la crainte du courroux de son père était encore trop présente. Pourquoi les traitait-il comme cela ? Pourquoi cherchait-il toujours à les faire souffrir ? Il se laissa glisser contre le mur, les bras autour de ses genoux. Le sang de son menton tachait son jean, et il regarda la marque brunâtre qui s’étendait sur le tissu élimé avec une attention mêlée de désespoir. Dans le soulageant silence, les reniflements de Line lui brisaient le cœur. Il aurait aimé la prendre dans ses bras, la réconforter. Cependant, tout était de sa faute, et il lui en voulait encore. Pas pour les coups, non. Il avait l’habitude des coups. Mais pour avoir donné à leur père un moyen de plus de les humilier.
— Lúka, pardonne-moi, murmura-t-elle en levant les yeux vers lui.
Ses joues étaient sales de la poussière du sol. Il détourna la tête en haussant les épaules. Elle se releva et franchit les quelques pas qui les séparaient, avant de s’asseoir près de lui. Il accepta sa main dans la sienne et elle tenta de se blottir contre lui.
— J’ai juste mentionné que j’aimerais bien apprendre à danser, comme dans les films, lâcha-t-elle. Je ne pensais pas qu’il s’en servirait contre nous.
— Contre moi, rectifia Lúka. C’est contre moi qu’il s’en sert. Toi, il t’a offert une nouvelle robe pour l’occasion.
— Et il l’a déchirée, soupira Line en tirant sur les fils qui s’échappaient du col de sa robe.
— C’est typique. Faire des cadeaux et les reprendre ensuite, ou les détruire. Je pense que ça l’amuse.
— Ça fait mal ?
Elle effleura la joue de son frère, les doigts tremblants et les yeux tristes. Il la dévisagea, troublé.
— J’ai l’habitude.
Elle laissa retomber sa main avec un sanglot. Lúka l’attira contre lui et elle se réfugia dans ses bras, le visage dans son cou. Il sentait ses larmes sur sa peau et plongea ses doigts dans sa longue chevelure blanche.
— Line, je suis désolé, lui chuchota-t-il. Tu ne pouvais pas savoir…
Il descendit sa main le long de son cou, suivant des doigts la déchirure de sa robe, fasciné par la peau claire de sa sœur contre le tissu turquoise.
— La déchirure n’est pas très grande, je suis sûr que tu arriveras à la réparer, commenta-t-il pour briser le silence tendu qui s’installait entre eux.
Line releva la tête et essuya ses larmes du revers de la main. Elle lui fit un sourire hésitant, et posa à nouveau ses doigts sur sa joue, très douce et sincèrement inquiète. Lúka ferma les yeux, et son cœur se mit à battre plus vite. La caresse de sa sœur sur sa peau faisait naître en lui d’étranges sensations. Elle effleura ses lèvres et il sentit que sa main tremblait. Le sang avait cessé de couler, et la douleur avait diminué. Il n’avait pas envie que Line rompe ce contact ténu, et inconsciemment, ses bras se refermèrent sur elle. Son souffle irrégulier sur sa peau, l’odeur légère de son shampoing qui flottait encore dans sa chevelure, la douceur de ses doigts humide de ses larmes lui tournaient la tête. Soudain, ses lèvres timides furent sur les siennes, hésitantes. Elles avaient le goût de sel. Line se recula, paniquée par ce qu’elle venait de faire. Lúka ouvrit les yeux pour découvrir son visage bouleversé trop près du sien.
— Je… Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Tu m’as embrassé ! s’étonna-t-il.
— Pardon ! Je…
Elle le regarda, les larmes coulant à nouveau sur ses joues, le menton tremblant. Un peu de son sang avait taché ses lèvres. Il tenta de l’attirer à nouveau contre lui, mais elle se dégagea. Elle ouvrit la bouche, puis la referma, trop horrifiée pour prononcer le moindre mot. Elle secoua la tête, impuissante.
— Ne fuis pas, s’il te plaît ! la supplia Lúka.
Elle s’abandonna à lui et il la serra dans ses bras, ne sachant trop que penser. Sa main retrouva la déchirure de son col et s’y glissa. Line frémit comme les doigts de son frère venaient caresser la ligne de son cou. Lúka plongea ses yeux dans les siens, un peu perdu. Puis, il se pencha vers elle et embrassa ses joues mouillées de larmes. Lentement, ses baisers se firent plus légers et se rapprochèrent de ses lèvres. Line se crispa, retenant sa respiration et fermant ses paupières. La main de Lúka s’était posée à la base de son cou, et elle était très consciente de ses doigts qui remontaient le long de sa nuque et se perdaient dans ses cheveux. Elle se concentrait sur eux pour ne pas penser à sa bouche si près de la sienne, mais elle savait qu’il allait l’embrasser, et cette certitude avait quelque chose de rassurant — et de terriblement effrayant. Enfin, ses lèvres effleurèrent les siennes et Line crispa ses doigts sur son épaule. Il l’embrassa à nouveau, pressant maladroitement sa bouche sur la sienne.
— Je te mets du sang partout, souffla-t-il.
— Embrasse-moi encore, réclama-t-elle, avant de détourner les yeux, gênée.
Il prit son menton entre ses mains et la força à le regarder. Elle tenta un sourire, ses lèvres maculées de sang encore tremblantes. Il l’embrassa, ne prêtant plus la moindre attention à la douleur de sa blessure. Elle entrouvrit la bouche et glissa sa langue entre ses lèvres, comme elle l’avait si souvent vu faire dans les films. Lúka écarquilla les yeux, surpris. Elle recula et rougit.
— Excuse-moi…
— Non, je… Je veux bien que tu recommences, avoua-t-il.
Elle rit, nerveuse. Il avait l’air d’un petit garçon pris en faute, la bouche barbouillée de confiture à la fraise.
— C’est plus romantique que du sang, hein ? s’amusa-t-il, en suivant le fil de ses pensées. Tu veux encore de moi, même si je ne ressemble plus à grand-chose ?
— Idiot…
Elle lui sourit et glissa ses doigts entre les siens. Elle le dévisagea ; il était sérieux, mais ses yeux riaient. Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu aussi heureux. Elle posa leurs mains entrelacées contre son cœur. Il battait un peu trop vite.
— On a taché ta robe, commenta Lúka.
Elle haussa les épaules, puis se blottit contre lui, la tête au creux de son épaule et les yeux levés vers le plafond blanc. Il passa un bras autour de sa taille, une main posée chastement sur son ventre.
— Tu crois que c’est mal, ce qu’on a fait ? demanda-t-elle, la voix mal assurée.
— Mal dans quel sens ? Dans le sens "les gens de dehors nous blâmeraient" ou dans le sens "Père nous tuerait s’il l’apprenait" ?
Elle grimaça et serra ses doigts dans les siens.
— Je suis désolée, Lúka. Je n’ai pas réfléchi, encore une fois. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne t’embrasserai plus.
— Line ! Ce n’est pas ce que je veux ! protesta-t-il. J’avais envie que tu m’embrasses !
— C’est vrai ?
— Oui ! Enfin… Je ne savais pas exactement ce dont j’avais envie, mais quand tu m’as embrassé, c’était… C’était tellement… C’était ce que je voulais, conclut-il un peu abruptement.
— Mais tu es mon frère !
— Ouais…
Il soupira et regarda leurs doigts entremêlés. Les siens étaient tachés de sang et avaient laissé des traces sur le tissu turquoise de la robe. Il faudrait la laver.
— Line, tu ne veux plus m’embrasser ?
— Ça me fait un peu peur, avoua-t-elle.
— A moi aussi. Mais j’ai envie de réessayer.
Elle se tourna vers lui et rougit, soudain très mal à l’aise. Il l’attira contre lui et ses lèvres reprirent les siennes. Leurs langues se frôlèrent, puis se caressèrent timidement. Line se pressa contre lui, le cœur battant la chamade. Il fit glisser sa main et la posa sur son sein. Elle la repoussa, le visage en feu.
— Pas là, souffla-t-elle.
— Mais j’ai envie de toucher tes seins ! se plaignit-il.
Elle le dévisagea, la surprise se peignant sur ses traits.
— C’est incroyable !
— Quoi ?
— Je n’ai jamais lu aucun bouquin où un personnage avait une réplique aussi peu romantique ! Tu pourrais quand même être plus subtil, non ?
Il lui fit un sourire moqueur, les yeux brillants. Line secoua la tête, faussement offensée, et son frère se mit à rire.
— Tu boudes toujours aussi mal, décréta-t-il.
— Ah ouais ?
Elle grimaça et lui tira la langue. Il la serra contre lui, heureux. Elle était toujours la même, et cette pensée avait quelque chose de rassurant. Rien n’avait changé. Enfin, presque rien.
CHAPITRE XXII
Beaucoup d’invités avaient déjà quitté la soirée, et Lúka chercha sa sœur des yeux. Elle dansait avec Ruan, et il sentit la jalousie l’envahir comme une pieuvre étendant ses tentacules glacés dans son estomac. Elle souriait, riait même. L’homme était très clairement en train de flirter avec elle, et elle s’en rendait compte, cela ne faisait aucun doute. Ludméa dansait avec son futur beau-père et ne remarquait rien, trop occupée à rire à ses blagues.
— Lúka ?
Il baissa les yeux sur Line. La jeune fille lui jeta un regard interrogateur.
— Ton cousin est un peu trop près de ma femme à mon goût, lâcha-t-il.
— Line pourrait dire la même chose de moi, lui fit-elle remarquer. Ainsi, tu as le droit de danser avec moi, mais elle n’a pas le droit de danser avec un autre homme ?
— Ça ne me dérange pas qu’elle danse avec les autres, mais je n’aime pas que Ruan s’approche d’elle.
— Elle peut danser avec les hommes qui ne lui plaisent pas, mais pas avec ceux qui lui plaisent ? résuma Line. Ta jalousie est un peu déplacée, je trouve.
— Pourquoi cela ?
— A cause de nous deux.
Il rougit et détourna les yeux pour ne plus voir le regard brûlant de Line sur lui. Il lâcha ses doigts, et reporta toute son attention sur sa sœur. Celle-ci riait à quelque chose que venait de lui dire Ruan, et la pieuvre dans son estomac grossit un peu.
— Je vais prendre l’air, décréta Line.
Elle fit quelques pas, puis se retourna. Il n’avait pas bougé.
— Bon, tu viens ?
— Pardon ?
Il lui jeta un regard étonné. Elle soupira et croisa les bras sur sa poitrine, très théâtrale.
— Tu préfères peut-être rester là comme un imbécile, à te morfondre et à imaginer Ruan en train d’agoniser ?
Il haussa les épaules, mais la rejoignit. Elle prit son bras et l’entraîna sur le balcon. Il ne put s’empêcher de se retourner pour voir si Line le regardait, cependant, elle ne faisait pas attention à lui. Elle n’avait d’yeux que pour Ruan… L’air frais l’apaisa un peu et il tenta de se raisonner. Ce n’était pas parce qu’elle montrait du plaisir à danser avec un homme qu’elle voulait forcément plus ! Après tout, il avait bien dansé avec Line, et… Non, ce n’était pas un bon exemple. Entre eux, les choses étaient trop compliquées.
La jeune fille se rapprocha un peu de lui et lui sourit. Les trois lunes étaient levées, et éclairaient le ciel de leur lueur hybride. Cela lui rappelait bien des souvenirs…
— Tu as froid ? lui demanda-t-il, pour briser le silence tendu.
— Non, ça va.
— Tu frissonnes, pourtant !
Il ôta sa veste et la lui mit sur les épaules. Elle rit, la tête légèrement penchée sur le côté, ses cheveux tombant en rideau sur son visage.
— Tu es belle, déclara-t-il.
— C’est la cinquième fois que tu me le dis, ce soir.
— C’est que je dois vraiment le penser, alors. Les cheveux longs te vont bien.
— C’est pour toi que je les ai laissé pousser. Tu te souviens, tu m’avais dit que c’était dommage de les garder courts ?
Il caressa doucement sa joue, effleurant les fins cheveux noirs, et elle ferma les yeux. Il laissa retomber sa main, troublé, et se détourna.
— Tu ne m’as jamais dit comment s’appelait la troisième lune.
— Si tu m’embrassais au lieu de poser des questions dont tu te moques des réponses ?
— Quoi ? Mais non, je…
Elle se serra contre lui et leva son visage vers le sien. Il secoua la tête, la gorge nouée.
— Je ne peux pas, Line !
— Tu en as eu envie toute la soirée, ne me dis pas le contraire.
— On peut avoir envie de quelque chose et choisir de ne pas le faire.
— T’as encore beaucoup de petits préceptes sympathiques comme celui-ci ?
— Je t’en prie, Line est à quelques mètres de nous, je… Je suis désolé.
Elle caressa tendrement sa joue et il posa sa main sur la sienne, le visage triste.
— Tu m’as tellement manqué, souffla-t-elle.
— Toi aussi, tu sais.
Un couple s’avança sur le grand balcon, et Line jeta un regard destructeur aux deux amoureux qui osaient briser le romantisme du moment. Elle prit la main de Lúka et l’entraîna un peu plus loin.
— Viens !
— Où est-ce que tu m’emmènes comme ça ? s’amusa-t-il.
— Dans un endroit plus tranquille.
Ils se retrouvèrent dans un long couloir complètement désert. Le bruit de la fête n’était plus qu’un vague murmure ténu, entrecoupé de rires lointains. Dans la pénombre, Line se serra tout contre Lúka, et il referma les bras autour d’elle, le visage dans son cou. Sous la senteur florale de son parfum, il reconnaissait l’odeur familière de sa peau, et mourait d’envie de déposer un baiser sur son épaule dénudée. Elle plongea ses doigts dans sa chevelure bouclée et l’attira plus près d’elle.
— Personne ne peut nous voir, ici, lui murmura-t-elle.
Il posa ses mains au creux de sa taille, effleurant les broderies du tissu. Il remonta un peu le long de son dos, jusqu’à pouvoir caresser sa peau nue. La veste glissa de ses épaules et il se pencha pour la rattraper. Line en profita pour lui voler un baiser, et il écarquilla les yeux, surpris par son audace. Elle lui sourit et approcha à nouveau son visage du sien. Lúka écrasa presque ses lèvres sur les siennes, la pressant contre le mur. Elle répondit à ses baisers avec la même fougue, le souffle court et la tête pleine de leurs émotions mélangées.
— Line, je… Je crois bien que je suis amoureux de toi, lui chuchota-t-il entre deux baisers. Je t’ai désirée toute la soirée, j’ai eu envie d’être dans tes bras dès l’instant où je t’ai revue ! Je ne sais pas ce qui m’arrive, tu m’as rendu fou…
Line sentit que ses mains remontaient sous sa robe, et elle sourit. L’alcool et la jalousie avaient eu raison des dernières réticences de Lúka, et il s’était laissé séduire. Tout se passait exactement comme elle l’avait planifié…
Line porta la main à son crâne, étourdie. Ses joues étaient un peu trop rouges, et Ruan s’inquiéta. Il prit son bras, prêt à la soutenir.
— Tu devrais t’asseoir un moment, suggéra-t-il. Il fait très chaud, et tu n’as presque rien mangé, tout à l’heure.
— Ça va, c’est passé ! Je pense que j’ai bu trop de vin. Et je ne suis pas habituée à voir tant de gens à la fois, ajouta-t-elle avec un sourire désolé.
— Lúka ne t’emmène jamais nulle part ? s’étonna Ruan.
— Il voudrait bien, mais je n’aime pas beaucoup sortir. Et je dois m’occuper de mon fils, également. Un enfant, ce n’est pas de tout repos.
— J’imagine ! Et dire que je vais bientôt en avoir deux qui vont courir partout dans ma maison et tout casser, soupira-t-il.
— Ah ça ! Pour tout casser, ils vont sûrement tout casser. Lorsque Mikhail était plus jeune, il faisait parfois des crises de colère et fracassait ses jouets contre les murs.
— Par Newton, que de bonheur en perspective ! Je ne sais pas pourquoi, mais venant du fils de Lúka, ça ne m’étonne même pas, insinua-t-il. Il n’est pas violent avec toi, au moins ?
— Lúka ? Oh non, jamais ! Notre père l’a tellement frappé lorsqu’il était plus jeune que je vois mal comment il pourrait lever la main sur moi. Il ne me traite pas mal, Ruan, insista-t-elle comme l’homme ne semblait pas convaincu.
— Il ne te traite peut-être pas mal, mais je trouve qu’il ne te traite pas très bien.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Il sentait poindre la colère dans sa voix et effleura sa joue pour l’apaiser.
— Je le vois bien. Tu ne respires pas la joie de vivre, en ce moment.
Elle soupira et détourna les yeux. Il avait raison, évidemment. Et lorsqu’elle voyait la manière dont Ruan regardait Ludméa, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Lúka de ne pas être comme lui.
— Line, est-ce que tu es malheureuse ?
— Un peu, parfois, avoua-t-elle.
— Tu veux en parler avec moi ? Je ne dirai rien à Lúka, cela va de soi.
— Tu es gentil, Ruan, mais tu ne pourrais pas comprendre. Nous avons fait des erreurs, tous les deux, et notre relation n’est pas parfaite, c’est vrai. Ce n’est pas facile de vivre avec une personne qui te connaît presque mieux que toi-même. Qui sait ce que tu penses, ce que tu ressens. Mais même si ce n’est pas toujours drôle — surtout ces derniers temps —, je ne peux pas imaginer vivre sans lui.
—Tu l’aimes vraiment, alors ?
— Bien sûr ! Pourquoi cette question ? Je l’aime plus que tout, et depuis toujours ! Il est ma vie ! J’imagine que dans toute relation, il y a des hauts et des bas. Nous avons déjà eu des bas, nous nous en sommes toujours sortis. Je ne suis pas parfaite non plus, tu sais. Je suis bien consciente de mes défauts, même si je n’arrive pas à m’en débarrasser. Lúka doit me supporter, et ce n’est pas simple tous les jours.
— Mais c’est comme cela dans toutes les relations, lui fit remarquer Ruan. Il ne faut pas croire que Ludméa et moi ne nous disputons jamais et que je suis un modèle de perfection !
— Je sais bien. Mais j’ai parfois l’impression que notre relation nous détruit à petit feu. C’est dur.
— Ça me fait un peu penser à mes parents. Ils s’aimaient, mais on aurait dit qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de se faire souffrir.
— Ruan, ton père frappait ta mère, et elle le trompait avec tout ce qui passait à sa portée. On ne peut pas vraiment comparer, répliqua-t-elle un peu sèchement.
Il haussa les épaules, les yeux perdus dans le vague. Elle s’en voulut de son soudain accès de colère. Après tout, il ne voulait que l’aider ! Mais que pouvait-il comprendre à leurs années de souffrance ? A ce qu’ils avaient vécu ? A l’amour ambigu qui les unissait ?
— Peu importe, reprit l’homme en lui souriant. Si tu as envie de parler à quelqu’un, tu sais que tu peux te confier à moi. Je ne comprends peut-être pas exactement ce que tu vis, je n’aurai sans doute pas de solution miracle, mais parfois, cela fait du bien d’avoir simplement quelqu’un qui t’écoute.
— C’est vrai, approuva-t-elle. Je te remercie, Ruan. Mais je crois que cela n’arrangerait rien si Lúka découvrait que je te raconte ce genre de choses. Il est très jaloux.
— Et toi ? Tu n’es pas jalouse ?
— Oh, si. Je suis d’une jalousie maladive, avoua-t-elle. Mon mari est beau, riche et intelligent. Beaucoup de femmes tournent autour de lui, et parfois, cela me rend folle. Mais j’ai dû m’habituer à l’idée qu’il plaise à d’autres que moi. Je ne peux pas le garder dans une boîte, alors il faut bien que j’accepte que d’autres le regardent.
— Tu lui fais confiance ?
— Ludméa te fait confiance, non ?
— C’est parce que je n’ai pas encore trouvé de boîte assez grande, intervint celle-ci en se pendant au bras de Ruan, un sourire aux lèvres.
Il l’embrassa tendrement sur le front et la serra contre lui. Il y avait tant d’amour dans leurs yeux que Line eut soudain envie de pleurer. Pourquoi tout était toujours si compliqué ? Elle prit une profonde inspiration et tenta de se donner une contenance.
— Je pense que je vais aller retrouver Lúka, avança-t-elle. Il doit m’en vouloir de l’avoir abandonné si longtemps.
Elle balaya la salle du regard. Il n’y avait plus qu’une trentaine de personnes, et elle s’étonna de ne pas le voir. Peut-être était-il sur le balcon ? Après tout, il faisait chaud, il avait sans doute voulu prendre l’air.
— Ludméa, tu as vu mon mari ? demanda-t-elle.
— Oui, il est parti dans cette direction, il y a quelques minutes.
Elle fit un geste vague vers le fond de la salle, et Line la remercia. Elle se sentait coupable d’avoir passé tant de temps avec Ruan ; elle avait fait promettre à Lúka de ne pas la laisser seule, et finalement, c’était elle qui était partie. Son frère n’avait pas semblé spécialement emballé de la voir danser avec d’autres hommes, et elle l’avait volontairement ignoré, craignant qu’il ne lui fasse des réflexions qui auraient invariablement mené à une nouvelle dispute. Elle lui avait fermé son esprit tout au long de la soirée, plus pour se protéger de toutes les émotions qui l’entouraient que par rancœur. Il y avait trop de gens, trop de pensées, elle n’arrivait pas à faire le tri. Il l’avait bien compris et avait fait de même. Mais à présent, elle était incapable de le retrouver. Elle ne sentait pas sa présence, et cela l’inquiétait un peu.
Lorsqu’elle fut arrivée à l’autre bout de la salle, Line dut se rendre à l’évidence : son frère n’était pas là. Elle eut un instant de panique, puis se raisonna. Non, il ne pouvait pas être parti sans elle, qu’elle était donc sotte ! Il devait être sur le balcon ! Elle sortit, et l’air frais la calma quelque peu. Elle aurait aimé rester quelques instants pour regarder les lunes, mais un couple s’embrassait, et elle ne voulait pas les déranger. Lúka n’était pas là non plus, et l’inquiétude qu’elle jugulait depuis plusieurs minutes devenait difficile à ignorer.
Elle retourna dans la salle et remarqua l’entrée d’un couloir. Le bâtiment était immense, il devait y avoir des centaines de pièces. Peut-être son frère avait-il eu envie de s’isoler un moment ? Elle-même avait désespéré de le faire, plusieurs fois au cours de la soirée. Il y avait bien trop de gens, et leur présence était terriblement fatigante. Etre télépathe n’avait pas que des avantages, surtout en pareille situation.
Elle s’engagea dans le long couloir, et la tension qui l’habitait diminua quelque peu. Tout était plus calme, et elle accueillit la pénombre avec bonheur. La salle était trop éclairée à son goût : le soleil de lambda était bien plus fort que le leur, et les habitants étaient habitués à plus de lumière. Mais ses yeux sensibles n’appréciaient guère.
A mesure qu’elle s’avançait dans le couloir, elle sentait une étrange sensation l’envahir : un mélange de désir et de culpabilité. Elle s’adossa un instant au mur et ferma les yeux, troublée. Que lui arrivait-il ? Elle avait eu tort de boire autant, Lúka aurait dû l’en empêcher ! A nouveau, elle était prise de vertiges, et ses joues étaient brûlantes. Elle tourna la tête en direction de l’entrée du couloir et soupira.
Ses chaussures lui faisaient mal ; elle n’avait pas l’habitude des talons hauts. Elle se déchaussa et posa ses pieds nus sur le sol frais avec un soupir de soulagement. Elle en avait assez, et voulait rentrer. Lúka serait sans doute ravi de partir, lui aussi. Il lui avait maintes fois fait comprendre qu’il s’ennuyait. Mais où était-il donc passé ?
Elle marcha un peu, les yeux baissés et l’esprit troublé. Elle irait jusqu’à la prochaine salle, et si son frère ne s’y trouvait pas, elle retournerait s’asseoir auprès de Ruan et Ludméa, et elle l’attendrait. C’était sans doute ce qu’elle aurait dû faire dès le départ.
Un couple d’amoureux s’embrassait, à quelques mètres, et semblait avoir dépassé le stade des simples baisers depuis longtemps. Line sentit l’agacement la gagner. Qu’avaient-ils tous, ce soir ? Ne pouvaient-ils pas attendre d’être rentrés chez eux ? Jamais elle ne se serait permis ce genre de comportement à une soirée ! D’un autre côté, c’était probablement pour cela qu’ils s’étaient réfugiés dans ce couloir sombre. Personne n’aurait l’idée de passer par-là.
Dans la pénombre, elle ne distinguait pas bien leurs visages, mais elle reconnut la robe brodée de la cousine chinoise de Ruan. Visiblement, le jeune médecin qui l’avait draguée toute la soirée était arrivé à ses fins. Line secoua la tête, un peu choquée. Elle ne devait guère avoir plus de seize ans, et il en avait bien dix de plus. C’était indécent.
Elle soupira et décida de rebrousser chemin. Elle n’allait certainement pas les déranger, elle ne voulait pas se montrer impolie. Sans compter que Line serait terriblement gênée. Lúka était sans doute assis à une table, en train de l’attendre. Elle avait été ridicule de partir ainsi à sa recherche. En réalité, elle avait surtout eu besoin d’une excuse pour s’éloigner du couple parfait que semblaient former Ruan et Ludméa.
Elle jeta un dernier coup d’œil à Line, se demandant si celle-ci l’avait vue, et son sang se glaça. Ce n’était pas le jeune médecin qui était en train de l’embrasser si passionnément. C’était Lúka.
Line se détourna, le souffle coupé. Elle s’était sûrement trompée, c’était impossible ! Jamais son frère ne la trahirait ainsi ! Cette fille avait seize ans, tout au plus ! Ce n’était qu’une gamine !
Prise de vertiges, elle se força à respirer profondément, à faire le vide dans son esprit. C’était forcément une erreur. Elle allait retourner dans la grande salle, et Lúka serait là. Il lui sourirait et lui dirait qu’il l’avait cherchée, lui aussi. Le couloir était sombre, et les hommes étaient tous vêtus pareil, elle s’était méprise. Pourtant…
Elle les regarda à nouveau. Ils étaient bien trop occupés pour remarquer sa présence. L’homme semblait se battre avec les attaches de la robe de Line, et celle-ci se mit à rire.
— Tu vois que j’avais bien fait d’enlever ma robe, la dernière fois !
— Je t’interdis de te moquer ! Je n’y vois rien, et ces nœuds sont trop serrés !
— Aaaah ! Tu me chatouilles ! Lúka, arrête ça !
Elle éclata de rire à nouveau, et Line eut l’impression que tout s’effondrait autour d’elle. Elle tentait de toutes ses forces de se raccrocher à l’espoir ténu qu’il s’agissait peut-être d’un autre Lúka — après tout, c’était un prénom assez courant —, mais elle savait que c’était ridicule. Cet homme était habillé comme son frère, il s’appelait comme son frère, il ressemblait à son frère, il avait la voix de son frère. Au fond d’elle, elle n’avait plus le moindre doute.
Les mains tremblantes, elle laissa échapper une de ses chaussures, qui tomba sur le sol avec un bruit mat. L’homme s’écarta vivement de Line et se tourna vers elle. La surprise se peignit sur ses traits, et il resta là, à la regarder, la chemise à moitié ouverte et la cravate de travers.
— Line, murmura-t-il. Je…
— Ne dis rien, coupa-t-elle sèchement. Je ne veux pas de tes minables explications.
Elle se baissa et ramassa sa chaussure, pendant que Lúka essayait de remettre de l’ordre dans ses vêtements. Elle lui lança un regard destructeur et tourna les talons, la tête haute et l’estomac serré.
— Line, attends ! s’écria-t-il, courant pour la rejoindre.
— Va dire au revoir à ta nouvelle petite amie. Je t’attends dehors, répliqua-t-elle.
— Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris…
— Je ne sais pas non plus. Rejoins-moi quand vous aurez terminé, conclut-elle.
Il tenta de la prendre par le bras, mais elle se dégagea brusquement.
— Et ne me touche pas !
— Line, je te demande pardon, je n’ai pas réfléchi !
— Va te faire foutre, Lúka.
Elle s’éloigna, luttant pour ne pas laisser couler ses larmes. Elle ne pleurerait pas devant lui, oh ça non ! Elle ne lui montrerait pas à quel point il l’avait blessée. Elle mordit sa lèvre presque jusqu’à sentir le goût du sang dans sa bouche, et ses ongles se plantèrent dans la peau sensible de ses paumes. Même la douleur n’était pas assez forte pour lui faire oublier la bouche de Lúka sur celle de cette fille. Elle lui avait pardonné beaucoup de choses, mais cette fois-ci, elle savait qu’elle en serait incapable. Il y avait une limite à ne pas franchir, et il était allé trop loin.
En regagnant la grande salle, elle vit que Ludméa et Ruan n’étaient qu’à quelques mètres et cette constatation futile lui apporta un peu de soulagement : elle n’aurait pas à supporter les regards étonnés de la moitié des invités présents. Elle ne se faisait pas d’illusions : malgré tous ses efforts, elle avait sans doute une mine affreuse, et n’importe qui pouvait voir qu’elle était au bord des larmes. D’ailleurs, l’inquiétude se peignit sur le visage de Ludméa à peine celle-ci eut croisé son regard.
— Line ? Est-ce que ça va ?
— Je ne me sens pas très bien. Je crois que c’est la fatigue. Je vais rentrer.
— Tu as trouvé Lúka ?
— Oui, il me rejoint dans quelques minutes.
Elle tenta un faible sourire, puis se jeta presque sur Ludméa pour lui faire la bise, sentant qu’elle ne pourrait plus retenir ses larmes très longtemps. La jeune femme l’enlaça, un peu surprise.
— Tu m’appelles demain ?
— Je ne sais pas si je pourrai, murmura Line.
Elle se recula et se tourna vers Ruan. L’homme la dévisageait, sincèrement inquiet lui aussi. Il l’attira contre lui et la serra dans ses bras.
— C’est Lúka ? chuchota-t-il en torien.
Elle hocha la tête, incapable de prononcer le moindre mot sans se mettre à pleurer. Une boule douloureuse s’était nichée dans sa gorge et elle prit une profonde inspiration, les paupières crispées.
— Souviens-toi de ce que je t’ai dit tout à l’heure, ajouta-t-il. Et surtout, n’oublie pas ce que tu vaux. Tu es une femme merveilleuse, tu mérites le respect.
Elle s’écarta de lui avec un pauvre sourire, et prit sa main dans la sienne. Elle glissa l’autre dans celle de Ludméa.
— Tous mes vœux de bonheur pour vous deux. Je suis sûre que votre union sera heureuse.
Ruan et Ludméa se sourirent, et la remercièrent. Les larmes perlaient déjà au coin de ses yeux, et elle lâcha soudain leurs mains, avant de s’éloigner d’eux d’un pas rapide. Ils la suivirent du regard, un peu étonnés tous les deux.
— Je m’inquiète pour elle, déclara Ludméa. Elle a dû se disputer avec son mari, je pense.
— Très probablement, confirma Ruan. Elle a sans doute besoin d’être seule un moment. Tu lui parleras demain.
— C’est mieux, je crois, approuva-t-elle. Tout de même, je me demande bien ce qui a pu se passer.
— Moi, ce que je me demande, c’est où est Lúka.
— Oh, il est avec sa sœur. J’imagine qu’il voulait l’éloigner d’Henry. La pauvre petite a essayé de se débarrasser de lui toute la soirée.
— Avec sa sœur ? répéta Ruan, ne comprenant pas.
— Ta cousine, Line ! C’est sa sœur, non ? Je veux dire, il est clair qu’ils n’ont pas la même mère, mais ils sont bien frère et sœur, non ?
Ruan se demanda comment Ludméa avait découvert la vérité sur Lúka et Line. Puis, il comprit qu’elle parlait de sa cousine.
— Tu veux dire que Lúka est parti avec Line ? Line, ma cousine de quinze ans ?
— Ce n’est pas sa sœur ? Je n’y comprends plus rien, avec vos histoires de famille, soupira la jeune femme. J’étais sûre que Lúka était le demi-frère de Line. A part ses yeux bridés, elle lui ressemble beaucoup.
— Attends-moi deux minutes, d’accord ?
Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche pour répondre, il se dirigeait déjà vers l’entrée du couloir d’un pas décidé.
Lúka reprit sa veste sans un mot, les yeux baissés. Line se mit à pleurer doucement et tenta de rattacher sa robe, sans succès. Ses cheveux tombaient devant ses yeux, collés à ses joues mouillées de larmes, et elle les écarta en reniflant.
— Lúka, je suis désolée, j’étais sûre que personne ne viendrait, ici !
— Ce n’est pas de ta faute. J’ai agi comme un imbécile, et maintenant, je n’ai que ce que je mérite, décréta-t-il d’un air sombre.
— Mais elle va te pardonner ?
— Ça, j’en doute.
Il rajusta sa cravate et lui lança un regard triste.
— Line, je te demande pardon. Tu mérites quelqu’un de bien. J’ai l’impression d’avoir profité de toi, et je me sens encore plus nul.
— Non, Lúka ! Ne dis pas des choses comme ça !
Elle voulut le prendre dans ses bras, mais il la repoussa gentiment.
— Je crois que ce n’est pas une bonne idée. On ne devrait plus se revoir, tous les deux. Je ne peux pas m’empêcher de te sauter dessus comme un malpropre, et je suis en train de détruire tout ce que j’ai mis tant d’années à construire avec Line.
— Je comprends, murmura-t-elle. Tu m’aides à rattacher ma robe, s’il te plaît ?
Il hocha la tête et refit les quelques nœuds qu’il avait été si pressé de défaire, moins de cinq minutes auparavant. Elle se tint très droite, les épaules secouées de sanglots. Les mains de Lúka s’attardèrent quelques instants sur son dos nu, mais il se recula bien vite.
— Je vais aller rejoindre Line, avança-t-il. Je pense que ce n’est pas une bonne idée que tu m’accompagnes.
— Non, bien sûr, reconnut-elle. J’ai droit à un baiser d’adieu ?
— Line…
Ils entendirent soudain des pas rapides dans le couloir, et Lúka se retourna pour découvrir un Ruan complètement furieux.
— Ôte tes mains de ma cousine, espèce de malade ! lui cria-t-il. Tu n’as pas honte ? Une fille de quinze ans ! Et à quelques mètres à peine de ta femme !
Il l’empoigna par le col de sa chemise et le plaqua contre le mur. Lúka était trop troublé pour tenter de se défendre, et finalement, il n’était pas sûr d’en avoir envie. Il méritait d’être puni pour ce qu’il venait de faire, et il se sentirait sans doute mieux si Ruan décidait de le frapper.
— Je ne veux plus que tu t’approches d’elle, c’est compris ? gronda-t-il. C’est une gamine, et ta femme mérite mieux qu’un tel affront !
— Ruan, laisse-le ! s’écria Line, s’aggripant à son bras et essayant de l’éloigner de Lúka.
— Retourne vers les autres, mes parents te raccompagneront, ordonna-t-il.
— Non, s’il te plaît !
— Fais ce que je te dis ! Tu as déjà fait assez de mal autour de toi, ce soir !
— Le seul à blâmer, c’est moi, intervint Lúka.
— Ne t’inquiète pas, je ne t’oublie pas. Tu te souviens, il y a deux ans et demi, tu m’as accusé d’avoir fait du mal à Ludméa et tu m’as frappé… Je crois que le jour est arrivé de te rendre la pareille. Sauf que toi au moins, tu sauras pourquoi sont ces coups !
— Je t’en prie ! Laisse-le ! Ne le frappe pas ! supplia Line.
— Je t’ai dit d’aller retrouver mes parents ! répéta-t-il plus sèchement.
Elle éclata en sanglots et chercha à nouveau à l’écarter de Lúka. Ruan la repoussa, mais elle insista.
— Line, arrête ! Tu compliques les choses, soupira-t-il.
Il finit par lâcher Lúka, non sans l’avoir violemment secoué, et Line se précipita dans ses bras.
— Tu ne m’oublieras pas, hein ? lui chuchota-t-elle.
— Tu sais bien que non !
— Lúka, tu as autre chose à faire que bécoter ma cousine, si tu veux récupérer ta femme, cingla Ruan.
Lúka repoussa doucement Line et lui caressa la joue.
— Je suis désolé…
Il partit en direction de la grande salle, les épaules basses. Ruan attira Line contre lui et la berça tendrement, pour calmer ses sanglots. Elle enfouit son visage dans sa chemise, et il lui caressa les cheveux, jetant un regard noir à Lúka qui s’éloignait.
— Ne pleure pas, Line. Il n’en vaut pas la peine. Tu es beaucoup trop bien pour lui.
Lúka entendit ces mots, et c’était sans doute ce que Ruan voulait. Il était forcé de reconnaître que, pour une fois, l’homme avait raison. Il avait Line, il avait une vie parfaite, mais il avait voulu plus. Et à présent, il ne lui restait que les regrets.
Line ne desserra pas les dents de tout le trajet, le visage appuyé contre le hublot, les mains crispées sur le tissu de sa robe. Lúka tenta de lui parler, mais elle lui répliqua qu’elle n’avait rien à lui dire. Lentement, les pièces du puzzle se remettaient en place dans son esprit, et elle commençait à comprendre beaucoup de choses. Lúka avait eu une liaison avec Line, et c’était d’elle qu’il parlait lorsqu’il lui avait avoué avoir couché avec une autre femme. Ce qu’elle l’avait vu faire avec Z’arkán n’était donc qu’un "à côté", un amusement de plus pour lui. Comment avait-il osé la traiter ainsi ? Il avait dansé avec cette fille, et elle n’avait rien remarqué. Etait-elle si naïve ?
— Line, s’il te plaît, il faut qu’on parle, fit Lúka, une fois qu’ils furent rentrés chez eux.
— Va te laver, tu as du rouge à lèvres partout, rétorqua-t-elle.
Il rougit, honteux, puis hocha la tête. Il passa à la salle de bains et se dévêtit lentement, observant son reflet dans le miroir. Sa sœur avait raison : le rouge à lèvres de Line avait laissé des traces sur son visage. Sa veste portait encore l’odeur de la jeune fille et il ferma les yeux un instant, troublé. Qu’avait-il fait ?!!
Il s’appuya contre la paroi de la douche, les jambes faibles, et laissa l’eau ruisseler sur son corps. C’était l’alcool. C’était forcément l’alcool. Et le fait d’avoir vu sa sœur sourire à Ruan toute la soirée et rire à chacune de ses plaisanteries. Mais cela ne changeait rien ; il était impardonnable. Il avait trahi Line, et à présent, il en payait les conséquences. Si seulement elle acceptait de lui parler !
Il s’attarda sous la douche, les yeux fermés, apaisé quelque peu par le bruit continu de l’eau sur sa peau. Elle l’aimait, elle lui pardonnerait ! Elle n’allait tout de même pas risquer de briser leur famille pour quelques baisers ! Pourtant, depuis plusieurs semaines — plusieurs mois, même —, elle était distante, et trop souvent morose. Il avait l’impression qu’elle lui cachait des choses, et cela l’inquiétait.
Line s’assit sur le lit et fixa le mur, les larmes aux yeux. Son frère était sous la douche, et elle aurait pu enfin se laisser aller au soulagement des pleurs, mais elle savait que si elle cédait, elle serait incapable de se contenir. Et elle ne ferait pas ce cadeau à Lúka, non, elle ne lui montrerait pas à quel point elle souffrait.
Depuis des mois, elle repoussait le moment de lui dire la vérité, et cela la rongeait. Elle s’était accrochée à l’espoir que tout pourrait encore s’arranger entre eux, et à présent, elle comprenait qu’elle s’était trompée : Lúka ne changerait jamais. Elle n’avait plus envie de continuer à faire des efforts alors que lui ne prenait rien au sérieux.
Elle soupira, puis se leva et commença à ouvrir les tiroirs et rassembler ses affaires.
Lúka sortit de la salle de bains pour découvrir sa sœur en train d’empiler des vêtements sur le lit.
— Line, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il d’une voix où on sentait poindre un début de panique.
— Tu le vois bien. Je prends mes habits, et je les mets là en attendant que tu ailles me chercher une valise.
— Quoi ?
— La grosse grise que tu as prise quand tu es parti à Washington fera l’affaire, reprit-elle.
— Mais… Je…
— Ne reste pas là comme un imbécile, s’il te plaît. J’ai besoin de cette valise, et je ne veux pas y passer la nuit.
— Je t’en prie, ne fais pas ça ! Il faut qu’on parle, tu ne peux pas partir comme ça !
— Tu peux me parler, si tu veux. Ça ne me dérange pas. Mais va d’abord me chercher cette valise.
Il secoua la tête en silence et s’assit sur le lit, lui jetant un regard suppliant. Elle soupira, excédée.
— Très bien, je vais aller la chercher moi-même !
Elle se battit quelques instants avec la fermeture éclair de sa robe, les joues rouges. Voyant qu’elle était prête à mettre le vêtement en pièces, Lúka intervint et posa les mains sur ses épaules. Elle frémit légèrement, et étouffa un sanglot. Lentement, il fit glisser la fermeture éclair, sans pouvoir s’empêcher d’effleurer des doigts son dos nu. Moins d’une heure auparavant, il avait eu les mêmes gestes envers Line, et la réalisation de tout ce que cela impliquait s’imposa à lui. Sa culpabilité redoubla. Ses mains étaient sur sa peau, et si la tension de ses épaules était visible, elle ne le repoussa pas. Il s’enhardit et écarta doucement ses cheveux pour déposer un baiser sur sa nuque. Elle se retourna brusquement et lui lança un regard furieux, avant de s’éloigner de lui. Elle ôta la robe et revêtit un jean et un simple pull de coton, puis s’appliqua à défaire sa magnifique coiffure pour tresser ses cheveux. Lúka vint s’asseoir près d’elle, les yeux baissés.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
— J’en suis certaine.
Elle ramena ses cheveux devant elle pour terminer sa tresse, et pendant quelques secondes, il regarda le mouvement régulier de ses doigts, comme hypnotisé.
— Je n’ai fait que l’embrasser…
— C’est faux. Tu as couché avec elle.
— C’était il y a plusieurs années ! Et je te l’ai dit !
— Ça ne t’a pas suffi ? Tu avais besoin de me faire souffrir à nouveau ?
— Line, je…
— Tu baisais avec cette fille dans un couloir ! cria-t-elle. Et maintenant, tu viens me dire que tu es désolé ? Tu me prends pour quoi ? Je ne suis pas une amourette de couloir, moi, je suis ta femme ! Je pensais que cela comptait un peu plus pour toi !
Elle avait fini sa tresse et se releva brusquement, recommençant à ouvrir les armoires et trier les vêtements.
— Line, je t’en prie, je l’ai juste embrassée !
— "Juste embrassée" ? Alors ça ne compte pas, c’est ça ? Je dois te pardonner, parce que tu l’as "juste embrassée" ?
— Tu as embrassé Ruan !
— C’était il y a cinq ans. J’ai fait une erreur, je l’admets, mais ce n’était qu’un baiser ! Ce n’est pas moi que tu as trouvée à moitié nue dans un couloir avec lui, à ce que je sache !
— Tu as passé la soirée à te coller à lui, à lui faire des sourires tendres, à lui parler à l’oreille ! J’étais jaloux, je… Je n’ai pas réfléchi !
— C’est ma faute, bien sûr ! Tu ne peux pas prendre tes responsabilités, pour une fois ?
Elle le dévisagea, les yeux brillants et la bouche pincée, puis tourna les talons et quitta la pièce.
— Line, où vas-tu ?
— Chercher cette putain de valise, vu que tu ne veux même pas faire ça pour moi ! lui cria-t-elle depuis le couloir.
Lúka prit son crâne entre ses mains, désespéré. Il devait trouver un moyen de la raisonner, et vite.
Line entra dans la grande pièce où étaient entreposées l’unité centrale de Z’arkán et les grandes armoires vitrées contenant les milliers de sauvegardes. Elle porta sa main à sa bouche et commença nerveusement à mordiller ses ongles, indécise. Puis, elle se souvint de son frère et de Z’arkán, et son visage se durcit. Si elle partait, Lúka recommencerait, et la remplacerait par sa poupée gonfable virtuelle. Elle ne permettrait pas cela. Elle ne laisserait pas Z’arkán prendre sa place auprès de son frère.
Elle s’assit et pianota sur les touches du vieux clavier poussiéreux. Lúka ne venait quasiment jamais ici, il travaillait toujours depuis son bureau. Tout était plus moderne, en haut. Mais elle n’avait que faire des écrans géants et des hologrammes. Le vieil écran plat lui suffirait pour accomplir ses projets.
— Bonjour Z’arkán, c’est Line, déclara-t-elle dans le micro.
— Bonjour, Mère.
Le haut-parleur grésillait un peu, et la voix de Z’arkán était terriblement métallique. Cependant, Line n’était pas là pour que l’ordinateur lui chante une berceuse, et elle tapa quelques commandes sur le clavier.
— Z’arkán, je veux que tu rassembles la totalité des informations disponibles sur Mikhail et l’Orme et Lena de l’Orme. Je crois que mon frère a un dossier pour cela. Mets-moi tout ça sur un tube… Non, sur un DVD.
— Un tube serait plus approprié. Il faudrait trois DVDs.
— Fais ce que je te dis.
— Très bien, Mère.
Line resta quelques instants silencieuse, se concentrant sur le bourdonnement de l’unité centrale. A nouveau, elle hésitait. Si elle faisait cela, son frère la détesterait et elle le perdrait sans doute à jamais. Mais si elle ne le faisait pas, le résultat serait le même. Elle prit une profonde inspiration, et entra quelques commandes. Une liste immense apparut sur l’écran, et elle fronça les sourcils. Elle précisa son argument de recherche et sourit en voyant la liste se réduire.
— Z’arkán, je veux que tu détruises les sauvegardes B225318 à B225351, ordonna-t-elle.
— Une confirmation manuelle est requise pour ce type d’opérations.
— Franchement, je ne sais pas ce que mon frère te trouve, soupira-t-elle en confirmant ses commandes.
— Sauvegardes effacées.
— Bien, à présent, je veux que tu détruises le module Line.
— Impossible. Le module Line a été fusionné avec l’interface graphique du système principal. Les données sont maintenant part intégrante du noyau.
Line resta quelques instants sans comprendre. Pourquoi Lúka avait-il fait une chose pareille ? Etait-il complètement inconscient ? Il avait donné une faculté d’apprentissage autonome à son module, et cela avait déjà causé bien assez de dégâts ! A présent, il fusionnait cette intelligence artificielle instable et capricieuse avec un système qui avait contrôle la moitié de l’économie mondiale ?!!
— Donne-moi la liste des ressources que tu pourrais supprimer sans endommager le noyau, ordonna la jeune femme.
La liste n’était pas longue, mais elle contenait ce que Line voulait, à savoir les modifications que Lúka avait effectuées pour que l’hologramme de Z’arkán lui ressemble si parfaitement. Les mains tremblantes, elle commanda la suppression de ces fichiers. Lúka aurait une sacrée surprise, la prochaine fois qu’il réclamerait son jouet préféré…
Lorsque Line revint avec la valise, elle trouva son frère en train de ranger calmement ses vêtements dans les tiroirs. Il s’était habillé, et avec ses cheveux encore humides qui tombaient devant ses yeux, elle le trouva irrésistible. Le T-shirt noir soulignait ses épaules larges et son corps svelte, et son jean élimé lui donnait un petit air négligé qui ne la laissait jamais indifférente. Lúka était beau. Un journal populaire l’avait d’ailleurs récemment fait figurer parmi les dix hommes les plus séduisants de la planète. Lorsqu’il travaillait hors du laboratoire, il était toujours très élégant. Cependant, elle préférait presque le voir en tenues plus décontractées. En costume, il était Lúka Owen, créateur et propriétaire du système informatique le plus ambitieux de tous les temps. En jean, il était simplement Lúka, l’homme qu’elle aimait.
Il avait sans doute suivi le fil de ses pensées, car elle vit un sourire hésitant se dessiner sur ses lèvres. Elle se ressaisit : il était hors de question qu’elle lui laisse se faire des illusions.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle sans aucune douceur.
— Je range tes affaires. Je ne veux pas que tu partes sur un coup de tête. Et surtout pas en pleine nuit ! Il est trois heures du matin, Line, où irais-tu ?
— A l’hôtel, répondit-elle en lui ôtant des mains les pulls qu’il s’apprêtait à remettre dans l’armoire.
— Je t’en prie, c’est ridicule ! Et tu penses partir combien de temps ?
— Mais… Je m’en vais, Lúka ! Je ne pars pas en vacances ! Je ne suis pas non plus en train de te dire que je veux faire une pause ou une autre imbécillité du même genre. Je te quitte.
— Tu ne peux pas faire ça ! paniqua-t-il. J’ai besoin de toi ! Mikhail a besoin de toi !
— Il vient avec moi, décréta-t-elle. La place d’un enfant de son âge est avec sa mère.
— Non ! Tu n’as pas le droit de m’enlever mon fils !
— Tu le verras les week-ends, rétorqua-t-elle. Que ferais-tu de lui, de toute façon ? Tu es tellement pris par ton travail ! Tu n’as jamais de temps à lui consacrer ! Il faut toujours qu’on te traîne de force à chaque fois que l’on veut sortir, et tu mets tellement de mauvaise volonté à nous accompagner que c’en est presque caricatural.
— Line, je t’en supplie, je ferai des efforts, je te le promets !
Il l’attrapa par les épaules et tenta de la serrer contre lui. Elle se dégagea et continua à remplir sa valise.
— Tu m’as déjà dit ça des dizaines de fois, Lúka. Et pourtant, je n’ai pas noté d’amélioration. Tu penses que c’en en couchant avec une gosse de seize ans que tu vas résoudre les problèmes qu’il y a entre nous ?
— J’ai fait une erreur, c’est vrai ! Mais c’est toi que j’aime ! Je ne suis pas amoureux d’elle !
Elle le regarda droit dans les yeux, puis secoua la tête.
— Tu mens. Tu es fou de cette fille.
— Mais non, je…
— Tu es un très mauvais menteur, coupa-t-elle.
— C’est toi que j’aime ! répéta-t-il faiblement.
— Oui, je sais que tu m’aimes. Cependant, ça ne change rien. Nous ne sommes pas faits pour être ensemble, tu le vois bien ! C’était une erreur dès le départ. Un frère et une sœur… Comment une telle relation pouvait-elle déboucher sur un mariage heureux ? Nous nous détruisons petit à petit, nous gâchons tout ce qu’il y a eu de beau entre nous…
— C’est faux, ne dis pas ça, murmura-t-il.
— Je pense que c’est mieux qu’on se sépare, conclut-elle.
— Non, je t’en prie, donne-moi une chance ! Je ne peux pas vivre sans toi !
— Tu n’auras qu’à aller retrouver ta nouvelle petite amie ! Après tout, tu vas bientôt devoir partir pour Alpha, pourquoi ne l’emmènerais-tu pas avec toi ?
— Line, ce n’est pas avec elle que je veux passer ma vie ! Tu le sais, non ? Tu sais à quel point je t’aime ! A quel point je suis mal lorsque tu n’es pas avec moi !
— Tu apprendras à vivre sans moi, tout comme j’apprendrai à vivre sans toi.
— Tu ne peux pas faire ça à notre fils ! Il est trop jeune, tu vas le traumatiser !
— Ne dis pas de sottises. Tu n’en as rien à foutre de lui ! Tu ne fais que l’utiliser pour me faire fléchir. Mikhail est très mature pour son âge, il comprendra. Et il ne te verra pas beaucoup moins qu’avant.
— Tu n’as pas le droit de dire ça ! Je l’aime, c’est aussi mon enfant !
— Tu sais que c’est la vérité, lâcha-t-elle. De toute façon, cela ne change rien. Je pars.
— Mais où iras-tu ?
— J’ai acheté un appartement à Paris, avoua-t-elle.
— Tu as quoi ?!! Quand ?
— Il y a plusieurs mois déjà.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Lúka avait l’air sincèrement blessé, et elle baissa les yeux. Elle savait bien que tout ce qui se passait à présent n’était pas que de sa faute à lui. Elle avait des torts, également. Et elle lui avait caché tant de choses…
— Lúka, ça fait des mois que cela ne va pas entre nous, soupira-t-elle.
Il la dévisagea, et ses yeux s’agrandirent de surprise. Puis, ses traits se durcirent.
— Tu avais déjà décidé de me quitter ! Et maintenant, tu as trouvé une bonne excuse pour me faire porter la responsabilité de notre séparation !
— Non, ce n’est pas ce que tu crois. Je n’avais rien décidé, encore. Je voulais faire ce dont on avait discuté, l’an dernier : vivre avec Mikhail à Paris, et que tu viennes nous rejoindre pour les week-ends.
— On peut encore faire ça, proposa-t-il. Line, je t’en prie !
— Je ne veux plus être avec toi, je te l’ai dit. N’insiste pas, cela ne fera qu’aggraver les choses !
— Je ne vois pas comment ça pourrait être pire, marmonna-t-il.
— Je pourrais demander le divorce, et nous nous battrions pendant des années pour la garde de notre fils. Je pense que ce n’est pas ce que tu veux.
— Bien sûr que non ! Notre fils ne mérite pas ça !
— Lúka, ma décision est prise, je ne changerai pas d’avis. Maintenant, tu peux faire en sorte que notre séparation se passe bien, ou tu peux nous rendre la vie infernale, à Mikhail et moi. A toi de choisir.
Il lui jeta un regard désespéré, et elle plia soigneusement un pull pour le ranger dans la valise. Elle faisait tout son possible pour garder un visage très neutre et une apparente indifférence, et elle y parvenait plutôt bien. Dès qu’elle sentait les larmes affluer sous ses paupières, elle repensait aux mains de Lúka sous la robe de Line, à sa bouche dans son cou, et elle trouvait la force de les repousser. Sa valise était presque finie, et il restait encore suffisamment de place pour les affaires de Mikhail. Assis sur le lit, son frère la suivait des yeux, et dans d’autres circonstances, son air pitoyable l’aurait poussée à se précipiter près de lui pour le prendre dans ses bras et le consoler, comme elle l’avait fait si souvent lorsqu’ils étaient enfants. Mais tout était fini, il n’y avait pas de pardon possible, cette fois.
Elle ferma la valise et allait la tirer à elle lorsque Lúka prit sa main entre les siennes, les yeux brillants.
— Tu m’aimes toujours ?
Plus qu’une question, c’était une supplique, et Line sentit son cœur se serrer. L’espace d’un instant, elle hésita. Prenait-elle la bonne décision ? N’agissait-elle pas sur un coup de tête, finalement ? Peut-être que si elle réfléchissait un peu plus… Si elle laissait passer quelques jours… Mais c’était impossible, et elle le savait. Cela faisait des mois qu’elle repoussait ce moment.
Elle s’assit près de lui, et baissa les yeux sur leurs mains jointes. Leurs alliances identiques brillaient un peu sous la lumière des néons. Elle soupira. Pourquoi était-ce si dur de le quitter ?
— Oui, je t’aime encore, répondit-elle enfin. Mais je ne veux plus de la relation catastrophique que nous avons. Je suis malheureuse, et toi aussi.
— Je ne suis pas malheureux !
— Tu n’es pas heureux, en tout cas. Si tu l’étais, tu sourirais plus souvent, et tu n’aurais certainement pas embrassé cette fille.
Il détourna les yeux, coupable. Les armoires ouvertes étaient encore pleines de ses vêtements, et cela le rassura un peu. Si elle avait voulu partir définitivement, elle aurait tout pris. D’ici quelques jours, lorsqu’elle aurait réfléchi, elle reviendrait !
— Je prendrai le reste plus tard, annonça-t-elle pour réduire à néant ses faibles espérances, ayant suivi le cours de ses pensées. Il me faudra des cartons, et nous n’en avons pas. J’irai en chercher à l’usine, ils doivent en avoir des centaines, là-bas. D’ailleurs, à propos de DELO Corporation, j’aimerais bien que tu me laisses en prendre la direction. Je sais que tu as assez à faire avec Z’arkán, et j’ai envie de m’occuper.
— Line, s’il te plaît… Prends tout ce que tu veux, ça m’est égal. Mais je te demande de réfléchir encore un peu, la pressa-t-il.
Il la prit dans ses bras, et cette fois-ci, elle ne le repoussa pas. Il caressa doucement ses cheveux, puis ses doigts effleurèrent sa joue. Il la sentait troublée et bouleversée. Terriblement triste, surtout. Il sut alors que tout n’était pas perdu. Elle l’aimait toujours, et d’ici quelques jours, elle se rendrait bien compte que cette séparation n’était pas ce qu’elle voulait vraiment !
— Pourquoi tu m’as fait ça, Lúka ? lui murmura-t-elle. Pourquoi tu nous as fait ça ? Je ne te suffisais plus ? Tu te lassais de nous deux ?
— Je ne sais pas, soupira-t-il. J’ai fait une erreur, c’est certain. Je m’en veux tellement ! J’avais trop bu, et…
— Et elle t’attirait. Les hommes et leur désir !
— Line, je te demande pardon.
Il plongea ses yeux dans les siens, puis l’embrassa. Pendant un instant, elle répondit à son baiser, mais elle se reprit et le repoussa.
— Non, Lúka. Il ne faut pas. Tu compliques tout !
Elle se releva et il lui jeta un regard meurtri. Elle baissa la tête, tirant sur sa valise. Il essaya de l’en empêcher, les mains crispées sur l’autre poignée.
— Arrête ! Je t’en prie ! Line, ne t’en va pas ! Je ne peux pas vivre sans toi ! la supplia-t-il.
— Et moi, je ne peux pas vivre avec toi ! rétorqua-t-elle en tirant plus fort sur la poignée.
Mais Lúka avait bien plus de force qu’elle, et au bout de quelques secondes, elle éclata en sanglots et lâcha la valise. Il se précipita vers elle, cherchant à l’enlacer, et elle se débattit.
— Laisse-moi, Lúka ! Laisse-moi partir !
— Non ! Reste ! Je te promets, je ferai des efforts, je… Je laisserai William s’occuper de Z’arkán et je me retirerai du projet, ajouta-t-il d’une voix brisée.
Line le dévisagea, ébahie. Z’arkán était tout pour Lúka ! Il parlait d’abandonner ?
— C’est toi qui es tout pour moi, fit-il.
— Si tu abandonnais ce projet, tu serais malheureux, souffla-t-elle. Et moi, chaque jour, je m’en voudrais de t’enchaîner ainsi à moi ! Cela ne ferait qu’empirer les choses, décréta-t-elle.
Elle se détourna et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle s’était juré de ne pas pleurer, et elle avait été faible.
— Je suis prêt à faire n’importe quoi pour que tu me redonnes une chance, déclara-t-il. Demande-moi ce que tu veux !
— Je veux juste que tu me laisses prendre ma valise… Il arrive un moment où ce n’est juste plus possible, Lúka. Ce n’est pas seulement à cause de ce que tu as fait avec cette fille, c’est à cause de tout le reste ! Je n’en peux plus. Chaque matin, je me dis que tu vas changer, que tu vas enfin comprendre que nous ne sommes plus des enfants. Mais chaque soir, je suis forcée d’admettre que tu es toujours le même. Lorsque Père était encore vivant, tout était différent. Nous étions un frère et une sœur qui jouaient à être amants. Aujourd’hui, nous sommes mariés et nous ne jouons plus.
— Je ne comprends pas.
— Lúka, tu es un frère génial, mais tu ne vaux rien comme père et comme mari.
— C’est cruel de dire ça !
— Mais c’est vrai, rétorqua-t-elle.
— Parce que tu es la femme parfaite, peut-être ? ne put-il s’empêcher de répondre.
— Je n’ai pas ce genre de prétentions. Je sais que j’ai des torts, je sais que j’ai beaucoup de défauts aussi. Mais moi, je suis adulte. Grandis un peu, Lúka.
Elle empoigna sa valise, les joues mouillées, et lui lança un regard triste. Puis, elle se détourna et sortit de la chambre. Lúka se laissa tomber sur le lit et fixa le plafond, désemparé par la tournure que prenaient les événements. Toute sa vie, il avait vécu avec Line. A présent, elle s’en allait, emmenant leur fils avec elle. Et il ne savait pas quoi faire pour l’en empêcher.
Line avait rangé les affaires de Mikhail dans la valise, les épaules secouées de sanglots et la gorge serrée. Comment allait-elle expliquer tout cela à son fils ? Lui pardonnerait-il ? Et Lúka ? Elle lui avait fait terriblement de mal, elle l’avait bien senti. Que ferait-il sans elle ? Et que ferait-elle sans lui ? Elle avait peur de la foule, elle ne savait pas comment fonctionnait le monde extérieur, elle n’avait jamais passé plus que quelques heures hors du laboratoire ! Certes, elle était parfaitement capable de se débrouiller. Elle pouvait comprendre ce que les gens attendaient d’elle et agir en conséquence en sondant leur esprit. Mais elle était terrifiée.
Prise de vertiges, elle dut s’asseoir quelques instants sur le lit de leur fils. Un lit qu’il n’avait plus utilisé depuis des années… Cela non plus n’avait pas aidé leur relation chancelante. Avant d’avoir Mikhail dans leur chambre chaque nuit, ils se parlaient, heureux de se retrouver seuls tous les deux, comme du temps de leur père. Cependant, la présence du petit garçon avait limité leurs conversations au strict minimum, et ils étaient peu à peu devenus presque des étrangers l’un pour l’autre. La communication n’avait jamais été leur point fort, malgré leur don de télépathie. Mais comment faire autrement ? Mikhail avait failli mourir, et ils ne pouvaient pas prendre le risque de le laisser seul pendant la nuit. Même Lúka avait été de son avis, cette fois-ci. A Paris, il serait hors de danger. Et loin du laboratoire, elle pourrait enfin commencer à vivre.
Il était près de cinq heures du matin lorsque Line ouvrit la porte de la chambre de Lyen. A la lueur de la veilleuse que la femme avait mise pour Mikhail, elle vit le visage paisible de son fils à moitié enfoui dans l’oreiller, ses boucles sombres se mêlant aux longues tresses de Lyen. Il dormait, innocent et heureux. Elle sentit la culpabilité l’envahir : elle était en train de détruire tout son univers, tout ce qu’il avait toujours connu. Etait-elle donc si égoïste ? Mais ce qu’elle avait dit à Lúka était vrai : Mikhail ne verrait pas son père moins souvent en vivant loin de lui. Et il aurait des amis de son âge et ne devrait plus supporter les querelles de ses parents. De toute façon, elle n’avait pas le choix.
Lyen était éveillée et souleva ses paupières. Ses yeux félins prenaient d’étranges éclats vert-jaune dans la pénombre, et cela avait toujours troublé Line. Elle voyait très bien dans l’obscurité. D’un geste tendre, elle remonta un peu le drap sur le corps du petit garçon, et reporta toute son attention sur la jeune femme.
— Line ? murmura-t-elle. Quelque chose ne va pas ?
Celle-ci hocha la tête, incapable de prononcer le moindre mot. Lyen se glissa lentement hors du lit, veillant à ne pas réveiller Mikhail, et s’approcha d’elle. Line l’entraîna à l’extérieur de la chambre et ferma soigneusement la porte derrière elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai décidé de partir, lâcha-t-elle avec un sanglot.
— De partir ? Comment cela ?
— Je quitte Lúka. Je m’en vais. Je ne peux plus le supporter.
— Je te comprends parfaitement, approuva Lyen. Mais… Et Mikhail ?
— Je l’emmène avec moi. J’ai préparé ses affaires, il faut juste qu’il s’habille.
Lyen resta quelques instants silencieuse, les yeux perdus dans le vague. Rien ne se passait comme prévu, et cela risquait de mener à la catastrophe. Si Lúka et Line n’étaient plus ensemble, leur plan n’avait plus aucune valeur ! Elle dévisagea la jeune femme, tentant de comprendre à quel point cette séparation était sérieuse. Ses yeux étaient rougis de larmes et elle avait l’air bouleversée. Mais elle était déterminée. Trop déterminée.
Une pensée traversa soudain son esprit, et la panique s’immisça en elle. Si Line partait, plus personne ne serait là pour la défendre contre Lúka ! Il allait lui faire du mal, et elle n’aurait même plus l’espoir de la vengeance auquel se raccrocher !
— Et moi ? Tu me laisses ?
Line leva vers elle ses grands yeux verts, et la surprise se peignit sur son visage.
— Je… Je n’y ai pas réfléchi, avoua-t-elle. Non, je ne peux pas te laisser, Lúka te tuerait ! Tu viens avec nous, bien sûr !
Lyen poussa un soupir de soulagement et se détendit. Elle sourit à Line avec gratitude. Elle n’aimait pas la femme, mais elle appréciait son geste.
— Je t’achèterai des vêtements, décréta-t-elle. Ces combinaisons ne sont pas adaptées au monde extérieur. Et il faudra qu’on fasse quelque chose pour tes yeux. Pour tes doigts, ce sera plus difficile, par contre, soupira-t-elle en posant les yeux sur les mains de Lyen. On se débrouillera, conclut-elle. Je n’ai pas envie de penser aux problèmes maintenant.
— Où est Lúka ?
— Il est resté dans la chambre, je pense.
Line baissa les yeux et étouffa un sanglot. Lyen hésita, puis posa une main sur son épaule. La jeune femme n’attendait que ce geste, et se précipita dans ses bras en pleurant.
— Je… je ne vais jamais y… y arriver ! hoqueta-t-elle. C’est trop dur, je… Il va tellement me man… manquer !
— Alors reste !
— Je ne peux pas ! Je ne… ne peux plus lui faire confiance ! Je ne le supporte plus !
— Et lui ? Il ne veut pas que tu partes, j’imagine ? avança Lyen.
— Non, bien sûr ! Il m’a suppliée, mais… C’est impossible !
Lyen fit un sourire qui ressemblait plus à une grimace, et que Line ne pouvait pas voir. Elle essayait d’imaginer Lúka en train de la supplier, à genoux devant elle. La plus belle des vengeances… Et à présent, tout cela risquait de lui être refusé parce que Line avait décidé de faire un nouveau caprice ! Elle ne pouvait pas laisser cela arriver !
— Tu devrais lui laisser une chance, conseilla-t-elle.
— C’est toi qui dis ça ?
— Mais tu l’aimes, non ?
Line s’écarta d’elle et essuya ses larmes du revers de sa manche.
— Oui, et ça ne change rien.
— C’est ridicule ! Si tu l’aimes et qu’il t’aime, il ne faut pas le quitter ! Tu seras malheureuse sans lui !
— C’est avec lui que je suis malheureuse ! cria presque Line. Ne commence pas à essayer de me faire la morale ! J’ai déjà assez d’un frère pour ça ! Si tu veux m’accompagner, tu respecteras ma décision !
— Line, calme-toi. J’essaie juste de te faire réfléchir, pour ne pas que tu ailles de regrets.
— Je suis adulte, je suis capable de réfléchir par moi-même !
— Ne réagis pas comme ça ! Je fais ça pour t’aider, moi ! Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre de ton frère ? Il pourrait agoniser à quelques centimètres de moi que je ne tendrais même pas le bras pour l’aider ! Je le déteste ! Et s’il est malheureux, cela ne me rend que plus heureuse ! Mais là, on ne parle pas que de lui, on parle de toi !
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je n’aurais pas dû crier sur toi.
Lyen haussa les épaules et lui sourit. Un instant, elle se dit que sa fille devait lui ressembler, et elle eut un élan d’amour pour la jeune femme qui pleurait devant elle. Mais elle se ressaisit : elle ne pouvait pas se permettre ce genre de pensées. Line était l’ennemie. Il n’y avait pas de pitié possible.
Line se glissa dans sa chambre. Lúka s’était endormi, couché en travers du lit. Ses joues étaient encore humides de larmes, et cela lui brisa le cœur. Il ne pleurait jamais. Elle s’agenouilla près de lui et caressa doucement ses cheveux noirs, réprimant un sanglot. Il bougea un peu et elle écarta sa main. Elle mordit sa lèvre jusqu’au sang pour ne pas laisser couler ses larmes. Elle l’aimait. Il était son jumeau, son âme sœur, le père de son enfant. Et elle l’abandonnait. Mais c’était mieux comme ça.
Elle fit glisser son alliance et la tint quelques instants au creux de sa main, se rappelant le jour de leur mariage, cinq ans auparavant. Son sourire, sa nervosité, ses doigts qui tremblaient légèrement lorsqu’il avait passé l’anneau à son annulaire… Elle avait tenu à aller seule dans les magasins pour choisir une robe de mariée, et il lui avait dit plus tard combien cela l’avait touché. Il savait à quel point elle détestait le monde extérieur, et à l’époque, elle paniquait presque dès qu’elle mettait un pied hors du laboratoire. Mais elle l’avait fait, pour lui. Pour le surprendre, et pour que ce jour soit à jamais gravé dans sa mémoire. Et il y avait eu la soirée de l’inauguration de Z’arkán, la nuit de la naissance de leur fils…
Line ne put retenir ses larmes plus longtemps, et elles mouillèrent à nouveau ses joues. Elle se releva et posa son alliance sur la table de chevet, puis sortit sans un bruit.