26 janvier 2013 6 26 /01 /janvier /2013 12:29

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 5

 

 

       

 

La garde était parvenue à se frayer un chemin au travers la foule des gens de cuisine. Les hommes, armées de hachoirs, avaient visiblement tenté de contrer l’invasion mais en vain. Quelques uns présentaient de vilaines plaies aux mains, mordus par les rats qui avaient défendu chèrement leurs vies. Les femmes se pressaient contre les murs, les mains devant le visage tout en cherchant à ne rien perdre du spectacle.

Thomas écarta les gêneurs sans le moindre ménagement, leur tirant des protestations véhémentes jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent qu’il s’agissait de leur seigneur. Il n’y prêta aucune attention de toutes façons et rejoignit le chef de ses hommes qui se tenait à l’entrée des cuisines. Les gardes taillaient et tranchaient dans la masse, éclaboussant de sang murs, meubles, ustensiles et victuailles sans distinction.

Le serviteur qui était venu le chercher n’avait pas menti. Thomas pouvait voir de ses propres yeux combien la salle, pourtant grande, grouillait littéralement de rongeurs. Il y avait partout, que ce soit sur le sol où nul humain ne pouvait plus mettre les pieds,  que sur les tables et les étagères. Ils allaient jusqu’à occuper les récipients qui avaient sans doute contenu légumes, viandes et farines.

L’entente des créatures entre elles n’étaient guère cordiale, elles se chamaillaient le moindre morceau de lard, la moindre épluchure. Celles qui fuyaient la lame des hommes venus les chasser étaient mordues par leurs congénères qui ne voulaient pas céder un pouce de terrain. Ainsi bloquées, elles se retournaient et tentaient de mordre leurs agresseurs ou bien de fuir par un autre côté.

Thomas s’était emparé d’une arme et s’était joint à la mêlée ; il ne serait pas dit que le seigneur de Piéval était un lâche. Mais alors que ses hommes et lui en tuaient encore et encore, la salle ne semblait pas désemplir, bien au contraire. Des dizaines et des dizaines de rats affluaient par les ouvertes qui servaient normalement à évacuer les déchets. Le plus étrange, remarqua Thomas, c’était qu’ils donnaient l’impression de fuir quelque chose. À chaque fois que l’on cherchait à les repousser par ce côté, ils préféraient l’affrontement et la mort plutôt que de repartir par où ils étaient entrés.

Oui, quelque chose de difficile à déterminer précisément laissait penser que ces bêtes n’avaient pas été attirées par la nourriture, poussées par la faim. C’était à croire qu’elles étaient tout simplement comme prises de folie. Ou de panique. C’était comme si elles cherchaient à se réfugier entre les murs du château. Et pourtant, elles ne cherchaient même pas à s’éloigner des cuisines. Certes, elles mangeaient et dévoraient tout ce qu’elles trouvaient mais elles se comportaient de façon fébrile.

Il y avait maintenant tellement de ces bêtes qui se montaient les unes sur les autres qu’elles en arrivaient à la hauteur des genoux. Tout à coup, l’un des soldats tomba à la renverse, sas doute après avoir glissé sur une flaque de sang. Il n’eut pas le temps de se relever qu’il se trouva submergé. Il tenta bien de se débattre et de se débarrasser de tous ces rongeurs qui l’assaillaient mais sans y parvenir. Ses cris de douleur furent terribles à entendre mais ne durèrent pas. L’un de ses compagnons le plus proche chercha à le rejoindre mais c’était comme progresser dans la plus épaisse des mélasses. Quand enfin, il parvint à l’endroit où il se trouvait, l’homme n’était plus qu’un amas de chair sanguinolent, méconnaissable, en grande partie dévoré.


— Des torches ! s’écria Thomas. Amenez des torches ! Vous autres, battez en retraite, ordonna-t-il en se tournant vers chacun de ses hommes. Nous n’arriverons à rien de cette manière, ils sont bien trop nombreux.


Une fois arrivé à proximité de la sortie, Thomas se campa sur ses jambes et continua à taillader dans la masse grouillante de la vermine tandis que ses hommes regagnaient la sécurité relative du couloir. Quand le dernier d’entre eux l’eut dépassé, il sortit à son tour. Il avait les muscles des bras endoloris, sans compter les multiples morsures qui lui entaillaient les mains et les doigts et qui commençaient à le faire souffrir. À bout souffle, il se demandait si au la mêlée sur les champs de bataille le laissait dans un tel état d’épuisement.


— Sylvain, prends deux hommes avec toi, dit-il en s’adressant au chef des gardes qui paraissait aussi épuisé que lui. Allez voir à l’endroit où sont déversés les détritus, regardez s’il y a d’autres rats et si, comme je le crois, ils fuient quelque chose.


L’homme paru un peu surpris car, visiblement, il n’avait pas remarqué ce que son seigneur semblait avoir vu. Cependant, il ne protesta pas et fit signe à deux autres de le suivre. C’était deux gardes que l’on avait fini par aller chercher et qui n’avaient pas pris part au massacre. Depuis combien de temps ils étaient arrivés, ni Thomas ni Sylvain ne le savaient. Le chef des gardes avait juste constaté qu’ils étaient restés là, figés comme des statues de marbre, les bras ballants. Non seulement, ils étaient plus frais mais si jamais ils devaient encore affronter la vermine, il allait leur faire passer l’envie de jouer les couards.


— Toi, fit Thomas en se tournant vers un des cuisiniers, va chercher de la poix. Et emmène tous ces gens loin de là ! Qu’ils apportent des baquets d’eau. Beaucoup.


— Vous n’allez pas mettre le feu aux cuisines, seigneur ! s’écria quelqu’un près de lui. C’est de la folie !


— Comme je ne peux les noyer, c’est le seul moyen de chasser cette vermine. Les murs sont épais et ils résisteront aux flammes. Et puis, je veux juste les repousser par là où ils sont venus. Je n’ai pas l’intention d’incendier le château tout entier.


C’était un phénomène vraiment étrange. Il avait la conviction que les rats fuyaient une chose qui les affolait à l’extérieur et pourtant, ils restaient cantonnés à la cuisine. Ou alors… Ou alors, c’était, à l’inverse, quelque chose qui les attirait tout en les rendant fous et qui se trouvait dans les cuisines. Plus fort que leur volonté ou même leur instinct de survie, ils ne parvenaient pas à s’en éloigner comme s’ils devaient protéger cette chose au péril de leur vie, comme des chevaliers protègeraient leur seigneur, ou même leur roi, jusqu’à la mort.

Dans cette masse grouillante, il était difficile de savoir de quoi il s’agissait. Peut-être, aussi, que ce qui les attirait ici avait été répandu un peu partout dans la salle. Ce qui voulait également dire que la présence de ces rats n’était peut-être pas dû à la fatalité mais qu’une, ou des, personnes malveillantes avaient trouvé le moyen d’attirer la vermine sur son domaine, d’abord dans les caves et les greniers et puis maintenant dans le château.

Thomas avait du mal à croire à sa propre théorie tellement elle paraissait invraisemblable mais d’après ce qu’il voyait là, il ne pouvait en être autrement. Il ne pouvait y avoir d’autres explications. Il en était d’autant plus persuadé qu’il était peu enclin à croire aux démons et aux mauvais esprits ou même à une intervention divine ou maligne. L’invasion des rats était née d’un acte volontaire, visant à nuire au Domaine de Piéval. Il écarta aussitôt l’idée que cela puisse être l’œuvre de Gyls. Seulement, il ignorait qui en était à l’origine et comment cela était seulement possible.

Le cuisinier revint avec deux sauts de poix et il était suivi par trois autres personnes qui portaient elles-mêmes pareilles charges. Quant aux torches, ils n’avaient pas à aller loin pour les trouver. Plusieurs servaient à éclairer le couloir ; il n’y avait qu’à se servir. On attendit malgré tout le retour des serviteurs chargés d’aller chercher de l’eau. N’attendant plus que l’ordre de leur seigneur, deux hommes se tenaient prêts à asperger les rats avec la poix. Deux autres se tenaient derrière eux, avec des torches pour enflammer la vermine.


— Seigneur ! Seigneur !


C’était Sylvain qui revenait et il courait comme le Diable était apparu devant lui. Son visage témoignait de la vision horrible qu’il venait d’avoir. Sans même prendre le temps de recouvrer son souffle, il dit :


— Seigneur, les rats… les rats viennent de partout. Ils sont… ils sont dans les rues du bourg. Ils grimpent le long de murs et s’introduisent ici dans le château. Mais pas seulement dans les cuisines… On en a vus qui montaient le long du donjon, mon seigneur… Je crois que j’en ai aperçu qui passaient par la fenêtre de vos appartements…


Thomas sentit son sang se glacer. Flora et leur fils, André, à peine âgé de quelques mois, dormaient là-haut. Et si la présence des rats dans les cuisines n’avait été qu’une diversion ? La peur serra son cœur. Un peu plus tôt, il avait reconnu devant le Père Gaël qu’il était toujours épris d’Ysabeau, la sœur de son épouse et la femme de son frère. Même s’il n’éprouvait pas des sentiments aussi forts pour Flora, il l’appréciait beaucoup. Elle lui avait même fait don d’un héritier. Et l’un et l’autre étaient en danger. Il ne pouvait les abandonner à ce sort tragique.

Sans plus hésiter une nouvelle seconde, il se précipita vers les escaliers qui montaient vers la grand-salle et de là donnaient sur l’entrée du donjon. Il ne se donna pas la peine de regarder derrière lui pour savoir si ses hommes le suivaient. Le sang battait fort à ses tempes. La lame de son épée lui cognait contre la cuisse mais c’état à peine s’il en sentait le poids. C’était comme la fatigue qu’il avait ressenti un peu plus tôt après avoir affronté la vermine, elle avait totalement disparu.

D’autres sentiments commençaient à naître au plus profond de lui-même. La colère et la rage menaçaient de submerger sa raison. Des années durant, il s’était toujours montré plus véhément que son frère, toujours prompt à s’enflammer à la moindre injure ou à la plus petite provocation. Cette attitude colérique était quasi légendaire mais depuis qu’il avait pris la succession de son beau-père et surtout après toutes ces années d’incessantes batailles, il s’était fortement assagi même si personne ne s’en était encore rendu compte.

Cette fois, cependant, ce n’était pas lui qui était directement atteint. Les vies de son épouse et de son enfant étaient menacées et peu importait que l’on cherche à l’atteindre lui à travers cette menace. Il était hors de question que l’on fasse du mal aux siens. Il trouvait ignoble et répugnant que l’on puisse s’en prendre à de parfaits innocents. Il était un homme d’honneur, quoi que l’on pense de lui.

Alors qu’il traversait la grand-salle en courant, il entendit qu’on l’interpellait :


— Thomas ! Thomas, que se passe-t-il ?


Il s’arrêta net, un fol espoir lui faisant batte le cœur plus fortement dans la poitrine. Flora se tenait là, près du Père Gaël qui la tenait par les épaules. Elle ne portait qu’une simple robe de lin ainsi qu’un châle de laine jeté sur les épaules et qu’elle tenait serré sur sa poitrine d’une main. Ses cheveux étaient encore défaits. Jamais elle ne lui avait paru plus frêle et plus fragile. Il ne put s’empêcher de remarquer la pâleur de son visage et ses yeux rougis comme si elle avait pleuré.


— André ? s’enquit-il aussitôt s’apercevant qu’il ne voyait nul berceau, ni nourrice berçant l’enfant. Où est André ?


— André ? Il dort dans nos appartements. Ne te trouvant pas à mes côtés, à mon réveil, je suis descendue voir où tu étais. Un serviteur m’a dit que des rats ont envahi les cuisines. Qu’en est-il ? Est-ce exagéré ?


— Notre fils est toujours là-haut, dis-tu ? éluda Thomas, trop inquiet pour relater les événements.


D’ailleurs, sans attendre de réponse, il s’élança vers le couloir qui donnait sur l’entrée du donjon, tirant sa lame au clair.


— Thomas ! s’écria Flora, soudain inquiète à son tour.


Elle tenta de s’élancer derrière son époux, aussitôt suivie par le prêtre qui, en réalité, cherchait plutôt à la retenir car il l’attrapa par le bras et la tirait déjà en arrière. Elle se débattit quelque peu puis renonça avant de fondre en sanglots dans ses bras. Thomas ne s’était pas retourné mais il avait tout de même entraperçu la scène et en remercia intérieurement le Père Gaël ; il ne pourrait veiller à la sécurité de son épouse et affronter les rats en même temps.

Il s’engouffra dans l’escalier qui menait à leurs appartements. Ils se situaient au deuxième niveau du donjon. Le premier abritait les chambres des enfants bien que pour l’instant ils n’en avaient qu’un et qu’il n’était qu’un nourrisson. Comme sa mère devait le nourrir régulièrement, y compris la nuit, en lui donnant le sein, quoiqu’elle fasse de plus en plus appel à une nourrice pour cela, l’enfant dormait donc dans les appartements de ses parents. L’une des chambres en-dessous était cependant occupée par la nourrice pour qu’ils n’aient pas à la faire venir de l’autre bout du château.

Alors que Thomas atteignait justement le premier niveau, il commença à entendre le couinement des rats. Et d’après ce qu’il pouvait en déduire, ils étaient plutôt nombreux. Par contre, ni cris ni pleurs qu’auraient pu émettre l’enfant ne lui parvenaient. Il espérait que la nourrice avait été alertée et qu’elle était montée s’occuper du petit garçon. Il avait encore en mémoire ce que ces maudites créatures avaient fait à l’homme qui était tombé dans les cuisines. Il ne pouvait s’empêcher de songer au pire.

Il allait héler la nourrice, dont il avait oublié le nom, quand il vit les premiers rats. Ils avaient déjà envahi les marches qui menaient au second. Une fois de plus, Thomas eu l’impression qu’ils ne dépassaient pas sciemment une certaine limite. Peut-être était-ce son imagination qui lui jouait des tours mais il lui semblait percevoir comme une lueur de folie dans leurs yeux. Dès qu’ils le virent, quelques-uns se dressèrent sur leurs pattes arrière et manifestèrent une véritable hostilité en montrant les dents et en crachant.

L’étroitesse du passage ne permettait pas de donner de grands coups d’épée mais n’empêchait pas de les transpercer de front. Mais pour un rat que le châtelain tuait, deux autres prenaient sa place. À ce rythme, Thomas avec conscience qu’il ne parviendrait jamais à dépasser la première marche. Il commençait à regretter de ne pas s’être armé d’une torche dans sa précipitation quand il réalisa que l’escalier était éclairé. Il recula de quelques pas et s’empara de l’une de celles accrochées au mur.

Aussitôt, quand le seigneur présenta les flammes à leurs museaux, les vermines reculèrent ou s’écartèrent affolées, libérant juste ce qu’il fallait de passage. Sans la moindre hésitation, Thomas s’y engouffra et commença à grimper jusqu'à l’étage. Quelques bestioles trouvèrent assez de courage pour lui mordre les mollets ce qui l’obligea à faire des mouvements circulaires avec la torche et le ralentit. Atteignant, pour finir, l’étage de ses appartements, il attrapa deux autres torches qui marquaient l’ouverture de l’escalier et les jeta un peu plus loin devant lui. La réaction des rats ne se fit pas attendre : ils s’éloignèrent de la source de danger en protestant. Thomas nota alors qu’ils paraissaient bien moins nombreux à ce niveau. Mais cette fois, il entendit des pleurs et les cris hystériques d’une femme. Cela ne pouvait provenir que de la chambre seigneuriale vers laquelle il se précipita.

Comme il pouvait de nouveau se servir de son arme, il ne s’en priva pas. Il élargit le chemin déjà ouvert par les torches jusqu’à la chambre en balayant les rats les plus téméraires avec le tranchant de son épée tandis qu’il se hâtait. La porte était restée grande ouverte et le spectacle qui se dévoila à ses yeux lui souleva le cœur. Tout comme dans la cuisine, les rats étaient partout, par terre, sur le lit, sur les coffres où l’on rangeait les vêtements. Ils avaient même envahis le berceau dans lequel le petit garçon aurait dû se trouver.

Thomas imaginait fort bien ce qui avait dû se passer : la nourrice s’était réveillée, peut-être alertée par les pleurs du bébé, et était montée voir si la mère avait besoin d’aide ou si le nourrisson désirait téter. Elle avait probablement vu les rats et n’écoutant que son courage, elle était partie au secours de l’enfant. Très vite, elle avait dû se retrouver cernée par la vermine et ne pouvant regagner les escaliers, elle avait fini par être acculée contre un mur. Mur dont les deux grandes fenêtres donnaient directement sur la cour du château, dix mètres plus bas. Heureusement, les rats ne s’étaient pas introduits par là mais par les deux autres fenêtres, plus petites, percées dans le mur qui donnait sur l’enceinte extérieure.

D’autres continuaient, d’ailleurs, d’entrer, augmentant la pression que leurs congénères exerçaient sur la nourrisse. Désireuse de leur échapper, celle-ci venait de grimper sur le rebord de la fenêtre, serrant fort le nouveau-né dans ses bras. Elle ne pouvait plus reculer, sinon la chute serait fatale. Apparemment, elle ne trouvait plus le courage d’affronter les rats. Sans doute étaient-ils trop nombreux maintenant.


— Restez où vous êtes ! ordonna Thomas tout en saisissant une des torches qui éclairaient le couloir devant l’entrée de la chambre. Je vais venir vous chercher.


Il jeta la torche au milieu des rats et même si quelques uns sentirent leurs poils roussir, les flammes furent étouffées par la masse des corps grouillants. Pourtant, ce fut comme si cette tentative désespérée eut été un quelconque signal. Les animaux les plus proches se tournèrent vers lui et formèrent comme une barrière impénétrable et compacte, allant jusqu’à laisser un espace vide derrière eux. Les autres, plus près de la fenêtre où s’était réfugiée la nourrice, folle de terreur, en firent autant comme pour lui empêcher de s’échapper.

Thomas nota cependant que ces bêtes étaient loin d’avoir l’intelligence qu’il leur prêtait. Il recula de quelques pas, ignorant les morsures des spécimens qui se trouvaient toujours dans le couloir. Prenant son élan, il bondit par-dessus la barrière animale et atterrit dans l’espace ainsi libéré.


— Lancez-moi André, ordonna-t-il à la nourrice. Après, vous pourrez me rejoindre en sautant d’où vous êtes.


Thomas avait visiblement pris les rats au dépourvu. Ils mirent quelques instants avant de se réorganiser. La barrière se désagrégea dans le désordre le plus complet. Le seigneur comptait bien profiter de cette pagaille pour quitter les lieux. Il fallait juste que la nourrice se décide rapidement.

    C’est alors que l’incroyable et l’indicible se produisirent. Alors que jusque-là les rats s’étaient contentés de la retenir où elle se trouvait, ils grimpèrent le long du mur et montèrent à leur tour sur le rebord de la fenêtre. Affolée, terrorisée, elle tenta de les repousser du pied mais se faisant, elle perdit l’équilibre et, tenant toujours l’enfant dans ses bras, bascula en arrière. La dernière chose que Thomas vit fut l’enfant. L’enfant qui, de toute façon, ne vivait déjà plus.

 

 

 

 

 

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19 janvier 2013 6 19 /01 /janvier /2013 13:25

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 4

 

 

       

 

La grande-salle était plongée dans la pénombre et un profond silence y régnait. Il ne restait plus que quelques braises rougeoyantes dans le foyer de la cheminée, insuffisantes pour éclairer ou même réchauffer l’atmosphère. Toutefois, le jour ne tarderait plus à se lever et avec lui le soleil. Assis dans l’obscurité, près de la cheminée, Thomas n’avait pas fermé l’œil de la nuit. À peine rentré de la guerre, il devait affronter un nouvel ennemi, plus insidieux et bien plus difficile à vaincre.

Des rats avaient envahi toutes les caves et tous les greniers du bourg de Piéval et rien ne parvenait à les en déloger. Pour l’instant, il n’y avait eu que peu de victimes et généralement que des morsures bénignes. Par contre, une grande partie des denrées était perdue. Quand elles n’étaient pas tout simplement dévorées, elles étaient gâchées ou souillées par les excréments de ces maudites bestioles.

Bientôt, la nourriture viendrait à manquer et il faudrait déjà puiser dans les récoltes de septembre qu’il faudrait également protéger contre la vermine, sans compter que ces récoltes ne s’annonçaient guère très bonnes. Sans les réserves des saisons précédentes, l’année à venir ne promettait rien de bon. Et si l’on ne parvenait pas à se débarrasser des rats au plus tôt, la population finirait par mourir de faim.

Le domaine de Piéval n’était pas réputé pour la fertilité de ses terres. Ses richesses étaient plus minérales avec ses belles carrières de pierre et ses gisements de fer. Sinon, tout ce qui arrivait à pousser encore en grande quantité était des hectares et des hectares de bois et quelques arpents de vignes. Sa population se concentrait alors essentiellement dans le bourg qui s’était développé autour du château et occupait surtout des métiers artisanaux. Les terres qui restaient cultivables, ou qui l’avait été rendues en abattant suffisamment d’arbres, parvenaient à peine à nourrir ses gens sur deux ou trois saisons.

Certes, les matières premières, l’artisanat et même le vin, permettaient d’assurer de bons échanges ; on venait même de loin pour acquérir des marchandises produites par les artisans de Piéval mais il n’était pas rare, en retour, qu’il faille faire venir les denrées des contrées voisines. Or, la plus riche, celle qui produisait le plus de blé, dont les élevages étaient aussi variés qu’abondants, Monval, le domaine de son frère, était aussi leur principal ennemi.

Les rixes successives qui opposaient sans cesse les vassaux de l’un et de l’autre domaine avaient puisé leur lot de vies jeunes et vigoureuses. Des jeunes gens qui auraient pu travailler à extraire le minerai des mines, à forger le métal pour lui donner forme d’armes et d’outils, à sculpter la pierre, à couper le bois et le transformer en poutres et en planches. Toutes ces vies gâchées par la guerre, pour un morceau de territoire sur lequel, de toute façon, plus rien ne pousserait avant des années. D’autant plus que rares étaient les victoires et nombreux étaient les statu quo. Tout cela pour rien, au final. Le prix en était souvent trop élevé.

Thomas n’était pas sans ignorer que nombre de ses pairs le considéraient comme un va-t-en-guerre insatiable. Mais il ne faisait qu’honorer ses obligations en tant que suzerain envers ses vassaux. En réalité, le seigneur de Piéval préfèrerait rester sur ses terres et gérer son domaine au mieux plutôt que de passer les trois quarts de l’année sur des champs de bataille. C’était comme si tous ces petits seigneurs se délectaient de la querelle qui opposait les deux frères et dont, bien souvent, ils ignoraient tout. Ils semblaient prendre un malin plaisir à défier le vassal de l’autre, sachant que leurs suzerains respectifs se joindraient forcément à eux.

Pourtant, même s’il avait certains griefs contre son frère, il ne lui avait jamais déclaré ouvertement la guerre. Bien sûr, le différent qui les opposait se poursuivait au travers des batailles engagées par leurs alliés mais jamais directement. Il y avait une chose qu’ils avaient apprise, l’un et l’autre, de leur père, ne jamais s’engager dans un conflit si l’on n’est pas sûr de sa victoire. Gyls n’avait aucune revendication sur le territoire de Piéval et c’était pourquoi il ne lui avait jamais déclaré la guerre. Il avait pourtant une bien meilleure armée et n’aurait sans doute aucun mal à le vaincre même si le conflit s’éterniserait en raison de leurs alliances qui viendraient en renfort.

Thomas était bien conscient de cela.

D’un autre côté, cela ne l’empêchait pas de considérer que certains territoires auraient dû lui revenir car ils faisaient partie de Piéval avant qu’ils ne soient cédés en dot quand son frère avait épousé Isabeau. Mais c’était lui, Thomas, qui avait hérité de l’ensemble du domaine à la mort du père de son épouse Flora, la sœur cadette. S’il s’était seulement agi de quelques gisements de minerai de fer qui abondaient tant sur son domaine, il aurait accepté sans trop de regrets mais il s’agissait de terres fertiles qui, aujourd’hui plus que jamais lui faisaient cruellement défaut.

Avec cette invasion de vermine, Piéval allait devoir faire appel à plus d’aide extérieure encore et cela lui coûterait cher. Non seulement, le prix à payer serait onéreux mais Thomas n’était même pas sûr que l’on ait suffisamment de quoi honorer les dettes. Les champs de bataille avaient prélevé leur lot de vies jeunes et vigoureuses qui maintenant allaient manquer pour extraire le fer, et couper du bois. Avec une main d’œuvre ainsi diminuée, les artisans ne pourraient pas fabriquer leurs marchandises en quantité. Il faudrait alors sans doute vendre directement de la matière première à l’état brut qui finirait par faire défaut, tôt ou tard, pour la fabrication de ces mêmes marchandises.

Thomas avait beau tourner le problème dans tous les sens, il ne parvenait pas à entrevoir la moindre solution. Problème qui avait déjà pris une ampleur phénoménale avant qu’il n’en apprenne l’existence, comme si une invasion de vermine était une chose trop banale qui ne pouvait concerner le seigneur, pourtant chargé de veiller sur le bien-être de ses sujets. C’était aussi pour cela que Thomas était en colère. Les gens qui étaient censés l’aider dans la gérance du domaine pendant son absence s’étaient laissés dépasser par les événements et avaient tout simplement attendu le retour de leur maître pour lui en faire part. C’était comme s’il allait apporter la solution comme par miracle, comme si sa seule présence allait chasser ces maudites bêtes.

Soudain, quelqu’un raviva quelque peu les braises et remis du bois, tirant ainsi le jeune seigneur de ses réflexions. En fait, il s’apprêtait à chasser l’importun quand il reconnut la silhouette décharnée du Père Gaël. Une fois que les flammes, bien qu’encore timides, jaillirent des braises et partirent à l’assaut des morceaux de bois bien sec, l’ecclésiaste reposa le tisonnier contre le manteau de la cheminée avant de se redresser de toute sa hauteur. Les traits émaciés et osseux du visage du prêtre se trouvèrent alors éclairés d’une façon singulière, lui donnant une expression que l’on aurait pu qualifier de diabolique, faite d’ombre et de lumière.

Les lèvres fines se fendirent tout-à-coup d’un sourire amical, et peut-être même amusé, comme si l’homme avait conscience de l’effet spectaculaire que l’éclairage de l’âtre produisait sur son faciès. L’amusement se lisait également dans ses yeux pétillants de malice, ce qui pour un homme d’Église pouvait paraître comme un comble. Thomas prit alors conscience que c’était sa propre expression qui devait amuser le Père Gaël et il se renfrogna.


— Et bien, mon fils, on ne trouve plus le sommeil ? Aurait-on l’âme troublée ?


— Mon âme se porte à merveille, merci mon Père. Plutôt que de vous inquiéter de cela, peut-être pourriez-vous demander au Seigneur de nous aider à chasser la vermine qui pullule dans nos caves et nos greniers, souillant notre nourriture.


— Hélas, je crains que certains maux terrestres demeurent uniquement le soucis des hommes. Le Seigneur se préoccupe d’avantage des tourments de nos âmes immortelles que de celui de nos ventres.


L’amusement ne semblait pas avoir quitté le regard du prêtre. Thomas nota comme de l’ironie dans ses paroles. Il s’était souvent posé des questions sur le Père Gaël. D’après ce qu’il en savait, il avait rejoint la prêtrise sur le tard. Il avait eu vent de rumeurs selon lesquelles même sa conversion avait été tardive et qu’auparavant il s’adonnait aux croyances et aux rites païens. Certaines de ces rumeurs prétendaient également que celui que l’on connaissait sous le nom de Père Gaël était autrefois l’un de ces prêtres païen, de ces sorciers, que l’on appelait druides.

Thomas ne le lui avait jamais ouvertement demandé. Le passé de cet homme lui appartenait et ne concernait personne d’autre. Quelles que furent ses croyances autrefois, il était désormais le représentant de l’Église du Christ. Néanmoins, le seigneur de Piéval devait reconnaître une chose, le Père Gaël était loin d’être aussi dévot que son cousin Mathieu.


— J’imagine que ce n’est pas non plus Dieu qui nous envoie un châtiment pour no péchés, argua Thomas.


— Croyez-vous avoir péché, mon fils ? Voulez-vous que je vous entende en confession ?


Le prêtre s’était saisi d’un siège et était venu s’asseoir aux côté de Thomas. Ce dernier décela de nouveau une pointe d’ironie dans l’amusement de son interlocuteur.


— Père Gaël, nous savons, vous et moi, qu’il n’est ici nullement question d’une intervention divine quelle qu’elle soit. Nous savons aussi que nous ne pouvons compter sur la grâce de Dieu pour nous venir en aide. J’ai combattu et vaincu nombre d’ennemis, mais celui-ci est plus insidieux. Quand nous en abattons dix ici, ce sont cent qui resurgissent là.

« Et s’il n’était question que de tuer les rats, ce ne serait que la moindre des peines. Encore faut-il pouvoir réparer les dégâts qu’ils ont faits. Sans la nourriture qu’ils ont gâchée et souillée, l’hiver sera difficile et il faudra sans doute puiser dans la nouvelle récolte bien trop tôt. De plus, si nous ne parvenons pas à nous débarrasser de la vermine rapidement, où allons-nous pouvoir remiser celle-ci ?

« Alors, croyez-vous vraiment mon Père que prier me serve à quoi que ce soit ?


— Le Christ ne nous enseigne pas la prière. Il nous enseigne le pardon. Vous êtes un bon seigneur Thomas de Piéval. Vous vous souciez du bien-être de vos gens et pourtant, c’est votre orgueil qui pourrait leur nuire le plus.


— Je ne vois pas en quoi mon orgueil est à l’origine de cette infestation ! s’indigna le jeune seigneur.


— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Quand la nourriture viendra à manquer, il vous faudra sans doute la faire venir de contrées voisines mais toujours plus lointaines. Le prix en sera élevé et il viendra un moment où vous ne pourrez plus vous le permettre. Il est pourtant un domaine tout proche qui pourrait aisément vous venir en aide tant ses terres sont riches et prospères. Hélas votre orgueil vous refuse le pardon et, pire, de solliciter cette aide. Vous savez pourtant qu’il ne vous la refuserait pas.


Thomas avait blêmi en comprenant ce que le prêtre lui suggérait tout en admettant en son fort intérieur qu’il avait parfaitement raison. La mâchoire et les poings serrés, il se leva brusquement et se rendit à l’une des fenêtres d’où il pouvait voir l’horizon qui commençait à s’embraser.


— Lui pardonner quoi ? cracha-t-il, ayant pleinement conscience qu’il ramenait la conversation vers son frère, ce que, de toute évidence, souhaitait le prêtre depuis le début. De m’avoir spolié de mes terres les plus fertiles ? S’il me les avait restituées, je n’aurais pas besoin de quémander l’aumône.


— Allons, allons, mon fils. Là aussi, nous savons parfaitement qu’il ne s’agit pas d’un conflit purement territorial qui vous oppose à lui. Vous avez épousé Flora mais c’est de sa sœur dont vous êtes épris. Et c’est votre frère Gyls qui en est le mari.


Thomas se retourna vivement et fustigea le Père Gaël du regard. Celui-ci, un sourire qui se voulait sans doute bienveillant aux lèvres, soutint la fureur muette de son seigneur. Et puis, comme si le voile d’un pieu mensonge venait de se déchirer, Thomas réalisa que ce qu’il avait toujours reproché à son frère n’était rien d’autre que cela. Alors, comme une digue cédant à la violence de flots déchaînés, les souvenirs affluèrent.

Enfants, les deux frères étaient inséparables, tout comme les deux sœurs qui suivaient les garnements jusqu’au plus profond des bois. Mais des filles, Ysabeau s’était toujours montrée la plus téméraire, prête à suivre les deux garçons dans les aventures qu’ils s’inventaient. Flora, plus douce et plus fragile était aussi plus timorée. En grandissant, elle finit par rester plus volontiers auprès du cousin Mathieu qui lui faisait la lecture. Lecture qui se transforma au fur et à mesure en étude des écritures saintes. Pendant ce temps, Ysabeau les imaginait Princes bataillant contre des armées de trolls et toutes sortes de monstres issus des légendes que lui racontait sa mère. Tandis qu’ils grandissaient, se transformant peu à peu en hommes, l’amour des deux garçons pour la jeune fille s’épanouissait.

  Les jeux se muèrent peu à peu en compétition. Et puis la compétition devint rivalité. Ysabeau faisait semblant d’ignorer l’opposition des deux frères mais en réalité, elle faisait tout pour l’encourager. Sans cesse, elle leur trouvait de nouveaux défis dont l’enjeu était un baiser, chaste, bien entendu, ou bien la promesse d’une danse aux prochaines festivités. Thomas en remporta un bon nombre, peut-être même bien plus que son aîné. Malgré tout, Ysabeau commençait à n’avoir plus d’yeux que pour Gyls. La joie qui illumina son visage quand son père lui annonça son mariage avec l’aîné des Monval n’était pas feint mais des plus plus sincères. Oui, cet instant s’était gravé dans la mémoire de Thomas comme marqué au fer rouge.


— Je n’ai rien à lui pardonner, dit-il d’une voix résignée. Il ne m’a rien pris, en fin de compte. Ils étaient les aînés des deux familles et le père d’Ysabeau était le vassal du nôtre. Il ne pouvait en être autrement. Même sans cela, je ne peux ignorer l’amour qui les unit tous les deux. Elle l’avait choisi, lui, bien avant.


— Et pourtant, vous lui en voulez et vous avez refusé de lui prêter allégeance. Vous êtes son frère et par le mariage avec la sœur d’Ysabeau, vous avez hérité d’un domaine alors que vous n’auriez été que le cadet du seigneur régnant.


— Voyez où mon orgueil m’a conduit. Aujourd’hui, alors que je dois veiller au bien-être de mes gens, je risque les conduire à la ruine ou même pire.


— Le pire des orgueils est de ne pas reconnaître ses torts, mon fils. Vos gens ne vous reprocherons pas de mettre fin à ce conflit qui ne veut pas dire son nom. Je suis même certain que votre frère ne vous tiendra pas rigueur de ce qui s’est passé et qu’il sera même heureux de vous compter de nouveau parmi les siens.


— Parmi les siens… Voilà un autre problème qui risque surgir, mon Père. Mes vassaux ne seront peut-être pas aussi compréhensifs que vous ou ni même que Gyls. Certains sont en guerre avec ceux de mon frère depuis des générations. La plupart refuseront de me suivre dans le giron de Monval et pourraient même se montrer ouvertement hostiles en prenant les armes contre Piéval.


— Sachant que vous aurez de nouveau Monval pour allié, croyez-vous qu’ils s’y risqueraient ?


— Ils seront prêts à faire alliance avec d’autres puissants seigneurs qui n’attendent qu’un revirement de ce genre. Ils se sont tenus à l’écart jusque-là parce que j’avais assez de vassaux pour les dissuader. J’en connais dont l’ambition est grande et qui convoitent nos richesses depuis longtemps.


— Et si votre peuple s’affaiblit, le résultat ne sera-t-il pas le même ? En renouant avec Gyls, non seulement, vous offrez une chance à vos gens de surmonter cette épreuve mais vous aurez auprès de vous un puissant allié et ses vassaux pour vous soutenir en cas d’agression.


La lumière automnale commençait à inonder le paysage, teintant les murs des maisons du bourg d’une couleur rouille. Les premiers rayons du soleil commencèrent à poindre à l’horizon mettant au monde un jour nouveau. Encore plein d’espoir et de promesse, il chassait la nuit et ses cauchemars. Thomas réalisa que dans le même temps, il venait de prendre sa décision. Ce jour, il irait trouver son frère et lui offrirait la paix. Il…

Soudain, un serviteur fit irruption dans la grand-salle et s’écria, affolé :


— Des rats ! Mon Seigneur ! Des rats ont envahi les cuisines !


— Et bien quoi, aucun d’entre vous n’est assez courageux pour tuer quelques rats, s’emporta Thomas que l’intervention du serviteur avait surpris alors qu’il se sentait le plus vulnérable.


L’homme, qui en fait ne devait pas avoir plus de quinze ans, sembla se ramasser sur lui-même avant de balbutier :


— Mais, Seigneur, ils sont des dizaines et des dizaines. Ils sont partout. Jamais vu autant de rats…


À la panique qu’il lisait sur le visage du pauvre garçon, il comprit que la situation était réellement très grave.

 

 

 

 

 

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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 13:10

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 3

 

 

       

 

L’appréhension de ce qu’ils allaient découvrir commençait à rendre les hommes particulièrement nerveux. Les mâchoires étaient serrées et les jointures des phalanges avaient blanchi tant les doigts étaient crispés sur la poignée de l’épée. L’odeur, à la limite du supportable, en était devenue suffocante. C’était comme si elle s’était transformée en substance poisseuse et qu’elle s’insinuait au travers de tous les orifices de la peau. Gyls remarqua que l’un de ses soldats semblait retenir sa respiration comme si cela lui évitait de sentir la puanteur. Le seigneur n’était pas persuadé de l’efficacité de la solution envisagée, surtout que tôt ou tard, il devrait reprendre son souffle.

Ils pénétrèrent enfin dans l’enceinte du corps de ferme proprement dit. Il s’agissait de l’arrière-cour où se trouvaient le poulailler et une petite mare d’eau saumâtre. La pièce d’eau devait servir habituellement aussi bien aux quelques canards que possédait le Grand Paul que d’abreuvoir pour l’ensemble des animaux laissés en liberté dans la ferme. Mais d’animaux, présentement, il n’y en avait nulle présence. Pas la moindre poule qui caquetait, pas le moindre canard qui cancanait, ni même un chien qui grognait ou un chat qui feulait. Ils auraient même dû entendre les porcs brailler ou les vaches beugler depuis longtemps mais rien de tout ça ne troublait le silence qui seul, imperturbable, continuait pourtant de leur crier aux oreilles.

Le cœur battant la chamade, Gyls sentait le froid l’envahir malgré la chaleur de ce début d’après-midi. Le seigneur et ses hommes avançaient d’un pas lourd, presque réticent comme s’ils devaient lutter contre leur propre volonté pour faire un pas de plus. Ils craignaient moins de faire face à l’ennemi que de contempler le spectacle morbide qui les attendait sûrement. Il était plus facile de se battre contre un adversaire de chair et d’os que d’affronter une peur irrationnelle et, surtout, son propre effroi.

Ceinturant l’arrière-cour, d’un côté se trouvait la porcherie et de l’autre l’étable qui servait également d’écurie, formant un angle presque fermé qui ne laissait qu’un passage juste assez large pour une charrette. Les deux constructions étaient faites en bois, comme l’ensemble des bâtiments qui constituaient le corps de ferme. Seule la bâtisse principale était construite en pierre et torchis. Gyls se souvenait que de l’autre côté du passage se trouvait la cour principale donnant sur l’entrée et sur une grange bordant la maison du fermier. Il y avait aussi un enclos attenant à la porcherie où le Grand Paul parquait ses porcs quand il ne les laissait pas errer en liberté dans la forêt. Enfin, quasiment au milieu de la cour, un puits permettait au fermier de puiser toute l’eau dont il avait besoin pour sa famille et ses bêtes. C’était dans cette cour que l’on dressait les tables, tout autour du puits, pour le repas quand Maître Paul invitait son seigneur après avoir tué le cochon. On y chantait, on y dansait, on y faisait la fête, on y célébrait la vie et ce jusqu’au petit matin. À présent, nul chant, nulle musique, pas le moindre rire, ne résonnaient en provenance de cette cour.


— Seigneur ! s’exclama soudain un des hommes de tête, tirant Gyls loin de ses souvenirs. Là, regardez !


L’homme pointait le sol de son épée, à l’entrée du passage.

Le seigneur de Monval faillit se moquer gentiment de son soldat s’il avait voulu lui éviter de marcher sur quelque excrément d’animal. Ils étaient dans une ferme, après tout. Même si de la paille était régulièrement répandue pour former comme une litière, le fermier et ses gens ne passaient pas leur temps à nettoyer les déjections que leurs bêtes répandaient sur leur passage. Néanmoins, il jeta un coup d’œil sur ce que voulait lui montrer le soldat.

Le sol qui aurait dû être légèrement boueux était sec et même craquelé par endroit. Il y avait des jours que quiconque, humain ou animal, ne l’avait foulé. La chaleur de cette fin d’été n’était peut-être plus aussi intense mais elle avait asséché le sol aussi sûrement qu’une longue période de sècheresse l’aurait fait. Mais ce n’était pas l’état du sol, ni même une bouse de vache ou un crottin de cheval que son homme d’arme lui désignait comme Gyls put le constater. Un liquide avait coulé avant d’être absorbé et de sécher, ne laissant plus qu’une trace noirâtre. Cela même aurait pu être anodin et prévisible si ce n’était la quantité qui s’étendait au-delà. Il semblait que des litres et des litres de ce liquide avaient été déversés par terre, comme si l’on avait percé et vidé des tonneaux entiers. Seulement, Gyls, tout comme ses hommes, savaient qu’il ne s’agissait pas de vin mais bel et bien de sang. Était-il humain ou animal était la seule chose qu’ils ignoraient et ils n’espéraient que trop qu’il fut seulement animal malgré ce à quoi ils étaient déjà prêts à découvrir.

Le souffle court, la tension nerveuse à son paroxysme, le seigneur et ses hommes poursuivirent leur progression avant de s’arrêter net. Là, devant eux, la cour principale s’offrait enfin à leur vue et avec elle une scène difficilement supportable. Le jeune Thibault n’avait pas fabulé. Des fosses à feu avaient été creusées ici et là, cinq ou six, peut-être, et l’on avait planté des piquets de part et d’autre sur lesquels on avait placé des broches où des carcasses pourrissantes étaient encore embrochées dessus. Si l’une ou deux d’entre elles étaient bien animales, là un porc, ici un bœuf, les autres étaient indubitablement humaines, hommes et femmes. Les corps n’avaient plus de tête et la plupart avaient été démembrés.

Ils s’étaient tous attendu au pire mais en réalité, aucun n’avait été préparé à voir cela. Gyls retint difficilement un haut-le-cœur mais deux ou trois de ses hommes ne purent empêcher leur estomac de se retourner et en vidèrent le contenu là où ils se trouvaient. Certains d’entre eux s’étaient moqués de Thibault pour son manque de cran mais la scène qui se dévoilait à leurs regards était bien au-delà du soutenable. En détournant les yeux des cadavres embrochés, on découvrait encore de nouvelles horreurs.

Là, on avait allumé d’autres feux autour desquels on avait dû festoyer. Des reliefs de repas gisaient encore tout autour et d’autres avaient été jetés dans les flammes mais n’avaient que partiellement été consumés. Des lambeaux de chair étaient encore accrochés aux os et il ne faisait pratiquement aucun doute que ceux-ci étaient bel et bien humains. Le seigneur ne parvenait pas à imaginer que des êtres humains aient pu faire ça à leurs semblables. Ce n’était plus des brigands, ce n’était même pas des barbares sanguinaires, ce ne pouvait être que des montres tout droit sortis des enfers. Gyls marchait comme dans un rêve ou plutôt comme dans un cauchemar. Ce qu’il voyait ne pouvait être la réalité. Il allait se réveiller aux côtés de sa douce épouse et tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

Soudain, il s’arrêta net. Là, dans les cendres, un os bosselé et craquelé attira son attention. Il se pencha et, non sans une certaine répugnance, le retira de son lit de poussière. L’os n’était pas totalement rond. Il avait une partie bombée et une autre plus plate dans laquelle étaient creusées des cavités. Gyls mit quelques instants à reconnaître ce qu’il tenait dans sa main, comme si son esprit refusait d’admettre l’horrible vérité. C’était un crâne. Un crâne humain mais de petite taille. Ce qui signifiait que ce ne pouvait être que le crâne d’un enfant. Un enfant en bas âge.

Combien de temps resta-t-il à fixer les orbites vides, Gyls l’ignora mais quelqu’un le toucha à l’épaule, le tirant de sa contemplation morbide. L’un de ses hommes, le visage cireux et les yeux rougis, lui retira délicatement l’ossement des mains et, avec ménagement, le reposa sur le tas de cendres comme s’il s’agissait de sa dernière demeure. Sans un mot, il indiqua à son seigneur qu’il avait quelque chose à lui montrer. À son regard douloureux, ce n’était certainement pas agréable à voir là non plus.

Lentement, ils se dirigèrent vers l’enclos des porcs où se trouvaient déjà les autres. Gyls compris aussitôt ce qui avait amené ses hommes à se rassembler là. Sur les piquets qui formaient la clôture, on avait planté des têtes de porcs et de vaches. Un peu de sang avait dégouliné le long des piquets. Seulement, les soldats n’étaient pas tournés vers les têtes porcines et bovines. Non, leur attention semblait accaparée par une autre portion de la barrière. Sur les piquets de celle-ci, ce n’était pas des têtes de porcs ou de vaches que l’on avait planté.

Une expression d’intense horreur figée pour l’éternité sur son visage, la tête de la femme du Grand Paul donnait l’impression de toujours regarder son bourreau. À côté d’elle, les têtes des gens qui travaillaient à la ferme. Certains arboraient à peu près la même expression tandis que d’autres avaient les yeux fermés comme s’ils avaient été surpris dans leur sommeil. La peau avait pris une teinte grisâtre et la pourriture avait commencé son œuvre de décomposition mais étrangement aucun animal charognard ne s’y était attaqué ; même les yeux n’avaient pas été gobés par les corbeaux qui en étaient pourtant friands. Seule la tête du Grand Paul manquait au tableau.


— Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ? Comment notre Seigneur Dieu a-t-il pu laissé faire ça ? murmura quelqu’un à côté de Gyls.


— Ce ne peut être que l’œuvre du Diable, rétorqua quelqu’un. Ce ne peut être que des suppôts du Malin qui ont commis ces horreurs.


Chacun se signa les uns après les autres, sauf Gyls qui n’en avait plus la force mais aussi parce qu’il se posait la même question : comment leur Créateur avait-il pu laissé commettre une telle folie ? N’était-il pas tout puissant ? N’aurait-il pas pu leur envoyer un signe pour empêcher ce méfait ? Si la mère du Sauveur se montrait aux abords d’une fontaine, n’y avait-il pas un messager divin pour avertir les hommes bons et pieux de tels dangers ? Et si, parce qu’il n’était sans doute pas aussi dévot que son cousin, le Seigneur l’avait puni en ne l’avertissant pas ? Mais alors pourquoi des innocents devaient-il payer le prix de ses doutes ? Déjà, il entendait Mathieu lui dire que le Seigneur lui avait probablement envoyé des signes mais aveuglé par son manque de foi, il ne les avait pas vu et l’inéluctable s’était donc produit.


— Seigneur ! Seigneur ! appela-t-on.


Gyls mit quelques instants avant de réaliser que ce n’était pas quelqu’un qui implorait le créateur mais que c’était lui que l’on interpelait. Il se retourna et vit l’un de ses hommes, qui avait poursuivi l’exploration à l’intérieur de la ferme, qui se tenait à l’entrée de la grange. Il lui faisait signe de venir. Avait-il découvert des indices qui mettraient sur la piste des meurtriers, de ces monstres inhumains ou bien s’agissait-il encore d’une scène macabre.


— J’ai trouvé Maître Paul, dit-il quand Gyls et trois des autres parvinrent jusqu’à lui. Il est mort, crut-il bon d’ajouter, ôtant par la même occasion tout espoir, si jamais il avait existé, de trouver un autre survivant.


Quand ils pénétrèrent dans la grange, la puanteur qu’ils n’avaient cessé d’inhaler y était plus forte encore si c’était possible. Cette fois, Gyls ne put contenir le soubresaut de son estomac et rendit tout son contenu. Soutenu par l’un de ses hommes, il s’appuya sur un battant de l’entrée avant de faire de nouveau quelques pas à l’intérieur. Il régnait une semi-pénombre qui ne permettait de distinguer au premier abord qu’une solide table qui trônait pratiquement au milieu de la grange. Puis, peu à peu, les contours de tonneaux disposés ça et là se précisaient. Mais ce que l’on remarquait le plus une fois que les yeux s’étaient habitués, c’était le corps gisant sur la table. Nul doute vu la taille du cadavre qu’il s’agissait du Grand Paul.

Gyls faillit renverser une bassine posée par terre juste à côté de la table et qu’il n’avait pas vu en s’approchant. Il était pris comme d’une fascination morbide par ce qu’il voyait. Il ne pouvait détacher son regard du fermier, ayant du mal à imaginer qu’on puisse terrasser un tel géant. Et pourtant, il était là sur cette table, nu comme un ver, le ventre ouvert et vidé de ses entrailles. Une plaie béait également sur sa gorge. La large entaille semblait nette et profonde.


— Par tous les saints ! jura un soldat un peu plus loin. Je crois que je viens de découvrir d’où vient cette maudite puanteur !


Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler. Il se tenait près d’un des tonneaux et son visage penché au-dessus exprimait le dégoût le plus total. Il recula de quelques pas et se couvrit le nez et la bouche avec son bras. Un de ses compagnons le plus proche y jeta un coup d’œil à son tour et quand il releva la tête, il paraissait tout aussi écœuré, sans doute plus incommodé par la vision du contenu que par l’odeur que tout le monde pouvait sentir.


— Et bien, s’emporta Gyls, un peu malgré lui, dites-nous ce qu’il y a dans ce tonneau, bon sang ! On ne va pas tous l’examiner chacun notre tour.


— Des viscères, mon seigneur, répondit le premier, penaud.


— Des entrailles, des tripes et peut-être même des abats, renchérit le second.


— Plein le tonneau, mon seigneur, dit encore le premier.


Gyls baissa alors les yeux vers la bassine qu’il avait manqué de renverser un peu plus tôt. Quelque chose de noirâtre, d’indéfinissable, y baignait dans un liquide poisseux.

Comme poussé par une curiosité malsaine, un troisième soldat s’était penché sur un autre tonneau mais il paraissait plus intrigué que dégoûté par son contenu. Après une brève hésitation, il plongea la main à l’intérieur et la retira couverte d’un liquide poisseux d’un rouge presque noirâtre.


— Du sang… Ce tonneau est rempli de sang…


— Sortons de là ! ordonna soudain le seigneur, la voix rendue rauque par la bile qu’il sentait lui remonter dans la gorge. Nous ne pouvons plus grand-chose pour ces pauvres gens, ajouta-t-il plus bas, d’un ton fataliste.


Malgré l’ordre, personne ne se précipita vers la sortie. C’était comme si chacun espérait encore trouver un survivant caché sous la paille. Mais il n’y avait plus âme qui vive, même les vermines avaient déserté, ce qui était non moins étrange. Et quand quelqu’un le fit remarquer, bien que maugréant pour soi, plusieurs se signèrent tout en accélérant le pas.

Une fois dehors, Gyls eut la certitude que ses hommes et lui-même ne pourraient pas en supporter plus ni plus longtemps.


— Allons voir si Nicolas est arrivé avec les autres, suggéra-t-il tout en se dirigeant vers la route qui menait à la ferme. Ils devraient être là depuis longtemps. S’il le faut, nous irons à leur rencontre. Ensuite, nous irons au hameau voisin le plus proche et nous enrôlerons des gens pour nous aider à rassembler les corps. Je pense qu’il va falloir aussi faire venir le Père Mathieu.


Gyls s’arrêta un instant comme il réfléchissait puis se tourna vers l’un de ses hommes et lui ordonna :


— Jean, retourne auprès de nos chevaux, vois comment se porte Thibault. S’il est capable de tenir en selle, ramène-le au château et revient avec le prêtre par l’autre route. Le trajet est plus long mais les montures ne supporteront pas l’odeur d’un tel charnier et Mathieu… le Père Mathieu, se corrigea-t-il, n’est pas un très bon cavalier. Il n’apprécierait pas le chemin par la forêt.


En réalité, c’étaient les bois de Roncevac et les croyances qu’il abritait encore qu’il n’appréciait pas. Cette histoire d’apparition de la Vierge à la fontaine de la Faye, par exemple, n’était pour lui qu’une première étape pour avoir la main mise sur le dernier territoire qui résistait toujours à la foi en Dieu. Si le seigneur de Monval s’était exprimé si obligeamment à haute voix, aucun de ses hommes n’était dupe mais personne ne se permit de faire la moindre remarque.

 

Gyls et ses hommes n’avaient pas parcouru grande distance depuis la ferme quand ils perçurent le bruit de chevaux au galop. Peu après Nicolas et les gardes qu’il avait emmenés avec lui apparurent au détour d’un chemin. Ils arrêtèrent net leurs montures, visiblement surpris de voir leur seigneur et leurs camarades venir à leur rencontre sur le chemin. Ils ne cachèrent pas non une certaine forme de soulagement.


— Nicolas, tu donnes l’impression d’avoir vu une apparition, constata Gyls de Monval. Je ne sais pas ce qui te met dans un état pareil mais attends de voir la ferme du Grand Paul pour savoir ce que le mot horreur signifie pleinement.


— Je ne sais certes pas ce que vous avez pu voir à la ferme mais si c’est une apparition que nous avons vu, nous en avons tous été victimes, Seigneur. Pas ici. Au château. À moins d’une demi-lieue d’ici, nous avons trouvé le cadavre d’un homme dans les fourrés. À en juger par son état de pourrissement, cela devait faire des jours qu’il s’y trouvait. Nous avons pu le reconnaître malgré tout…


Nicolas se tut et se tourna vers les hommes qui l’avaient accompagné comme s’il cherchait leur soutien ou qu’ils confirment ses dires. Il hésitait à en dire d’avantage comme si lui-même n’était plus très sûr de croire en ce qu’il avait vu.


— Et bien, parle, l’encouragea Gyls. Après ce que j’ai vu aujourd’hui, je suis prêt à tout entendre.


— C’était Hernan, Seigneur. C’était l’homme qui est venu nous avertir que quelque chose de tragique s’était passé à la ferme.


— Mais… Mais c’est impossible !


— Nous l’avons bien vu, Seigneur, tous les trois, assura Philippe, l’un des hommes qui avait accompagné Nicolas, tandis que son compagnon confirmait d’un hochement de tête.


— Mais où sont vos chevaux… et Thibault ? s’enquit soudain Nicolas.


— Nos montures ne supportaient pas l’odeur de putréfaction qui provenait de la ferme et le cheval de Thibault s’est cabré. Le gamin a été désarçonné et a été sonné pour le compte. Nous avons attaché nos bêtes à la clôture qui longe le pré derrière la ferme et nous avons laissé Thibault là-bas.


Gyls avait parlé machinalement comme s’il avait préparé sa réponse depuis longtemps. Étonnamment, il ne doutait pas de ce que Nicolas venait de lui rapporter. Il s’était passé quelque chose de vraiment étrange et qu’un mort vienne vous rapporter qu’un drame était survenu ne paraissait plus aussi incroyable.


— J’ai envoyé Jean chercher le Père Mathieu, déclara le seigneur de Monval. Il saura nous dire ce qui s’est tramé en ces lieux.


Là, par contre, il ne croyait pas un mot de ses propres paroles et il lut dans le regard de Nicolas qu’il partageait son scepticisme.

 

 

 

 

 

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5 janvier 2013 6 05 /01 /janvier /2013 05:20

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 2

 

 

       

Il n’était pas rare de voir passer le seigneur et ses hommes, soit quand ils partaient guerroyer, soit quand ils s’en allaient à la chasse mais cette fois, selon toute vraisemblance, ils n’étaient équipés ni pour l’un ni pour l’autre. Les gens s’arrêtaient de bêcher, de biner ou de pousser la charrue pour  les regarder cheminer. Si près du château, on s’était posé la question, quelques rumeurs étaient parvenues jusqu’aux champs et fermes un peu plus éloignées. Certaines prétendaient que le seigneur de Piéval, frère ennemi de leur maître, avait envoyé des troupes massacrer les gens vivant à la bordure du domaine qui ne se soumettaient pas à son autorité sous prétexte qu’il en revendiquait le territoire. D’autres, sans doute plus proche de la vérité, selon Gyls, évoquaient que des bandits avaient pénétré sur ses terres et s’étaient attaqués aux hameaux les plus isolés.

Le seigneur de Monval n’avait pas voulu effrayer ses gens et avait répondu aux inquiétudes en assurant qu’on lui avait signalé quelques troubles et qu’il allait y mettre bon ordre. Heureusement, dans un sens, la ferme du Grand Paul était particulièrement isolée. Si les gens n’avaient pas prêté trop attention à Hernan qui pourtant avait dû paraître particulièrement affolé, il y avait peu de chance que des voisins se soient rendu compte de ce qu’il s’était passé ; la dernière ferme dans cette direction se trouvait bien avant le bois de Roncevac.

Maintenant qu’il y songeait, Gyls se disait que le Grand Paul avait bien été un des seuls à ne pas prêter foi aux superstitions entourant le bois. Il n’était guère un homme très pieux, non plus. Le travail à la ferme nécessitant une attention de tous les instants et le village où se trouvait l’église étant bien trop loin pour qu’il s’absente le temps d’une messe, il ne quitter sa demeure que pour amener ses cochons à la foire ou au château. Ce n’était pas un homme bourru ni un marginal qui s’isolait loin de la population. Au contraire, quand il fallait tuer le cochon, c’était l’occasion de faire venir des gens de tout le domaine. Il avait plus d’une fois invité la famille du seigneur à y assister. C’était une véritable fête que personne ne voulait manquer ; on y faisait bonne ripaille, vin et bière y coulaient à flot.

D’après ce que Paul avait expliqué à son seigneur, l’endroit était propice à l’élevage de ses cochons. Le bois de Roncevac était peuplé des plus beaux chênes du domaine et, il en était persuadé, de toute la région. Ses bêtes raffolant des glands, c’était en partie pourquoi il s’était installé ici. D’autre part, comme il n’avait pas de voisin immédiat, il pouvait les laisser en semi-liberté sans déranger personne. C’était pourquoi ses porcs étaient en bonne santé et donnaient ainsi de la bonne viande. Quant à toutes ces histoires de fées, de farfadets ou encore d’esprits de la nature qui habiteraient ces bois, il n’en avait jamais aperçu ne serait-ce que l’ombre d’un !

Soudain, le bruit d’un cheval au galop tira Gyls de ses réflexions. Thibault, qui se trouvait être le plus jeune de ses soldats, avait été envoyé en éclaireur et s’en revenait. Il n’avait pas tout à fait quinze ans mais il n’avait pas son pareil pour détecter et suivre une piste. Il savait aussi se montrer d’une grande discrétion. Il avait d’abord fait ses preuves lors des chasses puis son talent avait été mis à contribution à la guerre où il avait permis de déjouer des tentatives d’embuscade ou d’en positionner. Gyls avait malgré tout essayé de le préserver le plus possible en lui évitant les champs de bataille ; il avait lui-même dû assumer des responsabilités d’adulte alors qu’il entrait à peine dans l’adolescence.

Thibault tira d’un coup sec sur les rennes, manquant de faire cabrer dangereusement sa monture. Son visage était aussi pâle que la mort. Incapable de dire un mot, il descendit de cheval, fit quelques pas avant de se courber en deux et de rendre tout que son estomac contenait. Le jeune homme n’avait peut-être pas encore combattu mais il avait aidé à rassembler les morts une fois les combats terminés. Il avait vu suffisamment de cadavres pour ne plus tourner de l’œil ou se rendre malade. Ce qu’il avait découvert chez le Grand Paul l’avait visiblement bouleversé. Il lui fallut encore quelques instants avant d’être en mesure d’aligner plus de trois mots.


— Seigneur, c’est… C’est vraiment horrible ! Ils… Ils sont… On les a…


— Calme-toi, Thibault ! l’encouragea Gyls qui était descendu de selle et avait posé ses mains sur les épaules du jeune homme. On se doute de ce que l’on va trouver. Est-ce que tu as vu des traces encore fraîches ?


— Mon seigneur, vous… Ça fait des jours… Je pense que ça fait au moins une semaine que ça s’est passé. Mais ce n’est pas tout…


Devant le regard incrédule de Gyls et celui teinté de réprobation de son chef, Thibault hésita un peu avant de poursuivre. Il surprit quelques sourires moqueurs, sous-entendant qu’il manquait de tripes, sur le visage des autres. Finalement, il regarda son seigneur droit dans les yeux.


— Ce n’est pas juste un massacre, seigneur. Ils ont été traités pire que des animaux. Les corps ont été dépecés et coupés en morceaux, les têtes ont été plantées sur des piquets… Surtout, et je le jure sur le nom du Seigneur Tout Puissant… (Il se signa tout en disant cela, aussitôt imité, sans doute machinalement, par trois ou quatre de ses compagnons.) On… on les a cuits et mangés ! Il y a des corps embrochés au-dessus de grands foyers. Je n’ai rien vu de plus, seigneur, j’ai… je suis parti vous prévenir.


— Tu as fui, plutôt, tu n’es qu’un trouillard ! Et maintenant, tu dis n’importe quoi pour justifier ta couardise ! Tu n’as même pas pensé à regarder si les bandits étaient toujours là ! le tança Nicolas, furieux.


Il démonta à son tour et d’un pas décidé s’apprêta à corriger Thibault pour avoir manqué à son devoir et tenté de mentir à son seigneur. Avant que le poing n’atteigne le visage du jeune homme, Gyls arrêta le bras de son second.


— Je ne sais pas si ce qu’il a vu est vrai mais il le croit sincèrement, dit-il pour calmer le chef des gardes. Peut-être qu’il a pris des rôtis de cochon pour des cadavres mais Hernan nous a parlé lui aussi d’un massacre. Thibault, tu prétends que plusieurs jours se sont passés depuis cette tuerie. En es-tu sûr ? La ferme du Grand Paul n’est pas si loin, Hernan n’a pas dû mettre plus d’une demi-journée pour rejoindre le château.


— Seigneur, je vous promets que je ne mens pas. Pourquoi est-ce que je mentirais ? Vous allez le voir de vos propres yeux.


Gyls aurait souri devant cette évidence si le sujet n’avait pas été si grave. Il se tourna vers Nicolas et ordonna :


— Prends deux hommes avec toi et contournez la ferme par l’extérieur. Essayez de repérer des traces. Ils devaient être assez nombreux pou perpétrer une telle tuerie. Ils étaient au moins une douzaine de personnes à vivre à la ferme du Grand Paul. Sa femme, trois fils, au moins deux filles, et des gens qui travaillaient pour lui. À mon avis, si, comme l’affirme Thibault, cela fait des jours, les meurtriers sont loin maintenant.


Se contentant de hocher de la tête, Nicolas remonta en selle et fit signe aux hommes les plus proches de lui de le suivre. Les trois cavaliers talonnèrent leurs montures et c’est au petit trot qu’ils empruntèrent un chemin qui déviait légèrement de la route principale. Malgré l’effroi qui se peignait sur le visage de Thibault, Gyls lui ordonna de reprendre sa place parmi les autres. Il aurait pu le renvoyer au château mais cela n’aurait pas aidé le jeune homme. D’une part, il devait se forger le caractère afin d’être prêt à affronter les pires situations et ensuite, il aurait immanquablement souffert des quolibets des autres gardes pour son absence de courage.

 

 Le bois de Roncevac était étrangement silencieux. Pas un oiseau ne chantait et l’on ne percevait pas la moindre activité animale. Les cavaliers pouvaient aisément ressentir la nervosité de leurs montures. Les chevaux ne cessaient de renâcler, couchaient leurs oreilles ou bien les tendaient en direction de bruits qu’eux-seuls parvenaient à entendre. Gyls se demandait cependant si l’anxiété des bêtes n’était pas simplement le reflet de celle des hommes.

Le long du chemin qui conduisait jusqu’au bois, les commentaires à voix basse, ponctués de moqueries, étaient allés bon train. Thibault était resté près du seigneur et s’était renfermé dans son monde intérieur. Gyls avait bien tenté de le faire parler, en vain, le garçon n’était pas sorti de son mutisme. Mais depuis qu’ils avaient dépassé la lisière, tous les visages s’étaient durcis et plus personne n’avait plus eu envie de plaisanter. Les dos s’étaient voutés comme si l’on craignait que les branches basses puissent vous agripper. Les doigts s’étaient crispés autour des rennes et Gyls avait surpris un ou deux de ses hommes tendre la main vers le pommeau de leur arme.

Non seulement, la forêt était plongée dans un étrange, et non moins inquiétant, silence mais la lumière du jour elle-même semblait avoir du mal à filtrer au travers de la frondaison des arbres ce qui rendait l’atmosphère plus pesante encore. À cela s’ajoutait comme une impression d’être observés. C’était comme si les habitants de ces bois retenaient leur souffle et attendaient la suite des événements. De plus, les légendes et les histoires dont Roncevac faisait l’objet n’aidaient pas à rassurer les cœurs et les âmes, même si d’aucuns prétendaient ne pas y prêter foi.

Enfin, les arbres se firent plus clairsemés, les rayons du soleil, qui était bien haut maintenant, presque à son zénith, arrivaient même à percer ici et là. Les visages se détendirent et, imperceptiblement, on se redressait. Seul Thibault paru se recroqueviller un peu plus si c’était possible. Alors qu’il n’avait toujours pas retrouvé toutes ses couleurs, il avait pâli davantage. Gyls commençait à s’inquiéter sérieusement pour lui et se demandait s’il n’allait pas défaillir avant d’atteindre la ferme.

Le chemin à la sortie du bois débouchait directement sur un pré à l’herbe rase. Le sentier était à peine visible et disparaissait complètement par endroit comme s’il était peu emprunté, ce qui devait était fort probablement le cas. En fait, cela s’expliquait sans doute par le fait que la route qui traversait le Bois de Roncevac était certes la plus directe pour se rendre à la ferme du Grand Paul mais certainement pas la plus utilisée. Le fermier n’était peut-être pas homme à prêter foi aux superstitions mais ses gens et ses voisins n’avaient pas l’esprit aussi ouvert. Une autre route, bien plus longue, contournait les bois et passait pratiquement par tous les hameaux alentours.

D’après ce qu’en savait Gyls, le Grand Paul possédait aussi deux ou trois bœufs et vaches pour le labour et le lait. Ce pré était sans doute la pâture de ses bêtes mais pas une ne s’y trouvait à ce moment-là. Nichée dans un creux entre deux collines, la ferme n’était plus très loin et l’on pouvait dors et déjà apercevoir le toit de la porcherie. D’ailleurs, d’ordinaire, on pouvait aussi entendre les porcs, sans parler de l’odeur que l’on pouvait sentir, à moins qu’avec un peu de chance le vent n’ait tourné et l’emporte dans la direction opposé. Mais la chance n’était pas au rendez-vous, bien au contraire. Cependant, c’était bien la seule chose que le vent véhiculait. À part une forte odeur nauséabonde, dont le seigneur de Monval n’était pas sûr que ce soit celle des porcs, pas un bruit, pas un cri d’animal, ne provenaient de la ferme.


— Voyons si nous trouvons des traces par ici, déclara Gyls de Monval en mettant pied à terre, aussitôt imité par ses hommes.


Seul Thibault demeura en selle, impassible, le regard absent. Le seigneur préféra lui ficher la paix et se mit à examiner le sol pour commencer puis les fourrés. Rapidement, force fut de constater que ni homme ni animal n’était passé par ici depuis longtemps. Nicolas et les gardes qui l’avaient accompagné auraient sans doute plus de chances. Et puis, à la ferme elle-même, ils ne manqueraient pas de trouver suffisamment de traces pour suivre la piste des criminels. Le seigneur et ses gens remontèrent à cheval et, sans un mot, prirent la direction des habitations.

L’impression de silence oppressant qu’ils avaient ressenti dans le bois ne les quitta finalement pas tandis qu’ils traversaient le pré. Ils parvinrent jusqu’à une clôture qui était plutôt destinée à empêcher les bêtes de s’éloigner que d’empêcher des intrus de pénétrer sur le terrain. Après tout, ces terres appartenaient au seigneur et à personne d’autre. Juste de l’autre côté, le chemin de terre battue qui constituait la route principale déroulait son tapis brunâtre tacheté du vert des touffes d’herbe qui poussaient ça et là, interrompant son périple dans la basse-cour.

En longeant la clôture, le seigneur savait qu’il parviendrait jusqu’à un portail qui donnerait du côté des étables et de la porcherie mais il voulait entrer par la cour. Sans qu’il en donne l’ordre explicite, l’un de ses hommes avaient déjà mis pied à terre et s’efforçait à enlever les deux rondins transversaux qui constituaient une section de la barrière. Une fois que tout le monde eut franchi le passage, il se contenta de les poser en croix entre les deux piquets verticaux.

Les chevaux, qui avaient malgré tout retrouvé un peu de sérénité après avoir quitté le bois, recommencèrent à renâcler n’arrêtant pas de s’ébrouer et même rechignant à avancer. Leurs yeux roulaient follement dans leurs orbites et leurs naseaux étaient dilatés. L’odeur âcre qui s’était faite plus forte au fur et à mesure qu’ils approchaient de la ferme devait particulièrement les incommoder. Soudain, la monture de Thibault se cabra, projetant son cavalier à terre, et s’enfuit au galop. Cet événement affola les autres bêtes qui manquèrent de l’imiter si leurs cavaliers ne s’y étaient pas préparés et parvinrent à les maîtriser. Il faut dire que leur état d’anxiété donnait à prévoir une telle réaction mais le jeune homme étant lui-même dans un état second s’était laissé surprendre.

Une fois toutes les bêtes calmées, un des hommes de Gyls démonta et s’approcha de Thibault, toujours inconscient :


— Il est juste sonné, mon Seigneur. Je ne vois rien d’autre. Vous voulez que je le prenne en croupe ?


— Non. Installe-le dans l’herbe, contre la clôture. S’il se réveille sur ton cheval, il risque de rendre la bête plus nerveuse encore. Je ne sais pas ce qui se passe ici mais nos montures le sentent et n’ont qu’une envie : fuir cet endroit. D’ailleurs, ne prenons pas de risque, descendez tous de cheval et attachez vos montures à la clôture, ordonna Gyls après un instant de réflexion. Nous allons finir le trajet à pied.


Les gardes obtempérèrent promptement et se placèrent de façon à encadrer leur seigneur, deux au-devant, deux de part et d’autre, et les deux derniers fermant la marche. Tous avaient tiré leur arme au clair, sauf Gyls. Il avait le pressentiment qu’il n’y avait plus le moindre danger. Il avait identifié l’odeur qui leur soulevait l’estomac et il se doutait que ses hommes, eux aussi, avaient compris, même si personne n’avait prononcé un mot à ce sujet. Rarement ils l’avaient senti aussi fortement, une fois, peut-être deux. Le spectacle qui était associé à ce parfum risquait de ne pas être très réjouissant. Ça sentait la mort. Mais la mort qui avait eu le temps de transformer les cadavres en charognes putréfiées et nauséabondes.

Au fur et à mesure qu’ils progressaient, les souvenirs affluaient. La première fois, un vassal avait quémandé l’aide du suzerain car une bande de pillards s’en prenaient à ses gens tandis que lui-même combattait un voisin querelleur. Comme ce n’était pas la première fois qu’il affrontait cet ennemi et qu’il se savait capable de l’affronter sans aide, il n’avait pas sollicité Gyls jusqu’à ce qu’il apprenne que des brigands avaient attaqué et massacré tout un hameau. Quand le seigneur de Monval et ses hommes avaient pénétré dans le village, ils avaient découvert un véritable charnier mais les meurtriers n’avaient même pas pris soin d’ensevelir les cadavres. Hommes, femmes et enfants gisaient là où ils avaient été massacrés. Les corps avaient ensuite été mutilés par des bêtes sauvages qui avaient profité de cette aubaine.

Comme il avait été quasiment impossible de savoir qui était qui, Gyls, avec la bénédiction du Père Mathieu, avait donc ordonné que l’on enterre tous les corps ensemble dans une fosse commune. Un tel acte de barbarie ne devant pas rester impuni, le seigneur avait conduit lui-même la traque des meurtriers. Ceux qui ne périrent pas sous le fil de l’épée furent pendus le long des chemins proches de la limite des domaines de Monval et de son vassal. Les cadavres des bandits restèrent ainsi suspendus pendant près d’une semaine en guise d’avertissement.

La seconde fois que Gyls et ses hommes s’étaient retrouvés face à un charnier fut à l’occasion d’une campagne militaire. Les deux camps, pour une raison ou une autre, n’ayant pas voulu admettre la défaite, s’étaient combattus jusqu’au dernier. Le carnage, sis au creux d’une cuvette formée par un ensemble de collines, n’avait été découvert que quelques jours après. Alors qu’ils venaient en renfort après avoir repoussé une autre faction ennemie, le seigneur et son armée firent la macabre découverte. Un homme gisant à quelques mètres à peine du champ de bataille, le corps couvert de blessures qui avaient dû lui être fatales, avait probablement été le dernier à tomber et avait sans doute voulu avertir les siens.

On était encore en plein cœur de l’été et il avait fait de fortes chaleurs qui avaient accéléré  la décomposition. Donner un nom à chacun avait été quasiment impossible. Seuls les chefs avaient pu être identifiés et les corps des ennemis avaient été rendus à leurs familles pour qu’ils aient une sépulture digne. Les autres, les soldats anonymes d’un camp et de l’autre, furent rassemblés et ensevelis sous un tertre que l’on érigea à l’endroit même où ils étaient morts.

À chaque fois la vision de ces morts méconnaissables était difficilement supportable. On avait beau avoir connu l’expérience, Gyls doutait que l’on s’y habitue jamais. Dans le cas présent, quoiqu’il puisse trouver, cela serait d’autant plus pénible que c’était des gens qu’il connaissait assez bien et avec qui il avait partagé des moments de fête. Il semblait que ses hommes aussi commençaient à prendre l’ampleur de la situation. Un peu plus tôt, ils s’étaient gentiment moqués de Thibault et de son manque de courage mais la perspective de trouver des corps difformes leur donnait à réfléchir. Les visages étaient graves et les mâchoires serrées. Sans doute se voyaient-ils déjà à la poursuite des meurtriers. Nul doute que cette fois un seul en réchappe vivant, même pour être pendu par la suite.

 

 

 

 

 

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1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 19:14

 

 

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Le Sacrifice du Dragon

 

de

 

Laurent "Dragon" Royer

 

 

 

Chers lecteurs, nous vous proposons aujourd'hui le chapitre 1 de ce roman Fantasy. Le chapitre 2 sera mis en ligne samedi 05 janvier et  la publication se poursuivra ensuite au rythme d'un chapitre par semaine, chaque samedi.

 

Laissez un commentaire svp pour nous faire part de vos réflexions au sujet de ce texte, votre avis est important pour l'auteur. Merci.

 

Bonne lecture !

 

 

 

 

CHAPITRE 1

 

 

 

 

        L’été touchait à sa fin. Il restait encore de beaux jours à venir mais les plus fortes chaleurs étaient passées. Septembre était un mois prometteur car viendraient les récoltes et après elles les fêtes tant attendues. Il n’y avait pas un nuage à l’horizon qui déjà s’embrasait des premiers rayons du soleil. Le paysage se découpait en forêts, vallons et collines sous le regard de Gyls de Monval. De son observatoire, du haut des remparts du château, il contemplait l’ensemble de son fief, non sans fierté. Ici, il reconnaissait les hameaux formés par les fermes les plus éloignées, au milieu de vastes champs cultivés, et là, il devinait les plus isolées. Son regard se porta enfin sur la bourgade nichée au creux de la vallée que dominait le château. Elle n’avait pas vraiment de nom. On se contentait de la désigner simplement comme le Bourg de Monval.

         Gyls se souvenait de l’époque, alors qu’il n’était qu’un petit garçon, où les forêts couvraient presque entièrement ce domaine dont son père, Yan de Monval, n’en possédait encore qu’une partie. Le bourg n’était qu’un petit village de paysans qui s’agglutinait autour d’une petite église et n’était entouré que de maigres champs. C’était un temps où les seigneurs voisins se disputaient ce territoire en se faisant de fréquentes guerres mais où aucun d’entre eux ne parvenaient à prendre le dessus. Yan parvint pourtant à les unifier sous sa propre bannière quand un voisin plus puissant commença à s’intéresser à ce fief qu’il espérait facile à conquérir tant tous ces petits seigneurs locaux étaient divisés.

         La guerre dura plus de trois ans pendant lesquels la famine manqua de décimer la population qui payait déjà un lourd tribut en hommes valides. Gyls ne sut jamais très bien comment son père et ses vassaux finirent par repousser l’envahisseur mais à l’issue d’une bataille mémorable, d’après les dires des plus anciens de ses soldats, le seigneur belliqueux s’enfuit comme pris d’une peur panique. Quelques uns prétendaient que le Seigneur Yan de Monval avait fait appel aux esprits de la forêt tout comme ils l’avaient aidé à soumettre les autres seigneurs de la vallée.

         Enfant, Gyls avaient grandi partagé entre les anciennes croyances et la religion catholique. S’il était baptisé et s’était marié selon les rites chrétiens, il ne pouvait s’empêcher de penser que son père avait peut-être eu recours aux anciens pouvoirs et rituels des druides. Pourtant, après cette guerre, son père demeura un très bon chrétien et fit même construire une chapelle au sein même du château, comme pour balayer toutes ces rumeurs. À la mort, de la mère de Gyls et de Thomas, il ne fut plus jamais question des anciennes traditions.

         Quelques années après, la population gagna de l’ampleur et le village se transforma. L’église, construite en bois à l’origine, fut rebâtie en pierre de taille tandis que les premières maisons en briques remplacèrent progressivement les chaumières aux murs de torchis. On venait de partout, fuyant des seigneurs tyranniques, pour se mettre au service de Yan de Monval dont la loyauté et la générosité envers ses gens étaient connues au-delà de son domaine. Il fallut défricher toujours plus loin pour permettre d’avantages de cultures. Les forêts reculèrent face à l’assaut des hommes qui toujours avaient besoin de plus d’espace pour leurs champs et le pâturage de leurs animaux. Yan fit construire un moulin et agrandir les greniers du château.

         Gyls n’avait pas tout à fait quatorze ans quand son père s’éteignit un soir d’hiver particulièrement rude et qu’il devint ainsi, à son tour, le seigneur de Monval. Quelques semaines plus tôt, il avait épousé la belle Ysabeau, fille du seigneur de Piéval, scellant ainsi une alliance déjà effective par les liens du mariage. Alliance qui fut consolidée – guère pour très longtemps, en fait, mais nul à l’époque ne l’aurait deviné – par un autre mariage celui de Thomas de Monval, frère cadet de Gyls, et de Flora, la sœur d’Ysabeau. À peine deux ans après, Thomas pris la succession de son beau-père car celui-ci n’avait eu que des filles.

         En vérité, Thomas était aussi amoureux d’Ysabeau et être toujours le suivant en tout et pour tout avait fait naître une sourde colère qui finit par éclater au grand jour quand Gyls lui demanda, pour la forme, croyait-il, un serment d’allégeance. Aussi, quelle ne fut pas la surprise de tous quand Thomas refusa de se soumettre à l’autorité de son aîné. D’après lui, le domaine de Piéval était aussi vaste et prospère que celui de Monval ; il n’avait donc pas à être vassal de quiconque. Rapidement, il se forgea de nouvelles alliances et s’attacha de nouveaux vassaux.

         Alors que nombre des ses propres alliés le pressaient, Gyls de Monval refusa de déclarer ouvertement la guerre à son frère. De même Thomas s’y abstint de son côté. Par contre, ils s’affrontèrent souvent en soutenant des vassaux qui se disputaient des territoires, préservant ainsi leurs propres domaines. Dix années s’étaient ainsi écoulées sans que rien ni personne ne puisse rapprocher les deux frères et mettre fin à leur querelle.

         Gyls revenait d’une telle campagne où, une fois encore, ni les uns ni les autres ne l’avaient vraiment emporté. Il était las de toutes ces batailles inutiles, où de braves gens mourraient pour quelques arpents d’une terre sur laquelle plus rien ne pousserait avant des années. Il était épuisé et n’aspirait plus qu’au repos parmi les siens. Parfois, il avait l’impression d’être deux fois plus vieux que son âge et pourtant il ne sentait pas plus sage pour autant.


         — Te voilà à peine revenu que tu songes déjà aux prochains combats, mon époux.


         — Non, ma mie, bien au contraire ! répondit Gyls sans se retourner.


         Combien la présence de son épouse à ses côtés lui avait manqué durant tous ces longs mois. Il l’avait sentie approcher, bien avant qu’elle ne prononce le moindre mot. Il s’était enivré du doux parfum des fleurs qu’elle prenait soin de glisser dans les nattes de ses longs cheveux. Elle posa une main délicate sur la sienne et colla son visage sur son épaule.


         — Alors, à quoi penses-tu ?


         — Je rêve du jour où les murs du château résonneront au son du rire de nos enfants, ma belle. Je n’aspire qu’aux moments de paix où je passerais plus de temps auprès de mes gens et à gérer mon domaine. Je songe à ces belles parties de chasse en ces verdoyantes forêts. J’espère cela depuis tant d’années que je finis par me demander si cela n’arrivera jamais.


         — Mère connaissait le secret des plantes... commença Isabeau, sachant que c’était un sujet qu’ils avaient parfois abordé et qui irritait à chaque fois son époux. Je pourrais...


         — Non, Isabeau ! Si Dieu veut que nous ayons descendance, nous aurons descendance. D’autres que moi auraient déjà répudié leur femme, tu le sais bien. Je crois que le Créateur nous fera le don d’une vie, une fois que ces maudites batailles seront enfin terminées.


         — Parfois, j’ai l’impression d’entendre ton cousin Mathieu ! Tu sais très bien que ces guerres n’auront jamais de fin ! Dieu ou pas Dieu, je ne serais bientôt plus en âge de porter des enfants, mon époux, s’emporta Isabeau.


         Sur ces mots, elle s’écarta et s’en alla d’un pas pressé. Gyls se sentit désarmé et ne trouva plus de réconfort dans la contemplation du paysage. Isabeau avait raison. Sans doute écoutait-il trop les prêches et les sermons de Père Mathieu. Son cousin avait été élevé dès son plus jeune âge par Yan de Monval après la mort de son propre père qui était tombé à la guerre. Il avait donc grandi dans cette ambiance pieuse au point d’adopter la robe, non par défaut mais par réelle conviction. Il était difficile de trouver quelqu’un de plus dévot que le Père Mathieu dans tout le domaine.

         Comme si le fait de penser à lui l’avait fait venir, le religieux fit son apparition sur les remparts. Les mains jointes, reposant sur son ventre quelque peu rebondi, il marchait d’un pas calculé. Comme d’habitude, aucune émotion ne transparaissait sur son visage gras. Le Père Mathieu était peut-être dévot mais pas ascète. Il aimait la bonne chère et faisait toujours honneur aux tables auxquelles il était convié. Comme il n’était guère très grand non plus, son embonpoint lui donnait un air porcin. Pourtant, cette physionomie corpulente ne le desservait pas. Au contraire, cela lui attirait la sympathie et les confidences de ses paroissiens. Mais Gyls avait grandi avec lui et il était moins sensible à sa bonhomie.


         — Mon Père, salua Gyls.


         — Mon fils, répondit le Père Mathieu. Je te cherchais.


         Gyls détourna le regard du panorama et concentra toute son attention sur le prêtre. Si l’expression de son visage ne laissait rien présager, il avait par contre dans les yeux cette lueur triomphale qu’il lui connaissait quand il parvenait à ses fins. Quelque chose avait dû le gêner, une coutume ancestrale qu’il réprouvait, sans doute, comme souvent, et avait trouvé un moyen de se l’approprier ou bien tout simplement de la déclarer contraire à la foi. Malgré la robe de bure qu’il portait, malgré son visage de marbre, Mathieu n’avait guère changé et en cet instant et Gyls voyait combien il jubilait, même s’il était probablement le seul à s’en apercevoir.


         — En quoi puis-je t’être utile ? demanda le seigneur de Monval.


         — Tu connais la source que l’on appelle la Fontaine de la Faye, au cœur du bois de Roncevac. (Ce n’était pas une question mais une affirmation car ses cousins et lui s’y étaient souvent arrêtés pour s’y abreuver quand ils allaient chasser dans ces bois.) De fausses croyances lui attribuaient des pouvoirs divins auxquels jusque-là je me refusais de prêter caution.


         Le père Mathieu marqua une pause pour insister sur son effet qui n’était pas s’en intriguer Gyls mais qui restait sur ses gardes.


         — Parmi ces pouvoirs, nombre de mes paroissiennes s’y rendaient pour obtenir la faveur de la fécondité. Bien entendu, combien de fois leur ai-je dit que seul notre Seigneur avait ce pouvoir et qu’il l’accordait avant tout aux bons chrétiens. Et puis, l’une des plus pieuses fidèles m’a rapporté un événement que je ne pouvais mettre en doute. La Sainte Vierge s’est adressée à elle et lui a assuré que cette eau ne serait pleinement bénéfique qu’une fois consacrée en son nom. C’est pourquoi, je conduirais une messe célébrant la Sainte Mère du Sauveur dans les bois de Roncevac. Pour cette occasion, j’ai demandé au Maître charpentier la réalisation d’une statuette à l’effigie de la Sainte Vierge.


         Les premiers rayons de soleil embrasèrent les remparts, nimbant le prêtre d’une lumière irréelle comme si sa propre sainteté ne faisait pas de doute. Gyls dont les traits du visage, resté dans l’ombre, s’était durci car il continuait de se demander où son cousin religieux voulait en venir.


         — J’aimerais que tu assistes à cette célébration, déclara-t-il enfin. La présence du seigneur et de sa famille serait très appréciée, j’en suis certain. Elle aura lieu ce dimanche et je célébrerai la messe là-bas.


         Plus que la simple requête du prêtre à son seigneur, cette demande ressemblait à un ordre impératif. Gyls serra les dents. Il se considérait comme un bon chrétien, assistant autant que possible aux offices religieux dominicaux. Mais il n’était pas aussi dévot que Mathieu et il avait déjà assisté à différentes occasions à cette christianisation de rites et de lieux païens que l’on ne pouvait interdire ou détruire. Il avait souvent entendu parler de cette source, de cette fontaine, et il savait que bien des femmes s’y étaient rendues depuis de lointaines générations pour demander la faveur d’une naissance. Autrefois, une idole ressemblant à une femme gravide s’y dressait dans une niche creusée dans la roche. Le prédécesseur de Mathieu l’avait faite enlever et avait fait un prêche véhément contre ces pratiques malignes. Malgré la peur du Malin, les femmes, et leurs filles après elles, avaient continuaient à s’y rendre.

         Mathieu n’avait pas toujours besoin de la présence du seigneur pour conduire ces rituels. S’il n’avait porté la robe, Gyls l’aurait certainement empoigné et secoué pour lui faire ravaler les insinuations insidieuses qu’il dissimulait sous ses propos. Isabeau avait grandi au rythme des saisons et de la nature ; il savait qu’elle continuait à célébrer solstices et équinoxes comme ses ancêtres. Il ne voyait en cela rien de répréhensible et de contraire à la foi. Elle avait accepté de l’épouser selon les rites chrétiens, sans sourciller et avait même été sincère dans ses serments. Qu’elle aussi boive l’eau de cette fontaine en espérant être féconde à chaque fois qu’il revenait d’une campagne militaire, que lui-même y croit ou non, n’avait aucune importance du moment que leur amour restait aussi fort.


         — Bien, mon Père, répondit Gyls sèchement. Nous serons présents.


         — Je n’en doutais pas, mon fils, dit Mathieu qui visiblement triomphait.


         Il salua Gyls d’un signe de tête et repartit de son pas mesuré comme il était venu. Il croisa un soldat qui arrivait en courant. L’homme s’arrêta à sa hauteur, surpris. Il attendit que le prêtre lui donne sa bénédiction avant de continuer son chemin en s’élançant vers son seigneur.

         Décidément, Dieu a décidé de me mettre à l’épreuve ce matin ! se dit Gyls tandis que la douceur de cette matinée estivale ne lui semblait déjà plus qu’un lointain souvenir.

         Une telle précipitation n’annonçait rien de bon et le seigneur de Monval se prépara à entendre le pire.


         — Seigneur ! Un homme, un paysan, demande à vous voir. Il dit avoir découvert toute une famille massacrée dans leur ferme.


         — Comment ? Où ça ? Où est ce paysan ?


         — Il est en bas dans la cour, mon seigneur. Il vient tout juste d’arriver. Il s’est effondré de fatigue. On est en train de lui donner à boire en ce moment.


         — Très bien, je descends. Avertis les autres et tenez-vous prêts à partir au plus tôt.


         Le sang de Gyls n’avait fait qu’un tour. Une famille entière ? massacrée ? Qui pouvait avoir fait cela ? Des pillards ? C’était possible. Le fait qu’il s’absente régulièrement pour aller guerroyer avait dû donner l’impression d’un domaine à l’abandon. Un seigneur voisin, ennemi ou vassal ambitieux ? Il en doutait mais cela restait une hypothèse à ne pas exclure. De toute façon, son moment de quiétude, qui avait été de courte durée, était maintenant bel et bien terminé.

         Il descendit trois par trois les marches de l’escalier qui donnait directement du chemin de ronde à la cour. Deux soldats se tenaient près d’un homme adossé contre le puits et l’un d’eux lui tendait une miche de pain. L’homme, qui n’était vêtu que d’une tunique de lin, serré à la taille par une cordelette de chanvre, fut le premier à voir Gyls. Il tenta maladroitement de se mettre debout mais ses jambes ne parvinrent pas à le soutenir et il retomba durement sur son séant. Le soldat qui attendait les bras ballants se retourna et constata à son tour la présence de son seigneur. Aussitôt, il s’élança pour le rejoindre tandis qu’il parcourait la distance qui le séparait du puits.


         — Mon seigneur, voici Hernan. Il revient de la ferme du Grand Paul.


         Le Grand Paul était un fermier qui vivait à l’extrême nord du domaine où il élevait essentiellement des porcs. Sa ferme était l’une des plus isolées et des plus difficiles d’accès. En fait, maintenant que Gyls y songeait, elle se trouvait juste au-dessus du bois de Roncevac, non loin de la limite avec le domaine de Piéval. De là à penser que Thomas fut responsable ne lui était pas envisageable, du moins pas directement. Il était peut-être en conflit avec lui, même si ce n’était pas ouvertement, il ne mettait pas l’honneur de son frère en doute. Il refusait donc de se laisser abuser par les évidences. Par contre, il préférait ne pas écarter l’hypothèse qu’un voisin jaloux puisse vouloir faire accuser Thomas et provoquer un affrontement direct entre les deux frères.


         — Hernan, salua Gyls. On m’a dit que tu avais vu un massacre, était-ce chez Maître Paul ?


         L’homme, qui en fait ne paraissait pas avoir plus de quinze ou seize ans, tenta une nouvelle fois de se relever mais il tremblait tant de tous ses membres que la force de tenir debout lui manqua encore. Le garde le retint à temps pour éviter qu’il ne chute trop brutalement une fois de plus. Gyls estima que ce n’était pas tant la fatigue qui le faisait trembler que la peur et la nervosité.


         — Parle sans crainte, lui assura le seigneur. J’ai besoin de savoir ce que tu as vu là-bas. Est-ce qu’il reste des survivants ? As-tu assisté à ce qui s’est passé ?


         Hernan osait à peine lever les yeux vers Gyls comme s’il craignait que celui-ci ne lui reproche d’avoir fui, de ne pas être resté sur place voire de ne pas y avoir péri lui aussi. Alors, comme pour se donner du courage, il fixa la croix qui pointait vers le ciel sur le faîte de la chapelle du château.


         — Ils sont tous morts, se décida-t-il à dire. Tous morts. Il y avait du sang partout comme si l’on avait égorgé les cochons. (Il sembla se ressaisir un peu mais ses mains tremblaient toujours tandis qu’il serrait les poings au point de faire blanchir les jointures de ses doigts.) Quand je suis arrivé, ce n’était pas normal. J’entendais pas les bêtes. Y avait que le silence, mon Seigneur. J’ai appelé Maître Paul mais personne a répondu. Et pis... et pis j’ai vu... (Il déglutit.) Y avait sur les piquets de la barrière des cochons, les têtes de Mère Jeanne et de Paula... la fille de Maître Paul...


         Évoquer le souvenir de ce qu’il avait vu le fit hoqueter et il se mit à sangloter. Gyls savait qu’il n’en tirerait rien de plus. Pour une fois, il devait l’admettre, il avait besoin de Mathieu. Lui saurait trouver les mots pour réconforter ce pauvre hère. Il se contenta de lui tapoter sur l’épaule et se tourna vers l’un des gardes pour lui demander de faire venir le prêtre. C’est alors qu’il entendit derrière lui les sabots ferrés des cheveux heurter les pavés de la cour.

         Il se retourna et vit une dizaine de ses hommes déjà en selle. Nicolas, le capitaine de sa garde, toujours à terre, tenait les brides de leurs chevaux respectifs, tout en s’avançant vers lui. Ses soldats n’avaient revêtu que des armures légères en cuir renforcé d’un peu de métal mais rien qui ralentirait leurs mouvements. Nicolas était efficace. Il avait rapidement pris en main l’organisation des opérations. Il avait bien compris qu’ils n’allaient pas à la guerre et qu’il y avait peu de chances qu’ils tombent sur les responsables aujourd’hui même. D’un signe de tête, Gyls le remercia, reconnaissant.

 

 

 

 

 

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 16:35

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Les Enfants de l’Ô : Lambda

 

Deuxième Partie

 par

 Vanessa du Frat

 

 


 

 

  EPILOGUE

 

 

 

Line s’était recroquevillée dans un coin de la pièce, le visage au creux de ses mains tremblantes. Jamais encore elle n’avait vu sa grand-mère entrer dans une pareille colère. Elle pleurait doucement, incapable de répondre aux questions cinglantes de Saraï. La femme l’avait giflée violemment, et c’était la première fois en quinze ans qu’elle levait la main sur elle.

Bien sûr, elle avait su que tout cela risquait de se produire, lorsqu’elle avait entraîné Lúka dans ce couloir. Bien sûr, elle avait su que Line viendrait et les découvrirait enlacés. Oui, elle avait tout planifié et s’était servie de son don pour subtilement le séduire et le rendre fou de désir pour elle. Et un peu naïvement, elle croyait que sa grand-mère ne l’apprendrait pas. Mais dès l’instant où elle était revenue, le regard jade de Saraï s’était posé sur elle, suspicieux. Le temps de se changer et de passer sa chemise de nuit, et sa grand-mère revenait dans sa chambre, rendue presque hystérique par la fureur. Et elle l’avait giflée ; Line en avait encore la joue un peu douloureuse.

— Comment as-tu pu me faire une chose pareille ! hurla Saraï. Comment as-tu pu ?!! Je te faisais confiance ! Tu as tout gâché ! A cause de toi, il faudra tout reprendre à zéro !

Elle agrippa le poignet de Line et la tira à elle, sans la moindre douceur. La jeune fille laissa échapper un gémissement plaintif, et Saraï la frappa à nouveau.

— Tu me feras face, Line ! Je ne permettrais pas qu’une princesse se conduise en lâche ! Regarde-moi ! ordonna-t-elle.

Line releva la tête. Les iris jade de sa grand-mère avaient pali, et leur couleur jaune la fit frissonner. Elle voulut détourner les yeux, mais Saraï prit son menton mouillé de larmes entre ses doigts et la força à soutenir son regard.

— Petite traînée ! Comment as-tu osé ? Tu disais que tu ne l’aimais pas, et tu mentais !

— Non, non ! Je ne l’aime pas ! Grand-mère, je t’en prie, je ne l’aime pas !

— C’est faux !

Saraï la lâcha et elle frotta son menton endolori en reniflant, lui jetant un regard suppliant. La femme se détourna, les poings serrés et la mâchoire crispée.

— Tu avais promis que cela n’arriverait pas, l’accusa-t-elle.

Sa voix était plus calme, et Line sentait que sa grand-mère faisait tout son possible pour contenir sa colère, pour se ressaisir. Elle s’approcha d’elle et tenta de l’enlacer, cependant, Saraï la repoussa.

— Tu ne m’auras pas par la douceur, cette fois ! Ce que tu as fait est d’une gravité sans précédent. Tu n’as pas idée des conséquences de tes actes ! A cause de toi, le… le cours du temps pourrait être modifié, soupira-t-elle.

— Grand-mère, je ne suis pas aussi naïve que ce que tu sembles croire. Et malheureusement, j’ai échoué. Le cours du temps n’a pas été modifié. S’il devait l’être, tu ne serais plus là, et moi non plus.

— Line, que sais-tu de cela ?

Saraï lui fit face et lui jeta un regard fatigué. Ses cheveux s’étaient échappés de son chignon et tombaient en mèches ivoire autour de son visage ridé. Line ne l’avait jamais vue comme cela. Sa grand-mère ne l’aurait pas permis. Elle qui était toujours si digne, si sévère !

— Les paradoxes temporels ne dépendent pas que de quelques facteurs, reprit-elle. L’univers lutte pour les empêcher de se produire. Et nous ne sommes sûrs de rien, nous ne pouvons faire que des suppositions. Asla est la seule à connaître la vérité, et c’est pour cela que nous devons suivre ses ordres. Et toi, tu as mis en pièces des années de calculs. Tu as gâché le travail que d’autres avaient passé tant de temps à accomplir !

— Je sais. Je ne pouvais pas laisser faire cela. Asla et toi, vous voulez lui faire du mal, et ça, je ne l’accepterai pas ! Je n’ai pas de sentiments amoureux pour lui, mais je suis attachée à lui. Comment aurais-je pu rester là à ne rien faire alors que vous planifiiez sa mort dans son dos ?

— Tu savais ? cracha presque Saraï. Tu savais, et tu as sciemment piétiné notre travail ? nos plans ?

— Je t’ai entendue parler avec Asla, avoua Line.

— Traîtresse ! Tu ne mérites pas de faire partie de cette famille !

— Grand-mère, je t’en prie ! supplia-t-elle.

— Tu as choisi d’aider notre pire ennemi ! Tu as renié les liens du sang pour cet homme !

— Notre pire ennemi ? répéta-t-elle, incrédule. Tu m’as donnée à notre pire ennemi ?!! Et c’est moi la traîtresse ?

Line regarda sa grand-mère, bouleversée. Ce fut au tour de Saraï de détourner les yeux.

— Dis-moi que ce n’est pas vrai, souffla-t-elle.

— Line, je t’en prie, c’était nécessaire ! Il ne devait pas y avoir de conséquences ! Il n’en aurait rien su, et je t’aurais dit la vérité !

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Comment le pouvais-je ? Alors que tu l’aimais ? Que tu m’avais menti pour le revoir ?

— Mais je ne l’aime pas ! Tu ne comprends pas ? Je ne peux pas l’aimer ! Toute ma vie, j’ai su que ce serait Ruan et moi !

— Ton cousin, lâcha Saraï.

Ce mot, dans sa bouche, ressemblait à une insulte. Line serra les dents. Elle ne devait pas lui montrer sa colère. Oui, elle aimait Ruan. Elle avait joué la comédie pour qu’il ne se doute de rien, pour qu’il croie que c’était Lúka qu’elle aimait, mais tout au long de la soirée, c’était avec lui qu’elle avait voulu être. Elle se rappelait encore ses mains sur ses épaules, dans son dos, lorsqu’il l’avait prise dans ses bras pour la consoler, son regard sur elle, la petite pointe de jalousie qu’elle avait sentie en lui lorsqu’elle avait dansé avec Lúka, la façon dont il s’était emporté quand il les avait découverts ensemble…

— Andrew était aussi ton cousin !

— Andrew était un lointain cousin. Et c’était très différent.

— Je ne vois pas en quoi.

— Line, libre à toi d’aimer Ruan si tu veux passer ta vie à être malheureuse. Fais ce que tu veux, après tout, tu n’en fais toujours qu’à ta tête ! Mais cela ne change rien. Tu m’as trahie, tu as trahi notre famille, et à cause de toi, tous nos plans sont obsolètes.

— Lúka ne vous a rien fait. Il n’a fait de mal à personne. Ce que vous projetez est d’une cruauté inimaginable, et je ne comprends pas comment toi tu peux cautionner une pareille horreur, décréta Line.

— Tu as quinze ans. Et tu n’as pas la moindre idée de ce qu’a fait Lúka ou de ce qu’il n’a pas fait. Ce n’est pas un homme bien, Line. Il est cruel, machiavélique, sadique, violent. Ce Lúka que tu aimes tant est un malade. Si nous le laissons faire, il détruira l’humanité. T’a-t-il déjà parlé de Z’arkán ?

— Non. Qui est-ce ? s’étonna-t-elle.

— Z’arkán est un système informatique, mais tu as raison de dire "qui". Il l’a créé dans le but de contrôler le monde et d’imposer sa volonté.

Line haussa les épaules.

— Plein de gens font ça. Pas avec un ordinateur, mais avec des magouilles politiques. Je ne vois pas en quoi cela fait de lui un malade.

— Tu sais ce qu’est un génocide, Line ?

— L’extermination de tout un peuple, répondit-elle.

Saraï lui jeta un regard lourd de sens, et la jeune fille ouvrit de grands yeux horrifiés. Elle secoua la tête.

— Non, c’est impossible, souffla-t-elle. Il ne ferait pas une chose pareille !

— Maintenant, peut-être qu’il le fera, justement, cingla Saraï. A cause de toi. A présent, je vais essayer de convaincre Asla de ne pas te punir trop durement.

Elle tourna les talons, et Line se laissa tomber sur son lit, éclatant en sanglots. Qu’avait-elle fait ?!!

 

Saraï n’avait encore jamais vu Asla exprimer une telle colère. Ses yeux avaient pris une teinte violet sombre, et ses traits étaient déformés par la rage.

— Elle a fait une erreur, c’est vrai, mais elle n’avait pas la moindre idée des conséquences.

— Cela ne change rien ! Elle mérite qu’on lui frotte le visage au vitriol ! Une telle beauté est une arme trop dangereuse entre les mains d’une pareille traîtresse !

— Non, je vous en prie ! Nous avons besoin de sa beauté, vous le savez !

— Nous n’avons besoin de rien, Saraïïï.

— Vous vouliez un enfant !

— Quel importance, à présent que nos plans sont réduits à néant par cette petite impertinente ! Nous aurions pensé que la petite-fille d’une Archiprêtresse montrerait plus de retenue et de perspicacité !

— Elle est jeune, soupira Saraï.

— La jeunesse n’est pas une excuse ! Elle n’avait pas le droit de tout gâcher ! Comment avez-vous laissé faire cela ? C’est vous que nous devrions punir pour cet affront, Saraïïï !

Celle-ci baissa la tête avec humilité.

— Punissez-moi, alors. Mais ne lui faites pas de mal, je vous en supplie.

— Pourquoi cet attachement ? Elle ne vaut rien ! Son don est grand, mais elle l’utilise pour servir l’ennemi !

— C’est ma petite-fille, murmura-t-elle.

— Vous avez une autre petite-fille, Saraïïï.

— Oui, mais Line est spéciale. Et je l’ai élevée. J’aurais toujours voulu une fille…

— Vous vous laissez aveugler par cet amour stupide ! Un tel comportement n’est pas digne d’une Archiprêtresse ! répliqua la femme.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. Ses cheveux noirs sans reflet flottaient doucement à ses pieds, comme agités d’une légère brise. Saraï sentit le soulagement l’envahir. Elle savait qu’Asla ne punirait pas Line, et c’était tout ce qui comptait.

— Nous allons faire l’impossible pour réparer les erreurs que votre disciple a commises, Saraïïï. Mais si elle ose désobéir à nouveau, nous la tuerons. Nous sommes-nous bien fait comprendre ?

— Elle ne désobéira plus, promit Saraï. Ou je la tuerai de mes propres mains.

— Nous avons besoin de lui. C’est la seule chose qui compte, Saraïïï. Nous aurons Lúka. Par tous les moyens. Et c’est vous qui vous occuperez de lui.

— Non, je vous en prie !

— Notre décision est prise, Archiprêtresse.

La femme lui fit un sourire glacial et ses yeux s’animèrent d’une lueur cruelle. Saraï frissonna. Asla venait de lui donner la pire des punitions. Elle aurait encore préféré la mort à cette humiliation. Au moins, Line était sauve. Mais pour combien de temps ? Cette gamine était incontrôlable !

— Et la femme ? demanda-t-elle.

— Nos plans n’ont pas changé. Liiine est bien trop dangereuse. La puissance de son don dépasse celle de son frère, et elle est beaucoup plus intelligente que lui. Nous ne pourrions rien en faire, et il est inconcevable de la laisser libre d’agir contre nous. Elle mourra, et son fils aussi, comme cela a toujours été prévu.

   Saraï vit la satisfaction se peindre sur les traits d’ordinaire si froids de la femme, et comprit que ses explications n’étaient qu’une simple excuse. Asla ne tuerait pas Line parce que celle-ci représentait un danger. Elle tuerait Line parce qu’elle la haïssait.

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 16:08

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Les Enfants de l’Ô : Lambda

 

Deuxième Partie

 par

 Vanessa du Frat

 

 


 

 

CHAPITRE XXI

    

 

Saraï releva les yeux du billet, et Line lui lança un regard plein d’espoir. Elle tenta un faible sourire, mais sa grand-mère secoua la tête :

— Tu n’iras pas.

— Mais grand-mère ! gémit la jeune fille. Il m’a invitée !

— C’est non. Je ne vois pas ce que tu irais faire à cette soirée de fiançailles, de toute façon.

— J’ai envie d’y aller !

— Ton cousin n’aura pas le moindre regard pour toi, prévint Saraï.

— Ça m’est égal. Je ne sors jamais, j’ai envie de voir des gens ! J’en ai assez de rester enfermée ici ! J’ai quinze ans, je veux sortir !

— J’imagine que Lúka sera là, insinua sa grand-mère.

— Je ne sais pas. Mais s’il est là, qu’est-ce que ça change ?

— Je ne peux pas te faire confiance, voilà ce que ça change, cingla Saraï.

— Grand-mère, je t’en prie ! Tu allais tout le temps à des bals quand tu avais mon âge ! Je m’ennuie, ici, à ne rien faire !

— Tu vois où cela m’a menée, lui fit-elle remarquer.

Elle dévisagea la jeune fille un peu durement, puis se radoucit devant sa mine défaite.

— C’est dans un mois, on a encore le temps d’y réfléchir, j’imagine…

Line se jeta dans les bras de sa grand-mère et l’embrassa tendrement.

— Merci !

— Je n’ai pas dit oui, protesta Saraï.

La seule réponse de Line fut un sourire radieux, et la femme sut que tout était déjà décidé : elle irait aux fiançailles, et elle serait époustouflante.

 

Lúka ne se lassait pas de regarder sa sœur. Line avait relevé ses longs cheveux blonds en chignon, mais ils cascadaient encore en grosses boucles souples jusqu’au creux de ses reins. Elle avait été chez un coiffeur, pour la première fois de sa vie, et il trouvait que l’expérience s’avérait plutôt probante. Line était magnifique. Elle portait une longue robe en satin noir, qui avait été faite spécialement pour elle, et Lúka lui avait offert un magnifique collier d’or blanc et de diamants, qui ornait à présent un décolleté sage, mais terriblement suggestif.

Voyant qu’il la dévisageait, elle se tourna vers lui et le gratifia d’un sourire épanoui, qui fit bondir son cœur dans sa poitrine. Il l’embrassa au coin des lèvres, les yeux brillants.

— Tu n’auras pas froid ? s’inquiéta-t-il.

— Il fait plus chaud qu’ici, sur Lambda. Et j’espère que tu  me feras l’honneur de m’inviter à danser.

Le grognement indescriptible de Lúka pouvait passer pour une réponse positive, et Line s’en satisfit. Elle redressa le nœud de sa cravate et lissa un peu le col de sa chemise.

— Tu es nerveux, commenta-t-elle.

— Je n’aime pas laisser notre fils avec elle, répliqua-t-il en faisant un petit signe de tête en direction de Lyen.

Celle-ci croisa les bras sur sa poitrine et lui jeta un regard mauvais, une main sur l’épaule de Mikhail.

— Allons, Lúka, ne gâche pas tout, soupira Line. Nous avons déjà confié Mikhail à Lyen, et tout s’est très bien passé. Je ne vois pas pourquoi il en serait autrement ce soir. De plus, nous ne reviendrons pas tard. Tu seras sage, mon chéri ?

— Oui maman, répondit le petit garçon. Tu es belle, ajouta-t-il, très sérieux.

Elle lui ouvrit ses bras et il s’y précipita, collant sa joue à la sienne et respirant la délicate odeur de son parfum.

— Et moi ? réclama Lúka,

Son fils vint l’embrasser, et Line les observa, un sourire aux lèvres. Ils se ressemblaient tant !

— Tu prendras soin de maman, hein ?

— T’inquiète pas, bonhomme.

— Tu la feras danser ?

Line éclata de rire et Lúka lui jeta un regard suspicieux.

— C’est une conspiration, accusa-t-il. Je la ferai danser, c’est promis.

Mikhail hocha la tête, satisfait, et retourna auprès de Lyen.

— Vous m’emmènerez, la prochaine fois ?

— On verra. Si tu es bien sage, tu pourras peut-être venir avec nous au mariage.

— Je peux dormir avec Lyen, maman ?

— C’est hors de question, coupa Lúka avant que sa sœur n’ait le temps d’ouvrir la bouche.

La jeune femme lui asséna un coup de coude dans les côtes et il grimaça. Elle n’avait privilégié ni la discrétion, ni la douceur, et Lyen lui lança un regard narquois.

— Oui, si Lyen est d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient, répondit Line.

Lúka voulut objecter à nouveau, mais il posa les yeux sur sa sœur et se ravisa. Ils allaient sans doute rentrer tard, malgré ce que Line avait dit. Ce genre de soirées se prolongeait toujours plus que de raison. Et ils seraient sûrement trop fatigués pour avoir la moindre envie de s’occuper de leur fils. Il prit les doigts de Line dans les siens et les serra doucement.

— Tout est réglé, alors, conclut-il.

Il croisa les yeux félins de Lyen, et la femme lui adressa un sourire qu’il trouva plutôt menaçant. Mais l’instant d’après, elle attirait Mikhail contre elle avec toute la douceur d’une mère, et Lúka se dit qu’il avait dû rêver. Elle ne ferait jamais de mal à leur fils.

 

Juste avant qu’ils n’entrent dans la grande salle, Line se tourna vers Lúka, le visage blême et les lèvres un peu tremblantes. Elle broya pratiquement ses mains dans les siennes, paniquée.

— Tu ne me laisseras pas toute seule, n’est-ce pas ? Promets-moi que tu resteras avec moi !

— Ne t’inquiète pas, mon amour. Je ne vais pas t’abandonner. Tu connais plus de gens que moi, ici, de toute façon.

— Tu me laisses toujours toute seule pendant les soirées ! lui reprocha-t-elle.

— Mais non, ce n’est pas vrai ! protesta-t-il.

— Tu passes tout ton temps avec William et tes collègues…

— Ce sont des soirées de boulot, Line ! Là, c’est complètement différent ! Ne fais pas l’enfant, s’il te plaît ! Je te promets de rester avec toi. Je vais te suivre à la trace, à tel point que tu en auras marre de moi au bout d’une heure et que tu chercheras un moyen de te débarrasser de moi.

Elle lui sourit, rassurée, et la tension visible de ses frêles épaules se relâcha.

— Je t’aime, Lúka.

— Moi aussi, je t’aime, lui chuchota-t-il à l’oreille, en profitant pour déposer un baiser au creux de son cou.

 

Ludméa était resplendissante, et même Lúka dut avouer qu’il était sous le charme de la pétillante jeune femme. Parfaitement à son aise, elle souriait à tout le monde et paraissait absolument infatigable. Ruan ne pouvait détacher les yeux de sa fiancée, très fier.

— Tu es magnifique, Ludméa, commenta Line.

Elle qui connaissait la jeune femme en pulls et pantalons de toile devait s’avouer impressionnée par la transformation. Ludméa avait lissé ses cheveux, et ceux-ci tombaient jusqu’au milieu de son dos en une rivière d’or pâle, contrastant délicieusement avec son teint si mat. Sa robe de velours bleu marine faisait ressortir la couleur claire de ses yeux et la blancheur de son sourire radieux. Elle était belle et elle ne le savait pas, ce qui la rendait encore plus charmante aux yeux de tous les hommes présents. Ceux qui se demandaient encore si Ruan avait eu raison de rompre avec la magnifique Ylana avaient balayé leurs préjugés et couvaient des yeux la belle jeune femme.

— Oh non, je ne suis pas magnifique, répondit Ludméa avec un petit rire. Toi, tu es magnifique. Mais je suis heureuse, et je pense que tout le monde peut le voir.

— C’est vrai, tu es radieuse, approuva Line. Tu connais mon mari, je crois ?

Ludméa jeta un regard troublé à Lúka. Elle l’avait déjà rencontré plusieurs fois, mais jamais le malaise qu’elle éprouvait en sa présence ne s’était totalement dissipé.

— Vous êtes resplendissante, ce soir, la complimenta-t-il.

Il lui sourit et elle se détendit quelque peu. Après tout, Lúka était le cousin de Ruan, il serait donc bientôt le sien également.

— Oh, Line, il faut que je te présente ma sœur et mon beau-frère ! s’écria-t-elle en entraînant la jeune femme avec elle.

Line prit la main de Lúka dans la sienne et suivit Ludméa en souriant. Son bonheur faisait vraiment plaisir à voir.

— Où est Ruan ? demanda-t-elle soudain.

Lúka lui jeta un regard noir de soupçons, puis se ressaisit. Après tout, elle avait le droit de saluer leur hôte, il ne devait pas se montrer si possessif. Mais lorsque Ruan apparut aux côtés de Ludméa et offrit un sourire chaleureux à sa sœur, son sang ne fit qu’un tour. Line était troublée, n’importe qui pouvait le voir. Elle minaudait, les joues rouges, et tout dans sa posture indiquait le plaisir qu’elle avait à revoir le fiancé de son amie. Lúka regarda Ruan avec insistance, et l’homme passa son bras autour de la taille de Ludméa, avant de déposer un tendre baiser sur son front. Il se détendit quelque peu, rassuré. Ce n’était pas comme s’il craignait que l’homme ne tente de séduire Line, mais il n’aimait pas du tout la manière dont celle-ci le dévisageait. Comme si elle avait suivi le fil de ses pensées, sa sœur se tourna vers lui et lui adressa un sourire radieux, avant de s’appuyer légèrement contre lui, sa jambe frôlant la sienne.

— C’est dingue ce que vous vous ressemblez, déclara soudain Ludméa, avant de rougir.

Elle regarda Ruan, puis Line et Lúka. La ressemblance entre les deux hommes ne l’étonnait pas outre mesure, mais ce qu’elle comprenait moins, c’était la raison pour laquelle Line et son mari arboraient exactement le même sourire et le même regard émeraude. Leurs visages étaient si semblables qu’on aurait pu les prendre pour des frère et sœur. Cela aurait été mal venu de le leur faire remarquer, alors elle se dépêcha de changer de sujet, non sans qu’une pensée fulgurante lui traverse l’esprit : Line et Lúka lui rappelaient étrangement Nato et Yolan.

 

Lúka sentit soudain qu’on se suspendait à son bras, et il se rendit compte qu’il avait baissé sa garde depuis trop longtemps. C’était sans doute le vin : il n’y était pas habitué, et l’alcool avait des effets plutôt catastrophiques sur sa personne. Il n’avait bu qu’un verre, cependant, celui-ci avait suffi à lui faire perdre toute concentration.

— Bonjour Lúka, lui murmura une voix qu’il n’avait pas entendue depuis des années, mais qui réveillait en lui des souvenirs fort agréables.

— Bonjour Line, répondit-il en baissant les yeux sur la jeune fille.

Elle était magnifique et surpassait en beauté toutes les autres femmes, même la sienne. Lúka savait qu’il ne se montrait guère objectif : Line avait un visage très exotique, et ses yeux bridés ajoutaient beaucoup à son charme. Ses cheveux parfaitement lisses étaient plus longs et elle n’avait plus grand-chose de l’adolescente effrontée qu’il avait connue plusieurs années auparavant. Pour elle, une année seulement s’était écoulée, mais elle s’était épanouie en une jeune femme surprenante. A la façon dont elle le regardait, il pouvait voir qu’elle avait perdu les inhibitions et les complexes de l’adolescence, et avait gagné en maturité. Elle portait une robe exquise, typiquement gamienne, ornée de motifs dorés et d’entrelacs compliqués. Le tissu collait à sa peau, et beaucoup auraient trouvé un tel vêtement inapproprié. Mais Line était la cousine de Ruan, et elle était encore jeune. Les femmes lui pardonnaient, les hommes la dévisageaient avec un mélange d’indulgence et de désir.

— Tu es belle, souffla-t-il.

Elle rit et s’appuya un peu sur son bras, lui offrant un sourire très tendre. Sa sœur avait disparu avec Ludméa, et il balaya rapidement la grande salle du regard, sans succès. Etrangement, il en fut plutôt satisfait.

— Tu vas bien ? lui demanda-t-il.

Il avait soudain l’impression d’être très gauche, et il devait avouer qu’il se sentait un peu mal à l’aise. Il y avait bien trop de gens à son goût, et n’importe qui pouvait voir qu’ils se connaissaient très bien.

— Ça va. Tu as eu ma lettre ?

— Ton cousin me l’a donnée. Je suis désolé, je sais ce que cela signifiait pour toi. Mais je te mentirais en disant que je n’ai pas été soulagé.

— Je ne peux pas te blâmer pour ça. On sort un moment ?

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Tout le monde nous regarde.

— Mais non, personne ne nous regarde, Lúka ! se moqua-t-elle. Pourquoi les gens feraient-ils attention à nous ? Ne sois pas si gêné, nous n’allons rien faire de mal, tu m’emmènes juste prendre un peu l’air !

— Tu as déjà salué Ruan ?

— Pas encore. Il est bien trop occupé, décréta-t-elle avec ressentiment. Mais je le verrai assez tôt. Je suis contente qu’il m’ait invitée, ajouta-t-elle. Merci, Lúka.

— Merci ?

— Je sais que c’est toi qui le lui as demandé.

— Je respecte mes promesses, répondit-il en rougissant un peu.

— Tu es gentil. C’est pour ça que je t’aime tant.

Elle resserra son étreinte, et Lúka l’entraîna sur le balcon, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à la salle.

Line n’était toujours pas en vue, et cela le rassura. Ils ne faisaient rien de mal, cependant, sa sœur ne verrait sans doute pas d’un très bon œil qu’il s’isole pour discuter avec la femme avec qui il l’avait trompée. Lúka savait qu’il aurait dû refuser d’accompagner Line dehors, mais ç’aurait été accorder plus d’importance à l’événement qu’il n’en méritait. Ç’aurait été avouer qu’il ressentait quelque chose pour la jeune fille, et c’était évidemment inconcevable.

 

Le dîner se passa très bien, et Lúka fut soulagé de voir que Ruan ne l’avait pas assis entre sa sœur et Line. En réalité, l’homme se montrait tout à fait charmant, et il se dit qu’il l’avait peut-être mal jugé. Ludméa lui jetait sans cesse des regards enamourés. Ils feraient sûrement un mariage heureux, mais restait à savoir combien de temps la jeune femme supporterait les mensonges et la violence de son compagnon. Pour le moment, l’heure n’était pas aux lugubres pensées, et il s’en voulut un peu de se montrer si pessimiste.

Line ne mangea pas beaucoup, encore angoissée d’être soudain entourée de tant de gens, mais elle buvait plus que de raison, et Lúka trouva que ce n’était pas une si mauvaise chose. Cela l’aiderait à se détendre. Elle parlait peu, un peu crispée, et ses doigts étaient moites entre les siens. Il se résolut de l’emmener prendre l’air dès que le repas serait terminé. Elle n’avait pas encore rencontré Line, et c’était pour le mieux. La jeune fille s’était faite étonnamment discrète, et il eut une petite pensée désolée pour elle : Ruan ne l’avait pas assise à sa table, et elle se faisait outrageusement draguer par un jeune médecin des DMRS, qui semblait la trouver très à son goût et qui ne manquait pas une occasion de plonger les yeux au plus profond de son décolleté.

Les parents adoptifs de Ruan étaient là également, et semblaient en grande discussion avec la mère de Ludméa. La seule personne qui ne paraissait pas emballée par le futur mariage était Svetlana, la sœur aînée de la jeune femme. Lúka percevait très clairement la gêne qu’elle éprouvait vis-à-vis de Ruan, et il sut qu’elle n’était pas dupe du bonheur très superficiel du jeune couple. L’homme ne s’en rendait visiblement pas compte, et Svetlana faisait de son mieux pour lui cacher le ressentiment qu’elle avait à son égard. Lúka se dit que la femme avait sans doute vu les ecchymoses sur le corps de sa sœur. Elle avait peut-être même eu l’occasion de lire quelques-uns des magazines qui incriminaient Ruan. Cependant, elle était trop polie pour le mentionner, et ils n’avaient sûrement rien à craindre de son côté. Johannes, son mari, était très à l’aise avec son futur beau-frère, et les deux hommes paraissaient s’apprécier. Ils pourraient certainement compter sur lui pour raisonner Svetlana. Tout de même, la situation était un peu inconfortable, et il devrait surveiller son évolution. Mais avec la présence des jumeaux, tout serait différent, cela ne faisait aucun doute.

— Lúka, je ne me sens pas très bien, lui murmura soudain Line.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne sais pas, j’ai la tête qui tourne et j’ai chaud.

— Tu as bu trop d’alcool et pas assez mangé. Tu devrais prendre un peu d’eau…

Il lui servit un verre d’eau, remarquant la rougeur de ses joues et ses yeux trop brillants.

— Je ne suis pas sûre que ce soit l’alcool, répliqua-t-elle. Il y a trop de tension autour de nous, et c’est difficile de faire abstraction de tout cela.

Lúka hocha la tête. Il comprenait très bien ce que Line voulait dire. Elle avait toujours été la plus réceptive, et c’était sans doute pour cela qu’elle supportait si mal les foules.

— Tu veux qu’on aille prendre l’air ? lui proposa-t-il.

Elle le remercia d’un sourire. Le repas était terminé, et quelques personnes se levaient déjà, passant d’une table à l’autre.

— Excusez-moi si je me montre indiscrète, commença Svetlana, mais je vous ai entendus vous parler, et en tant que linguiste, cela a éveillé ma curiosité. C’est un dialecte torien ?

Lúka lui jeta un regard surpris, puis reconnut son erreur. Sa sœur lui avait parlé dans le mélange de russe et de français qu’ils utilisaient entre eux, et il avait répondu dans la même langue, sans vraiment le remarquer.

— Oui, c’est bien cela, confirma-t-il.

— C’est intéressant, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette langue quelque part.

Il s’étonna et Line écrasa presque ses doigts dans les siens.

Ruan a donné des enregistrements de Lyen à Svetlana, expliqua-t-elle. Je suis navrée, Lúka, j’aurais dû me montrer plus prudente…

— C’est un dialecte plutôt courant, fit Lúka, évasif.

— Si c’est le cas, je trouve curieux qu’il ne soit pas répertorié, insista Svetlana.

— Chérie, tu les ennuies, avec tes questions, intervint Johannes.

— C’est vrai, je suis désolée, s’excusa-t-elle. J’étais simplement intriguée.

— Il n’y a pas de mal, lui assura Line. Je vais aller prendre l’air quelques minutes, il fait trop chaud, déclara-t-elle en se levant.

Lúka s’excusa d’un sourire et la suivit.

— Tu es trop curieuse, Svetlana. Tu les as mis mal à l’aise, accusa Johannes.

— Tu penses ? Il n’y a pas de raison, pourtant. Mais ils m’ont menti. Je sais que j’ai déjà entendu cette langue, et je sais également que ce n’est pas un dialecte torien courant. Il faudra que j’en parle à Ruan.

— Allons, chérie. Ce n’est pas très important.

— Tu ne trouves pas qu’ils ont une drôle de manière de prononcer certains mots ?

— Je n’y ai pas fait attention. Mais honnêtement, qu’est-ce que cela change ?

— Je ne sais pas. Il y a quelque chose de bizarre, chez eux, et je n’arrive pas à comprendre de quoi il s’agit. Cela me laisse perplexe.

— Je pense que tu te poses trop de questions, Svetlana, conclut Johannes.

— Nous sommes passés à deux doigts d’une nouvelle guerre, l’an dernier. Et ma sœur va épouser un homme que beaucoup soupçonnent d’être un espion torien. Je crois que je serais inconsciente de ne pas me poser de questions, rétorqua-t-elle avec une pointe de colère dans la voix.

— Je t’en prie, donne-lui une chance… Il aime Ludméa, et tu peux voir à quel point ils sont heureux tous les deux. Ne gâche pas tout.

— Tu as vu les photos, tout comme moi.

— J’ai vu ce que les journalistes ont voulu que je voie. Mais j’ai surtout vu la manière dont Ruan prend soin de Ludméa, et je suis absolument certain qu’il aime sincèrement ta sœur.

— Tu as raison, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment, soupira-t-elle, ses grands yeux bleus remplis d’inquiétude.

 

Lúka regardait Ruan et sa cousine, un peu jaloux. L’homme la tenait par la taille, tout contre lui, et même si son geste était très fraternel, Line semblait apprécier ce contact. Elle souriait, radieuse, et le dévisageait avec tendresse. Il eut soudain envie de s’immiscer dans leur conversation et d’inviter la jeune fille à prendre un verre avec lui, pour ne plus devoir supporter leur visible affection. Ludméa ne prêtait pas la moindre attention à eux, trop occupée à rire avec des amies à elle, et Lúka la maudit. Si seulement elle pouvait venir se pendre au cou de Ruan et lui faire un de ces sourires ravageurs dont elle avait le secret !

— Lúka, ça va ? lui demanda sa sœur en arrivant derrière lui.

Il hocha la tête et essaya de se donner une contenance. Line prit ses doigts dans les siens.

— Tu pourrais m’inviter à danser, insinua-t-elle.

— Personne ne danse.

— Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas !

— Ruan et Ludméa, par exemple, rétorqua-t-il.

— Tu es de mauvaise humeur…

— Je m’ennuie.

— Sérieusement ? Pourtant, la soirée est très réussie, je trouve que tout le monde passe un bon moment !

Ruan se rapprocha d’eux, tenant toujours sa cousine par la taille. Lúka eut soudain envie de disparaître, mais se força à arborer un visage très neutre. La main de Line dans la sienne était rassurante, et le calme qui habitait sa sœur contribuait à l’apaiser un peu. Si elle nourrissait le moindre ressentiment envers la jeune fille, elle le cachait très bien.

— Qui est donc cette adolescente au bras de Ruan ? demanda-t-elle tout à coup.

Lúka la regarda, étonné. Mais sa question était sincère, et il se rendit compte que Line n’avait jamais vu le visage de son homonyme. A vrai dire, elle ne connaissait rien d’elle, pas même son nom.

— Elle s’appelle Line. C’est sa cousine, expliqua-t-il, très mal à l’aise.

— Line ? répéta sa sœur. C’est amusant. Je trouve qu’elle te ressemble beaucoup, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils. Elle est très belle.

Lúka haussa les épaules d’un air indifférent et se détourna des deux cousins. Mais sa sœur était intriguée, et elle ne cessait de jeter de petits coups d’œil à la jeune fille, ce qui le mit rapidement dans un état proche de l’angoisse. Finalement, ce qui devait arriver arriva, et Line s’approcha d’eux pour les saluer.

— Ruan, tu ne m’as pas présenté cette charmante jeune femme, avança-t-elle.

— Je suis Line, intervint la jeune fille en souriant.

— Vous partagez le même prénom, commenta Ruan.

Il jeta un regard appuyé à Lúka, et celui-ci se mordit la lèvre. Mais l’homme n’ajouta rien, se contentant de faire planer une menace silencieuse au-dessus de lui.

— Votre robe est magnifique, déclara sa sœur.

— Elle appartenait à ma mère, expliqua Line. Ma grand-mère l’a retouchée un peu pour que je puisse la porter.

Ruan esquissa un petit sourire, et Lúka n’eut aucun mal à lire ses pensées. Lui aussi trouvait sa jeune cousine très à son goût…

— Elle a fait du bon travail, approuva sa sœur.

— Je suis impressionnée par vos cheveux, décréta-t-elle. Ils sont vraiment longs.

Line se mit à rire, appréciant la candeur de l’adolescente. Elle était charmante, et à la différence des autres femmes présentes, elle avait la fraîcheur de la sincérité. En un sens, elle lui faisait un peu penser à Ludméa.

— Ruan, si tu dansais avec moi ? fit sa cousine en se pendant à son bras, un sourire aux lèvres.

— Pourquoi pas ? Mais d’abord, je vais offrir la première danse à ma fiancée, ajouta-t-il.

Il lâcha son bras et partit à la recherche de Ludméa. Sa cousine baissa les yeux, déçue. Lúka en ressentit une certaine satisfaction, teintée de culpabilité, et sa sœur lui lança un regard surpris.

— Lúka ? Tu veux danser avec moi ? supplia presque la jeune fille.

— Euh, je…

— S’il te plaît !

— Je pensais danser avec Line, fit-il.

Il regarda sa sœur presque avec désespoir, mais elle se contenta de sourire.

— Tu danseras avec moi plus tard, Lúka. Invite-la donc ! Ça me fait mal au cœur de la voir si triste, fais-la danser !

Tu ne m’en veux pas ?

— C’est une enfant, Lúka. Je ne vois pas pourquoi je serais jalouse que tu danses avec elle ! Cela lui ferait plaisir !

Ruan enlaça tendrement Ludméa et l’entraîna avec lui vers la piste de danse. Les gens chuchotèrent entre eux, et des sourires se dessinèrent sur presque tous les visages. Les deux formaient un très beau couple, et tout le monde pouvait se rendre compte de l’amour qu’il y avait entre eux. Ruan fit valser Ludméa, une main dans son dos et l’autre se perdant dans sa magnifique chevelure platine. Ils étaient heureux et leur bonheur était contagieux. D’autres couples se formèrent et les rejoignirent, et Line poussa son frère du coude.

— Vas-y, lui murmura-t-elle.

Il hocha la tête et guida la jeune fille. Il avait la désagréable impression d’être un second choix et cela ne lui plaisait guère, même si le corps mince de Line contre le sien lui fit bientôt oublier toutes ses noires pensées. Il posa ses mains au creux de ses reins, notant inconsciemment qu’elle était moins fine que sa sœur et que la courbe de ses hanches était terriblement sensuelle.

— Je te plais toujours autant ? lui chuchota-t-elle.

— Tu en doutes ?

— Plus maintenant, répondit-elle avec demi-sourire. Tu n’es pas mon second choix, Lúka.

— Pardon ?

— Je ne pouvais pas te demander de m’inviter à danser devant Line.

— Tu l’as fait, pourtant !

— Je sais. J’ai changé d’avis à la dernière seconde. Je n’avais pas envie de rester toute seule, avoua-t-elle.

— Tu ne serais pas restée seule longtemps. Le type qui te tourne autour depuis le début de la soirée se serait précipité vers toi pour te demander de lui accorder cette danse.

— Tu es jaloux ?

— Un peu.

— Tu danses très mal, décréta-t-elle. Je te trouble tant que ça ? C’est la deuxième fois que tu m’écrases le pied.

Lúka rougit et elle lui fit un sourire moqueur.

— Je ne suis pas habitué à cette danse, expliqua-t-il.

— Tu as le droit de te rapprocher de moi, tu sais, insinua-t-elle.

— Tu as vraiment envie de me déconcentrer, toi ! l’accusa-t-il.

— C’est possible… Tu te souviens de tout ce que nous avons fait, cette nuit-là ? lui murmura-t-elle en serrant son corps contre le sien.

— Tu crois que je pourrais oublier ?

— Qui sait… Tu y penses, parfois ?

— Très souvent, avoua-t-il.

Ses mains descendirent un peu le long du dos de Line, et celle-ci l’encouragea d’un sourire.

— Il y a une nette amélioration, remarqua-t-elle. Dommage que cette danse soit presque finie.

— Je t’inviterai de nouveau, promit-il. Mais Line m’a demandé de danser avec elle, et…

— Il n’y a pas de problème. Tu n’as pas à te sentir coupable.

Lúka allait répondre que ce n’était pas le cas, mais la réalisation du contraire le frappa de plein fouet. Il aurait aimé rester plus longtemps avec la jeune fille, prolonger ce moment privilégié.

— Line est vraiment belle, avança-t-elle. Vous formez un couple très assorti, même si tout le monde peut voir que vous êtes frère et sœur.

— Vraiment ?

— Il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. Vous avez le même visage. Elle est blonde, mais c’est la seule chose qui peut encore faire planer le doute. Ne t’inquiète pas, les gens ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, de toute façon. Et vous n’avez pas des traits alphiens. Ils se diront que vous êtes tous les deux de la Bordure, et ne se poseront pas plus de questions.

L’homme ne répondit rien, pensif. Sur Lambda, les gens ne se posaient pas de questions, certes, mais sur la Terre ? Depuis l’inauguration de Z’arkán, ils étaient tellement médiatisés ! William lui avait plusieurs fois fait d’étranges allusions concernant son âge. Pouvait-il également se douter que Line et lui n’étaient pas seulement mari et femme ?

La danse se termina, et Lúka quitta la jeune fille à regret. Sa sœur se jeta pratiquement dans ses bras, un sourire ravi éclairant son visage. Il s’amusa de son enthousiasme, et ses  mains retrouvèrent l’écart familier de sa taille si fine.

— Enfin, nous dansons ! s’exclama-t-elle. Je crois bien que la dernière fois, c’était à notre mariage.

— Et la soirée de Noël d’il y a deux ans ?

— Tu as raison, reconnut-elle. Mais sur le nombre d’occasions que tu as eu, cela paraît bien faible.

Elle passa ses bras autour de son cou et l’embrassa tendrement sur la joue. Lúka rougit ; Ruan n’avait pas eu tort lorsqu’il l’avait accusé de ne pas assez s’occuper d’elle. Line était une femme merveilleuse, elle méritait davantage d’égards de sa part. Il la serra contre lui et elle sourit.

— Tu ne trouves pas que cette musique fait un peu penser à un tango ? avança-t-elle.

— Un peu, c’est vrai. Il faut croire que les modes reviennent.

— Fais-moi danser, Lúka.

— Nous sommes en train de danser.

— Je ne parle pas de faire trois pas sur le côté avec un sourire imbécile comme eux, protesta-t-elle avec un petit signe de la tête en direction des autres danseurs. Tu ne te rappelles pas la façon dont tu me faisais danser lorsque nous étions plus jeunes ?

— Si, bien sûr ! Père se moquait toujours de ma maladresse, se souvint-il, le visage sombre.

— Mais moi, je ne me moquais pas, fit doucement Line. J’aimais danser avec toi.

— Nous étions des enfants !

— Nous le sommes toujours ! Père nous a fait le cadeau de l’éternelle jeunesse !

— Un cadeau empoisonné, rétorqua Lúka.

— Je n’ai pas de raison de m’en plaindre. J’ai un mari jeune et beau, et je ne n’ai pas besoin de me ruiner en crèmes antiride, plaisanta-t-elle.

Lúka s’arrêta un instant et la dévisagea, très sérieux, avant de la faire tournoyer. La surprise se peignit sur son visage, puis elle lui sourit, ravie. Enfin, il dansait avec elle ! Et pour une fois, il y mettait de la bonne volonté. Elle avait vaguement conscience que les autres les regardaient et qu’ils étaient devenus d’un seul coup la nouvelle attraction de la soirée, mais elle n’en avait cure. Elle ne voyait que le visage souriant de son frère et son regard attentif sur elle. Ses mains la guidaient, la repoussant puis l’attirant à nouveau, au rythme de la musique. Elle ferma les yeux…

 

Un vieux disque tournait sur la platine, et les haut-parleurs grésillaient un peu à cause d’une poussière sur l’aiguille. Lúka aurait aimé que son père se décide à la nettoyer ou à mettre un cédé, mais il avait l’air de se satisfaire de cette musique brouillée. A vrai dire, ce n’était pas si gênant, cependant, le jeune garçon connaissait le morceau par cœur, et après l’avoir entendu en boucle pendant près d’une heure, sa patience commençait à s’effriter. Line ne semblait pas s’en incommoder, trop concentrée sur les pas qu’elle venait d’apprendre.

— Lúka, tu n’écoutes jamais rien ! Je t’ai dit cent fois de mettre ta main droite plus haut ! s’énerva son père.

Il s’exécuta avec une moue de colère, et sentit que Line se raidissait. Elle lui jeta un regard suppliant, mais il détourna les yeux.

— Tu ne fais vraiment aucun effort, hein ? Tu te moques complètement de ce que peut penser ta sœur, ou de ce qui peut lui faire plaisir !

— C’est faux, souffla-t-il.

— Tu n’es qu’un sale petit égoïste ! lui cria son père. Eloigne-toi d’elle !

Lúka crispa ses doigts dans le tissu de la robe de sa sœur et s’efforça de ne plus penser qu’aux pas de danse. Line leva vers lui un visage défait où se lisait la culpabilité. Mais tout cela était de sa faute, et il ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir. Il n’y en avait toujours que pour elle ! Elle avait voulu apprendre à danser, et il était maintenant forcé de lui servir de nouveau jouet.

— Lúka, je suis désolée, lui murmura-t-elle. Je ne pensais pas que…

Il lui jeta un regard destructeur et le reste de sa phrase s’étrangla dans sa gorge. Elle baissa la tête, les larmes aux yeux. Lúka sentit soudain que son père l’empoignait sans ménagement par l’épaule et le repoussait.

— Je t’ai dit de t’éloigner d’elle, gronda-t-il.

Il trébucha et tomba sur le sol avec un petit cri de surprise. L’homme se mit à rire, et Lúka serra les poings, le visage blême. Line avait reculé de quelques pas et s’était figée, tremblante dans sa robe turquoise toute neuve. Un cadeau de son père. Un de plus.

— Ta jalousie est déplacée, décréta l’homme. Tu voudrais peut-être que je t’offre une robe, à toi aussi ?

Lúka rougit et se releva lentement, évitant le regard narquois de son père. Malheureusement pour lui, il ne fut pas assez vif pour éviter son poing. Celui-ci s’écrasa sur sa mâchoire avec un bruit sourd, et la douleur lui arracha un cri. Line se mit à pleurer.

— Toi, ferme-la ! hurla son père.

Il l’attrapa par le bras et la secoua.

— Danse, puisque tu sembles en avoir tellement envie ! Allez !

Le morceau se termina et un petit bruit mécanique se fit entendre comme l’aiguille revenait se placer au début du disque, pour la vingtième fois au moins. L’homme attira Line à lui et elle se débattit. Le tissu de sa robe craqua, et une déchirure s’ouvrit à la couture du col.

— Père, je vous en prie ! pleura-t-elle.

Il la jeta presque loin de lui, la rattrapant au dernier moment d’un geste sec. Elle gémit de douleur.

— Laissez-la ! s’écria Lúka.

Il tenta de s’interposer entre son père et sa sœur, mais l’homme le repoussa. Il était plus fort et bien plus déterminé, et Lúka avait l’impression d’être totalement impuissant face à sa violence. Le sang coulait de sa lèvre fendue, et le goût âcre dans sa gorge n’était que trop familier. Line tournoyait en pleurant dans les bras de son père, et il restait là, comme un lâche. Sa propre faiblesse l’atterrait, Mais que pouvait-il faire ? Le prochain coup serait pour sa sœur. C’était pourtant si dur de le regarder l’humilier ainsi !

Finalement, l’homme se lassa, et après une dernière virevolte, il lâcha Line. La jeune fille, emportée par l’élan qu’il lui avait donné, tomba sur le sol. Elle ne se releva pas et se mit à sangloter, le visage appuyé contre le parquet. Lúka avait envie de se précipiter vers elle, cependant, son père ne l’aurait pas laissé faire.

— Vous êtes ma plus grosse déception, tous les deux, décréta l’homme.

Il lui jeta un regard méprisant, puis quitta les lieux. La musique reprenait à nouveau, et cette fois-ci, Lúka n’y tint plus : il éteignit la chaîne stéréo avec rage. Il aurait bien brisé le disque en mille morceaux, mais la crainte du courroux de son père était encore trop présente. Pourquoi les traitait-il comme cela ? Pourquoi cherchait-il toujours à les faire souffrir ? Il se laissa glisser contre le mur, les bras autour de ses genoux. Le sang de son menton tachait son jean, et il regarda la marque brunâtre qui s’étendait sur le tissu élimé avec une attention mêlée de désespoir. Dans le soulageant silence, les reniflements de Line lui brisaient le cœur. Il aurait aimé la prendre dans ses bras, la réconforter. Cependant, tout était de sa faute, et il lui en voulait encore. Pas pour les coups, non. Il avait l’habitude des coups. Mais pour avoir donné à leur père un moyen de plus de les humilier.

— Lúka, pardonne-moi, murmura-t-elle en levant les yeux vers lui.

Ses joues étaient sales de la poussière du sol. Il détourna la tête en haussant les épaules. Elle se releva et franchit les quelques pas qui les séparaient, avant de s’asseoir près de lui. Il accepta sa main dans la sienne et elle tenta de se blottir contre lui.

— J’ai juste mentionné que j’aimerais bien apprendre à danser, comme dans les films, lâcha-t-elle. Je ne pensais pas qu’il s’en servirait contre nous.

— Contre moi, rectifia Lúka. C’est contre moi qu’il s’en sert. Toi, il t’a offert une nouvelle robe pour l’occasion.

— Et il l’a déchirée, soupira Line en tirant sur les fils qui s’échappaient du col de sa robe.

— C’est typique. Faire des cadeaux et les reprendre ensuite, ou les détruire. Je pense que ça l’amuse.

— Ça fait mal ?

Elle effleura la joue de son frère, les doigts tremblants et les yeux tristes. Il la dévisagea, troublé.

— J’ai l’habitude.

Elle laissa retomber sa main avec un sanglot. Lúka l’attira contre lui et elle se réfugia dans ses bras, le visage dans son cou. Il sentait ses larmes sur sa peau et plongea ses doigts dans sa longue chevelure blanche.

— Line, je suis désolé, lui chuchota-t-il. Tu ne pouvais pas savoir…

Il descendit sa main le long de son cou, suivant des doigts la déchirure de sa robe, fasciné par la peau claire de sa sœur contre le tissu turquoise.

— La déchirure n’est pas très grande, je suis sûr que tu arriveras à la réparer, commenta-t-il pour briser le silence tendu qui s’installait entre eux.

Line releva la tête et essuya ses larmes du revers de la main. Elle lui fit un sourire hésitant, et posa à nouveau ses doigts sur sa joue, très douce et sincèrement inquiète. Lúka ferma les yeux, et son cœur se mit à battre plus vite. La caresse de sa sœur sur sa peau faisait naître en lui d’étranges sensations. Elle effleura ses lèvres et il sentit que sa main tremblait. Le sang avait cessé de couler, et la douleur avait diminué. Il n’avait pas envie que Line rompe ce contact ténu, et inconsciemment, ses bras se refermèrent sur elle. Son souffle irrégulier sur sa peau, l’odeur légère de son shampoing qui flottait encore dans sa chevelure, la douceur de ses doigts humide de ses larmes lui tournaient la tête. Soudain, ses lèvres timides furent sur les siennes, hésitantes. Elles avaient le goût de sel. Line se recula, paniquée par ce qu’elle venait de faire. Lúka ouvrit les yeux pour découvrir son visage bouleversé trop près du sien.

— Je… Je suis désolée, murmura-t-elle.

— Tu m’as embrassé ! s’étonna-t-il.

— Pardon ! Je…

Elle le regarda, les larmes coulant à nouveau sur ses joues, le menton tremblant. Un peu de son sang avait taché ses lèvres. Il tenta de l’attirer à nouveau contre lui, mais elle se dégagea. Elle ouvrit la bouche, puis la referma, trop horrifiée pour prononcer le moindre mot. Elle secoua la tête, impuissante.

— Ne fuis pas, s’il te plaît ! la supplia Lúka.

Elle s’abandonna à lui et il la serra dans ses bras, ne sachant trop que penser. Sa main retrouva la déchirure de son col et s’y glissa. Line frémit comme les doigts de son frère venaient caresser la ligne de son cou. Lúka plongea ses yeux dans les siens, un peu perdu. Puis, il se pencha vers elle et embrassa ses joues mouillées de larmes. Lentement, ses baisers se firent plus légers et se rapprochèrent de ses lèvres. Line se crispa, retenant sa respiration et fermant ses paupières. La main de Lúka s’était posée à la base de son cou, et elle était très consciente de ses doigts qui remontaient le long de sa nuque et se perdaient dans ses cheveux. Elle se concentrait sur eux pour ne pas penser à sa bouche si près de la sienne, mais elle savait qu’il allait l’embrasser, et cette certitude avait quelque chose de rassurant — et de terriblement effrayant. Enfin, ses lèvres effleurèrent les siennes et Line crispa ses doigts sur son épaule. Il l’embrassa à nouveau, pressant maladroitement sa bouche sur la sienne.

— Je te mets du sang partout, souffla-t-il.

— Embrasse-moi encore, réclama-t-elle, avant de détourner les yeux, gênée.

Il prit son menton entre ses mains et la força à le regarder. Elle tenta un sourire, ses lèvres maculées de sang encore tremblantes. Il l’embrassa, ne prêtant plus la moindre attention à la douleur de sa blessure. Elle entrouvrit la bouche et glissa sa langue entre ses lèvres, comme elle l’avait si souvent vu faire dans les films. Lúka écarquilla les yeux, surpris. Elle recula et rougit.

— Excuse-moi…

— Non, je… Je veux bien que tu recommences, avoua-t-il.

Elle rit, nerveuse. Il avait l’air d’un petit garçon pris en faute, la bouche barbouillée de confiture à la fraise.

— C’est plus romantique que du sang, hein ? s’amusa-t-il, en suivant le fil de ses pensées. Tu veux encore de moi, même si je ne ressemble plus à grand-chose ?

— Idiot…

Elle lui sourit et glissa ses doigts entre les siens. Elle le dévisagea ; il était sérieux, mais ses yeux riaient. Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu aussi heureux. Elle posa leurs mains entrelacées contre son cœur. Il battait un peu trop vite.

— On a taché ta robe, commenta Lúka.

Elle haussa les épaules, puis se blottit contre lui, la tête au creux de son épaule et les yeux levés vers le plafond blanc. Il passa un bras autour de sa taille, une main posée chastement sur son ventre.

— Tu crois que c’est mal, ce qu’on a fait ? demanda-t-elle, la voix mal assurée.

— Mal dans quel sens ? Dans le sens "les gens de dehors nous blâmeraient" ou dans le sens "Père nous tuerait s’il l’apprenait" ?

Elle grimaça et serra ses doigts dans les siens.

— Je suis désolée, Lúka. Je n’ai pas réfléchi, encore une fois. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne t’embrasserai plus.

— Line ! Ce n’est pas ce que je veux ! protesta-t-il. J’avais envie que tu m’embrasses !

— C’est vrai ?

— Oui ! Enfin… Je ne savais pas exactement ce dont j’avais envie, mais quand tu m’as embrassé, c’était… C’était tellement… C’était ce que je voulais, conclut-il un peu abruptement.

— Mais tu es mon frère !

— Ouais…

Il soupira et regarda leurs doigts entremêlés. Les siens étaient tachés de sang et avaient laissé des traces sur le tissu turquoise de la robe. Il faudrait la laver.

— Line, tu ne veux plus m’embrasser ?

— Ça me fait un peu peur, avoua-t-elle.

— A moi aussi. Mais j’ai envie de réessayer.

Elle se tourna vers lui et rougit, soudain très mal à l’aise. Il l’attira contre lui et ses lèvres reprirent les siennes. Leurs langues se frôlèrent, puis se caressèrent timidement. Line se pressa contre lui, le cœur battant la chamade. Il fit glisser sa main et la posa sur son sein. Elle la repoussa, le visage en feu.

— Pas là, souffla-t-elle.

— Mais j’ai envie de toucher tes seins ! se plaignit-il.

Elle le dévisagea, la surprise se peignant sur ses traits.

— C’est incroyable !

— Quoi ?

— Je n’ai jamais lu aucun bouquin où un personnage avait une réplique aussi peu romantique ! Tu pourrais quand même être plus subtil, non ?

Il lui fit un sourire moqueur, les yeux brillants. Line secoua la tête, faussement offensée, et son frère se mit à rire.

— Tu boudes toujours aussi mal, décréta-t-il.

— Ah ouais ?

Elle grimaça et lui tira la langue. Il la serra contre lui, heureux. Elle était toujours la même, et cette pensée avait quelque chose de rassurant. Rien n’avait changé. Enfin, presque rien.




CHAPITRE XXII

 

Beaucoup d’invités avaient déjà quitté la soirée, et Lúka chercha sa sœur des yeux. Elle dansait avec Ruan, et il sentit la jalousie l’envahir comme une pieuvre étendant ses tentacules glacés dans son estomac. Elle souriait, riait même. L’homme était très clairement en train de flirter avec elle, et elle s’en rendait compte, cela ne faisait aucun doute. Ludméa dansait avec son futur beau-père et ne remarquait rien, trop occupée à rire à ses blagues.

— Lúka ?

Il baissa les yeux sur Line. La jeune fille lui jeta un regard interrogateur.

— Ton cousin est un peu trop près de ma femme à mon goût, lâcha-t-il.

— Line pourrait dire la même chose de moi, lui fit-elle remarquer. Ainsi, tu as le droit de danser avec moi, mais elle n’a pas le droit de danser avec un autre homme ?

— Ça ne me dérange pas qu’elle danse avec les autres, mais je n’aime pas que Ruan s’approche d’elle.

— Elle peut danser avec les hommes qui ne lui plaisent pas, mais pas avec ceux qui lui plaisent ? résuma Line. Ta jalousie est un peu déplacée, je trouve.

— Pourquoi cela ?

— A cause de nous deux.

Il rougit et détourna les yeux pour ne plus voir le regard brûlant de Line sur lui. Il lâcha ses doigts, et reporta toute son attention sur sa sœur. Celle-ci riait à quelque chose que venait de lui dire Ruan, et la pieuvre dans son estomac grossit un peu.

— Je vais prendre l’air, décréta Line.

Elle fit quelques pas, puis se retourna. Il n’avait pas bougé.

— Bon, tu viens ?

— Pardon ?

Il lui jeta un regard étonné. Elle soupira et croisa les bras sur sa poitrine, très théâtrale.

— Tu préfères peut-être rester là comme un imbécile, à te morfondre et à imaginer Ruan en train d’agoniser ?

Il haussa les épaules, mais la rejoignit. Elle prit son bras et l’entraîna sur le balcon. Il ne put s’empêcher de se retourner pour voir si Line le regardait, cependant, elle ne faisait pas attention à lui. Elle n’avait d’yeux que pour Ruan… L’air frais l’apaisa un peu et il tenta de se raisonner. Ce n’était pas parce qu’elle montrait du plaisir à danser avec un homme qu’elle voulait forcément plus ! Après tout, il avait bien dansé avec Line, et… Non, ce n’était pas un bon exemple. Entre eux, les choses étaient trop compliquées.

La jeune fille se rapprocha un peu de lui et lui sourit. Les trois lunes étaient levées, et éclairaient le ciel de leur lueur hybride. Cela lui rappelait bien des souvenirs…

— Tu as froid ? lui demanda-t-il, pour briser le silence tendu.

— Non, ça va.

— Tu frissonnes, pourtant !

Il ôta sa veste et la lui mit sur les épaules. Elle rit, la tête légèrement penchée sur le côté, ses cheveux tombant en rideau sur son visage.

— Tu es belle, déclara-t-il.

— C’est la cinquième fois que tu me le dis, ce soir.

— C’est que je dois vraiment le penser, alors. Les cheveux longs te vont bien.

— C’est pour toi que je les ai laissé pousser. Tu te souviens, tu m’avais dit que c’était dommage de les garder courts ?

Il caressa doucement sa joue, effleurant les fins cheveux noirs, et elle ferma les yeux. Il laissa retomber sa main, troublé, et se détourna.

— Tu ne m’as jamais dit comment s’appelait la troisième lune.

— Si tu m’embrassais au lieu de poser des questions dont tu te moques des réponses ?

— Quoi ? Mais non, je…

Elle se serra contre lui et leva son visage vers le sien. Il secoua la tête, la gorge nouée.

— Je ne peux pas, Line !

— Tu en as eu envie toute la soirée, ne me dis pas le contraire.

— On peut avoir envie de quelque chose et choisir de ne pas le faire.

— T’as encore beaucoup de petits préceptes sympathiques comme celui-ci ?

— Je t’en prie, Line est à quelques mètres de nous, je… Je suis désolé.

Elle caressa tendrement sa joue et il posa sa main sur la sienne, le visage triste.

— Tu m’as tellement manqué, souffla-t-elle.

— Toi aussi, tu sais.

Un couple s’avança sur le grand balcon, et Line jeta un regard destructeur aux deux amoureux qui osaient briser le romantisme du moment. Elle prit la main de Lúka et l’entraîna un peu plus loin.

— Viens !

— Où est-ce que tu m’emmènes comme ça ? s’amusa-t-il.

— Dans un endroit plus tranquille.

Ils se retrouvèrent dans un long couloir complètement désert. Le bruit de la fête n’était plus qu’un vague murmure ténu, entrecoupé de rires lointains. Dans la pénombre, Line se serra tout contre Lúka, et il referma les bras autour d’elle, le visage dans son cou. Sous la senteur florale de son parfum, il reconnaissait l’odeur familière de sa peau, et mourait d’envie de déposer un baiser sur son épaule dénudée. Elle plongea ses doigts dans sa chevelure bouclée et l’attira plus près d’elle.

— Personne ne peut nous voir, ici, lui murmura-t-elle.

Il posa ses mains au creux de sa taille, effleurant les broderies du tissu. Il remonta un peu le long de son dos, jusqu’à pouvoir caresser sa peau nue. La veste glissa de ses épaules et il se pencha pour la rattraper. Line en profita pour lui voler un baiser, et il écarquilla les yeux, surpris par son audace. Elle lui sourit et approcha à nouveau son visage du sien. Lúka écrasa presque ses lèvres sur les siennes, la pressant contre le mur. Elle répondit à ses baisers avec la même fougue, le souffle court et la tête pleine de leurs émotions mélangées.

— Line, je… Je crois bien que je suis amoureux de toi, lui chuchota-t-il entre deux baisers. Je t’ai désirée toute la soirée, j’ai eu envie d’être dans tes bras dès l’instant où je t’ai revue ! Je ne sais pas ce qui m’arrive, tu m’as rendu fou…

Line sentit que ses mains remontaient sous sa robe, et elle sourit. L’alcool et la jalousie avaient eu raison des dernières réticences de Lúka, et il s’était laissé séduire. Tout se passait exactement comme elle l’avait planifié…

 

Line porta la main à son crâne, étourdie. Ses joues étaient un peu trop rouges, et Ruan s’inquiéta. Il prit son bras, prêt à la soutenir.

— Tu devrais t’asseoir un moment, suggéra-t-il. Il fait très chaud, et tu n’as presque rien mangé, tout à l’heure.

— Ça va, c’est passé ! Je pense que j’ai bu trop de vin. Et je ne suis pas habituée à voir tant de gens à la fois, ajouta-t-elle avec un sourire désolé.

— Lúka ne t’emmène jamais nulle part ? s’étonna Ruan.

— Il voudrait bien, mais je n’aime pas beaucoup sortir. Et je dois m’occuper de mon fils, également. Un enfant, ce n’est pas de tout repos.

— J’imagine ! Et dire que je vais bientôt en avoir deux qui vont courir partout dans ma maison et tout casser, soupira-t-il.

— Ah ça ! Pour tout casser, ils vont sûrement tout casser. Lorsque Mikhail était plus jeune, il faisait parfois des crises de colère et fracassait ses jouets contre les murs.

— Par Newton, que de bonheur en perspective ! Je ne sais pas pourquoi, mais venant du fils de Lúka, ça ne m’étonne même pas, insinua-t-il. Il n’est pas violent avec toi, au moins ?

— Lúka ? Oh non, jamais ! Notre père l’a tellement frappé lorsqu’il était plus jeune que je vois mal comment il pourrait lever la main sur moi. Il ne me traite pas mal, Ruan, insista-t-elle comme l’homme ne semblait pas convaincu.

— Il ne te traite peut-être pas mal, mais je trouve qu’il ne te traite pas très bien.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

Il sentait poindre la colère dans sa voix et effleura sa joue pour l’apaiser.

— Je le vois bien. Tu ne respires pas la joie de vivre, en ce moment.

Elle soupira et détourna les yeux. Il avait raison, évidemment. Et lorsqu’elle voyait la manière dont Ruan regardait Ludméa, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Lúka de ne pas être comme lui.

— Line, est-ce que tu es malheureuse ?

— Un peu, parfois, avoua-t-elle.

— Tu veux en parler avec moi ? Je ne dirai rien à Lúka, cela va de soi.

— Tu es gentil, Ruan, mais tu ne pourrais pas comprendre. Nous avons fait des erreurs, tous les deux, et notre relation n’est pas parfaite, c’est vrai. Ce n’est pas facile de vivre avec une personne qui te connaît presque mieux que toi-même. Qui sait ce que tu penses, ce que tu ressens. Mais même si ce n’est pas toujours drôle — surtout ces derniers temps —, je ne peux pas imaginer vivre sans lui.

—Tu l’aimes vraiment, alors ?

— Bien sûr ! Pourquoi cette question ? Je l’aime plus que tout, et depuis toujours ! Il est ma vie ! J’imagine que dans toute relation, il y a des hauts et des bas. Nous avons déjà eu des bas, nous nous en sommes toujours sortis. Je ne suis pas parfaite non plus, tu sais. Je suis bien consciente de mes défauts, même si je n’arrive pas à m’en débarrasser. Lúka doit me supporter, et ce n’est pas simple tous les jours.

— Mais c’est comme cela dans toutes les relations, lui fit remarquer Ruan. Il ne faut pas croire que Ludméa et moi ne nous disputons jamais et que je suis un modèle de perfection !

— Je sais bien. Mais j’ai parfois l’impression que notre relation nous détruit à petit feu. C’est dur.

— Ça me fait un peu penser à mes parents. Ils s’aimaient, mais on aurait dit qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de se faire souffrir.

— Ruan, ton père frappait ta mère, et elle le trompait avec tout ce qui passait à sa portée. On ne peut pas vraiment comparer, répliqua-t-elle un peu sèchement.

Il haussa les épaules, les yeux perdus dans le vague. Elle s’en voulut de son soudain accès de colère. Après tout, il ne voulait que l’aider ! Mais que pouvait-il comprendre à leurs années de souffrance ? A ce qu’ils avaient vécu ? A l’amour ambigu qui les unissait ?

— Peu importe, reprit l’homme en lui souriant. Si tu as envie de parler à quelqu’un, tu sais que tu peux te confier à moi. Je ne comprends peut-être pas exactement ce que tu vis, je n’aurai sans doute pas de solution miracle, mais parfois, cela fait du bien d’avoir simplement quelqu’un qui t’écoute.

— C’est vrai, approuva-t-elle. Je te remercie, Ruan. Mais je crois que cela n’arrangerait rien si Lúka découvrait que je te raconte ce genre de choses. Il est très jaloux.

— Et toi ? Tu n’es pas jalouse ?

— Oh, si. Je suis d’une jalousie maladive, avoua-t-elle. Mon mari est beau, riche et intelligent. Beaucoup de femmes tournent autour de lui, et parfois, cela me rend folle. Mais j’ai dû m’habituer à l’idée qu’il plaise à d’autres que moi. Je ne peux pas le garder dans une boîte, alors il faut bien que j’accepte que d’autres le regardent.

— Tu lui fais confiance ?

— Ludméa te fait confiance, non ?

— C’est parce que je n’ai pas encore trouvé de boîte assez grande, intervint celle-ci en se pendant au bras de Ruan, un sourire aux lèvres.

Il l’embrassa tendrement sur le front et la serra contre lui. Il y avait tant d’amour dans leurs yeux que Line eut soudain envie de pleurer. Pourquoi tout était toujours si compliqué ? Elle prit une profonde inspiration et tenta de se donner une contenance.

— Je pense que je vais aller retrouver Lúka, avança-t-elle. Il doit m’en vouloir de l’avoir abandonné si longtemps.

Elle balaya la salle du regard. Il n’y avait plus qu’une trentaine de personnes, et elle s’étonna de ne pas le voir. Peut-être était-il sur le balcon ? Après tout, il faisait chaud, il avait sans doute voulu prendre l’air.

— Ludméa, tu as vu mon mari ? demanda-t-elle.

— Oui, il est parti dans cette direction, il y a quelques minutes.

Elle fit un geste vague vers le fond de la salle, et Line la remercia. Elle se sentait coupable d’avoir passé tant de temps avec Ruan ; elle avait fait promettre à Lúka de ne pas la laisser seule, et finalement, c’était elle qui était partie. Son frère n’avait pas semblé spécialement emballé de la voir danser avec d’autres hommes, et elle l’avait volontairement ignoré, craignant qu’il ne lui fasse des réflexions qui auraient invariablement mené à une nouvelle dispute. Elle lui avait fermé son esprit tout au long de la soirée, plus pour se protéger de toutes les émotions qui l’entouraient que par rancœur. Il y avait trop de gens, trop de pensées, elle n’arrivait pas à faire le tri. Il l’avait bien compris et avait fait de même. Mais à présent, elle était incapable de le retrouver. Elle ne sentait pas sa présence, et cela l’inquiétait un peu.

Lorsqu’elle fut arrivée à l’autre bout de la salle, Line dut se rendre à l’évidence : son frère n’était pas là. Elle eut un instant de panique, puis se raisonna. Non, il ne pouvait pas être parti sans elle, qu’elle était donc sotte ! Il devait être sur le balcon ! Elle sortit, et l’air frais la calma quelque peu. Elle aurait aimé rester quelques instants pour regarder les lunes, mais un couple s’embrassait, et elle ne voulait pas les déranger. Lúka n’était pas là non plus, et l’inquiétude qu’elle jugulait depuis plusieurs minutes devenait difficile à ignorer.

Elle retourna dans la salle et remarqua l’entrée d’un couloir. Le bâtiment était immense, il devait y avoir des centaines de pièces. Peut-être son frère avait-il eu envie de s’isoler un moment ? Elle-même avait désespéré de le faire, plusieurs fois au cours de la soirée. Il y avait bien trop de gens, et leur présence était terriblement fatigante. Etre télépathe n’avait pas que des avantages, surtout en pareille situation.

Elle s’engagea dans le long couloir, et la tension qui l’habitait diminua quelque peu. Tout était plus calme, et elle accueillit la pénombre avec bonheur. La salle était trop éclairée à son goût : le soleil de lambda était bien plus fort que le leur, et les habitants étaient habitués à plus de lumière. Mais ses yeux sensibles n’appréciaient guère.

A mesure qu’elle s’avançait dans le couloir, elle sentait une étrange sensation l’envahir : un mélange de désir et de culpabilité. Elle s’adossa un instant au mur et ferma les yeux, troublée. Que lui arrivait-il ? Elle avait eu tort de boire autant, Lúka aurait dû l’en empêcher ! A nouveau, elle était prise de vertiges, et ses joues étaient brûlantes. Elle tourna la tête en direction de l’entrée du couloir et soupira.

Ses chaussures lui faisaient mal ; elle n’avait pas l’habitude des talons hauts. Elle se déchaussa et posa ses pieds nus sur le sol frais avec un soupir de soulagement. Elle en avait assez, et voulait rentrer. Lúka serait sans doute ravi de partir, lui aussi. Il lui avait maintes fois fait comprendre qu’il s’ennuyait. Mais où était-il donc passé ?

Elle marcha un peu, les yeux baissés et l’esprit troublé. Elle irait jusqu’à la prochaine salle, et si son frère ne s’y trouvait pas, elle retournerait s’asseoir auprès de Ruan et Ludméa, et elle l’attendrait. C’était sans doute ce qu’elle aurait dû faire dès le départ.

Un couple d’amoureux s’embrassait, à quelques mètres, et semblait avoir dépassé le stade des simples baisers depuis longtemps. Line sentit l’agacement la gagner. Qu’avaient-ils tous, ce soir ? Ne pouvaient-ils pas attendre d’être rentrés chez eux ? Jamais elle ne se serait permis ce genre de comportement à une soirée ! D’un autre côté, c’était probablement pour cela qu’ils s’étaient réfugiés dans ce couloir sombre. Personne n’aurait l’idée de passer par-là.

Dans la pénombre, elle ne distinguait pas bien leurs visages, mais elle reconnut la robe brodée de la cousine chinoise de Ruan. Visiblement, le jeune médecin qui l’avait draguée toute la soirée était arrivé à ses fins. Line secoua la tête, un peu choquée. Elle ne devait guère avoir plus de seize ans, et il en avait bien dix de plus. C’était indécent.

Elle soupira et décida de rebrousser chemin. Elle n’allait certainement pas les déranger, elle ne voulait pas se montrer impolie. Sans compter que Line serait terriblement gênée. Lúka était sans doute assis à une table, en train de l’attendre. Elle avait été ridicule de partir ainsi à sa recherche. En réalité, elle avait surtout eu besoin d’une excuse pour s’éloigner du couple parfait que semblaient former Ruan et Ludméa.

Elle jeta un dernier coup d’œil à Line, se demandant si celle-ci l’avait vue, et son sang se glaça. Ce n’était pas le jeune médecin qui était en train de l’embrasser si passionnément. C’était Lúka.

 

Line se détourna, le souffle coupé. Elle s’était sûrement trompée, c’était impossible ! Jamais son frère ne la trahirait ainsi ! Cette fille avait seize ans, tout au plus ! Ce n’était qu’une gamine !

Prise de vertiges, elle se força à respirer profondément, à faire le vide dans son esprit. C’était forcément une erreur. Elle allait retourner dans la grande salle, et Lúka serait là. Il lui sourirait et lui dirait qu’il l’avait cherchée, lui aussi. Le couloir était sombre, et les hommes étaient tous vêtus pareil, elle s’était méprise. Pourtant…

Elle les regarda à nouveau. Ils étaient bien trop occupés pour remarquer sa présence. L’homme semblait se battre avec les attaches de la robe de Line, et celle-ci se mit à rire.

— Tu vois que j’avais bien fait d’enlever ma robe, la dernière fois !

— Je t’interdis de te moquer ! Je n’y vois rien, et ces nœuds sont trop serrés !

— Aaaah ! Tu me chatouilles ! Lúka, arrête ça !

Elle éclata de rire à nouveau, et Line eut l’impression que tout s’effondrait autour d’elle. Elle tentait de toutes ses forces de se raccrocher à l’espoir ténu qu’il s’agissait peut-être d’un autre Lúka — après tout, c’était un prénom assez courant —, mais elle savait que c’était ridicule. Cet homme était habillé comme son frère, il s’appelait comme son frère, il ressemblait à son frère, il avait la voix de son frère. Au fond d’elle, elle n’avait plus le moindre doute.

Les mains tremblantes, elle laissa échapper une de ses chaussures, qui tomba sur le sol avec un bruit mat. L’homme s’écarta vivement de Line et se tourna vers elle. La surprise se peignit sur ses traits, et il resta là, à la regarder, la chemise à moitié ouverte et la cravate de travers.

— Line, murmura-t-il. Je…

— Ne dis rien, coupa-t-elle sèchement. Je ne veux pas de tes minables explications.

Elle se baissa et ramassa sa chaussure, pendant que Lúka essayait de remettre de l’ordre dans ses vêtements. Elle lui lança un regard destructeur et tourna les talons, la tête haute et l’estomac serré.

— Line, attends ! s’écria-t-il, courant pour la rejoindre.

— Va dire au revoir à ta nouvelle petite amie. Je t’attends dehors, répliqua-t-elle.

— Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris…

— Je ne sais pas non plus. Rejoins-moi quand vous aurez terminé, conclut-elle.

Il tenta de la prendre par le bras, mais elle se dégagea brusquement.

— Et ne me touche pas !

— Line, je te demande pardon, je n’ai pas réfléchi !

— Va te faire foutre, Lúka.

Elle s’éloigna, luttant pour ne pas laisser couler ses larmes. Elle ne pleurerait pas devant lui, oh ça non ! Elle ne lui montrerait pas à quel point il l’avait blessée. Elle mordit sa lèvre presque jusqu’à sentir le goût du sang dans sa bouche, et ses ongles se plantèrent dans la peau sensible de ses paumes. Même la douleur n’était pas assez forte pour lui faire oublier la bouche de Lúka sur celle de cette fille. Elle lui avait pardonné beaucoup de choses, mais cette fois-ci, elle savait qu’elle en serait incapable. Il y avait une limite à ne pas franchir, et il était allé trop loin.

En regagnant la grande salle, elle vit que Ludméa et Ruan n’étaient qu’à quelques mètres et cette constatation futile lui apporta un peu de soulagement : elle n’aurait pas à supporter les regards étonnés de la moitié des invités présents. Elle ne se faisait pas d’illusions : malgré tous ses efforts, elle avait sans doute une mine affreuse, et n’importe qui pouvait voir qu’elle était au bord des larmes. D’ailleurs, l’inquiétude se peignit sur le visage de Ludméa à peine celle-ci eut croisé son regard.

— Line ? Est-ce que ça va ?

— Je ne me sens pas très bien. Je crois que c’est la fatigue. Je vais rentrer.

— Tu as trouvé Lúka ?

— Oui, il me rejoint dans quelques minutes.

Elle tenta un faible sourire, puis se jeta presque sur Ludméa pour lui faire la bise, sentant qu’elle ne pourrait plus retenir ses larmes très longtemps. La jeune femme l’enlaça, un peu surprise.

— Tu m’appelles demain ?

— Je ne sais pas si je pourrai, murmura Line.

Elle se recula et se tourna vers Ruan. L’homme la dévisageait, sincèrement inquiet lui aussi. Il l’attira contre lui et la serra dans ses bras.

— C’est Lúka ? chuchota-t-il en torien.

Elle hocha la tête, incapable de prononcer le moindre mot sans se mettre à pleurer. Une boule douloureuse s’était nichée dans sa gorge et elle prit une profonde inspiration, les paupières crispées.

— Souviens-toi de ce que je t’ai dit tout à l’heure, ajouta-t-il. Et surtout, n’oublie pas ce que tu vaux. Tu es une femme merveilleuse, tu mérites le respect.

Elle s’écarta de lui avec un pauvre sourire, et prit sa main dans la sienne. Elle glissa l’autre dans celle de Ludméa.

— Tous mes vœux de bonheur pour vous deux. Je suis sûre que votre union sera heureuse.

Ruan et Ludméa se sourirent, et la remercièrent. Les larmes perlaient déjà au coin de ses yeux, et elle lâcha soudain leurs mains, avant de s’éloigner d’eux d’un pas rapide. Ils la suivirent du regard, un peu étonnés tous les deux.

— Je m’inquiète pour elle, déclara Ludméa. Elle a dû se disputer avec son mari, je pense.

— Très probablement, confirma Ruan. Elle a sans doute besoin d’être seule un moment. Tu lui parleras demain.

— C’est mieux, je crois, approuva-t-elle. Tout de même, je me demande bien ce qui a pu se passer.

— Moi, ce que je me demande, c’est où est Lúka.

— Oh, il est avec sa sœur. J’imagine qu’il voulait l’éloigner d’Henry. La pauvre petite a essayé de se débarrasser de lui toute la soirée.

— Avec sa sœur ? répéta Ruan, ne comprenant pas.

— Ta cousine, Line ! C’est sa sœur, non ? Je veux dire, il est clair qu’ils n’ont pas la même mère, mais ils sont bien frère et sœur, non ?

Ruan se demanda comment Ludméa avait découvert la vérité sur Lúka et Line. Puis, il comprit qu’elle parlait de sa cousine.

— Tu veux dire que Lúka est parti avec Line ? Line, ma cousine de quinze ans ?

— Ce n’est pas sa sœur ? Je n’y comprends plus rien, avec vos histoires de famille, soupira la jeune femme. J’étais sûre que Lúka était le demi-frère de Line. A part ses yeux bridés, elle lui ressemble beaucoup.

— Attends-moi deux minutes, d’accord ?

Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche pour répondre, il se dirigeait déjà vers l’entrée du couloir d’un pas décidé.

 

Lúka reprit sa veste sans un mot, les yeux baissés. Line se mit à pleurer doucement et tenta de rattacher sa robe, sans succès. Ses cheveux tombaient devant ses yeux, collés à ses joues mouillées de larmes, et elle les écarta en reniflant.

— Lúka, je suis désolée, j’étais sûre que personne ne viendrait, ici !

— Ce n’est pas de ta faute. J’ai agi comme un imbécile, et maintenant, je n’ai que ce que je mérite, décréta-t-il d’un air sombre.

— Mais elle va te pardonner ?

— Ça, j’en doute.

Il rajusta sa cravate et lui lança un regard triste.

— Line, je te demande pardon. Tu mérites quelqu’un de bien. J’ai l’impression d’avoir profité de toi, et je me sens encore plus nul.

— Non, Lúka ! Ne dis pas des choses comme ça !

Elle voulut le prendre dans ses bras, mais il la repoussa gentiment.

— Je crois que ce n’est pas une bonne idée. On ne devrait plus se revoir, tous les deux. Je ne peux pas m’empêcher de te sauter dessus comme un malpropre, et je suis en train de détruire tout ce que j’ai mis tant d’années à construire avec Line.

— Je comprends, murmura-t-elle. Tu m’aides à rattacher ma robe, s’il te plaît ?

Il hocha la tête et refit les quelques nœuds qu’il avait été si pressé de défaire, moins de cinq minutes auparavant. Elle se tint très droite, les épaules secouées de sanglots. Les mains de Lúka s’attardèrent quelques instants sur son dos nu, mais il se recula bien vite.

— Je vais aller rejoindre Line, avança-t-il. Je pense que ce n’est pas une bonne idée que tu m’accompagnes.

— Non, bien sûr, reconnut-elle. J’ai droit à un baiser d’adieu ?

— Line…

Ils entendirent soudain des pas rapides dans le couloir, et Lúka se retourna pour découvrir un Ruan complètement furieux.

— Ôte tes mains de ma cousine, espèce de malade ! lui cria-t-il. Tu n’as pas honte ? Une fille de quinze ans ! Et à quelques mètres à peine de ta femme !

Il l’empoigna par le col de sa chemise et le plaqua contre le mur. Lúka était trop troublé pour tenter de se défendre, et finalement, il n’était pas sûr d’en avoir envie. Il méritait d’être puni pour ce qu’il venait de faire, et il se sentirait sans doute mieux si Ruan décidait de le frapper.

— Je ne veux plus que tu t’approches d’elle, c’est compris ? gronda-t-il. C’est une gamine, et ta femme mérite mieux qu’un tel affront !

— Ruan, laisse-le ! s’écria Line, s’aggripant à son bras et essayant de l’éloigner de Lúka.

— Retourne vers les autres, mes parents te raccompagneront, ordonna-t-il.

— Non, s’il te plaît !

— Fais ce que je te dis ! Tu as déjà fait assez de mal autour de toi, ce soir !

— Le seul à blâmer, c’est moi, intervint Lúka.

— Ne t’inquiète pas, je ne t’oublie pas. Tu te souviens, il y a deux ans et demi, tu m’as accusé d’avoir fait du mal à Ludméa et tu m’as frappé… Je crois que le jour est arrivé de te rendre la pareille. Sauf que toi au moins, tu sauras pourquoi sont ces coups !

— Je t’en prie ! Laisse-le ! Ne le frappe pas ! supplia Line.

— Je t’ai dit d’aller retrouver mes parents ! répéta-t-il plus sèchement.

Elle éclata en sanglots et chercha à nouveau à l’écarter de Lúka. Ruan la repoussa, mais elle insista.

— Line, arrête ! Tu compliques les choses, soupira-t-il.

Il finit par lâcher Lúka, non sans l’avoir violemment secoué, et Line se précipita dans ses bras.

— Tu ne m’oublieras pas, hein ? lui chuchota-t-elle.

— Tu sais bien que non !

— Lúka, tu as autre chose à faire que bécoter ma cousine, si tu veux récupérer ta femme, cingla Ruan.

Lúka repoussa doucement Line et lui caressa la joue.

— Je suis désolé…

Il partit en direction de la grande salle, les épaules basses. Ruan attira Line contre lui et la berça tendrement, pour calmer ses sanglots. Elle enfouit son visage dans sa chemise, et il lui caressa les cheveux, jetant un regard noir à Lúka qui s’éloignait.

— Ne pleure pas, Line. Il n’en vaut pas la peine. Tu es beaucoup trop bien pour lui.

Lúka entendit ces mots, et c’était sans doute ce que Ruan voulait. Il était forcé de reconnaître que, pour une fois, l’homme avait raison. Il avait Line, il avait une vie parfaite, mais il avait voulu plus. Et à présent, il ne lui restait que les regrets.

 

Line ne desserra pas les dents de tout le trajet, le visage appuyé contre le hublot, les mains crispées sur le tissu de sa robe. Lúka tenta de lui parler, mais elle lui répliqua qu’elle n’avait rien à lui dire. Lentement, les pièces du puzzle se remettaient en place dans son esprit, et elle commençait à comprendre beaucoup de choses. Lúka avait eu une liaison avec Line, et c’était d’elle qu’il parlait lorsqu’il lui avait avoué avoir couché avec une autre femme. Ce qu’elle l’avait vu faire avec Z’arkán n’était donc qu’un "à côté", un amusement de plus pour lui. Comment avait-il osé la traiter ainsi ? Il avait dansé avec cette fille, et elle n’avait rien remarqué. Etait-elle si naïve ?

— Line, s’il te plaît, il faut qu’on parle, fit Lúka, une fois qu’ils furent rentrés chez eux.

— Va te laver, tu as du rouge à lèvres partout, rétorqua-t-elle.

Il rougit, honteux, puis hocha la tête. Il passa à la salle de bains et se dévêtit lentement, observant son reflet dans le miroir. Sa sœur avait raison : le rouge à lèvres de Line avait laissé des traces sur son visage. Sa veste portait encore l’odeur de la jeune fille et il ferma les yeux un instant, troublé. Qu’avait-il fait ?!!

Il s’appuya contre la paroi de la douche, les jambes faibles, et laissa l’eau ruisseler sur son corps. C’était l’alcool. C’était forcément l’alcool. Et le fait d’avoir vu sa sœur sourire à Ruan toute la soirée et rire à chacune de ses plaisanteries. Mais cela ne changeait rien ; il était impardonnable. Il avait trahi Line, et à présent, il en payait les conséquences. Si seulement elle acceptait de lui parler !

Il s’attarda sous la douche, les yeux fermés, apaisé quelque peu par le bruit continu de l’eau sur sa peau. Elle l’aimait, elle lui pardonnerait ! Elle n’allait tout de même pas risquer de briser leur famille pour quelques baisers ! Pourtant, depuis plusieurs semaines — plusieurs mois, même —, elle était distante, et trop souvent morose. Il avait l’impression qu’elle lui cachait des choses, et cela l’inquiétait.

 

Line s’assit sur le lit et fixa le mur, les larmes aux yeux. Son frère était sous la douche, et elle aurait pu enfin se laisser aller au soulagement des pleurs, mais elle savait que si elle cédait, elle serait incapable de se contenir. Et elle ne ferait pas ce cadeau à Lúka, non, elle ne lui montrerait pas à quel point elle souffrait.

Depuis des mois, elle repoussait le moment de lui dire la vérité, et cela la rongeait. Elle s’était accrochée à l’espoir que tout pourrait encore s’arranger entre eux, et à présent, elle comprenait qu’elle s’était trompée : Lúka ne changerait jamais. Elle n’avait plus envie de continuer à faire des efforts alors que lui ne prenait rien au sérieux.

Elle soupira, puis se leva et commença à ouvrir les tiroirs et rassembler ses affaires.

 

Lúka sortit de la salle de bains pour découvrir sa sœur en train d’empiler des vêtements sur le lit.

— Line, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il d’une voix où on sentait poindre un début de panique.

— Tu le vois bien. Je prends mes habits, et je les mets là en attendant que tu ailles me chercher une valise.

— Quoi ?

— La grosse grise que tu as prise quand tu es parti à Washington fera l’affaire, reprit-elle.

— Mais… Je…

— Ne reste pas là comme un imbécile, s’il te plaît. J’ai besoin de cette valise, et je ne veux pas y passer la nuit.

— Je t’en prie, ne fais pas ça ! Il faut qu’on parle, tu ne peux pas partir comme ça !

— Tu peux me parler, si tu veux. Ça ne me dérange pas. Mais va d’abord me chercher cette valise.

Il secoua la tête en silence et s’assit sur le lit, lui jetant un regard suppliant. Elle soupira, excédée.

— Très bien, je vais aller la chercher moi-même !

Elle se battit quelques instants avec la fermeture éclair de sa robe, les joues rouges. Voyant qu’elle était prête à mettre le vêtement en pièces, Lúka intervint et posa les mains sur ses épaules. Elle frémit légèrement, et étouffa un sanglot. Lentement, il fit glisser la fermeture éclair, sans pouvoir s’empêcher d’effleurer des doigts son dos nu. Moins d’une heure auparavant, il avait eu les mêmes gestes envers Line, et la réalisation de tout ce que cela impliquait s’imposa à lui. Sa culpabilité redoubla. Ses mains étaient sur sa peau, et si la tension de ses épaules était visible, elle ne le repoussa pas. Il s’enhardit et écarta doucement ses cheveux pour déposer un baiser sur sa nuque. Elle se retourna brusquement et lui lança un regard furieux, avant de s’éloigner de lui. Elle ôta la robe et revêtit un jean et un simple pull de coton, puis s’appliqua à défaire sa magnifique coiffure pour tresser ses cheveux. Lúka vint s’asseoir près d’elle, les yeux baissés.

— Je suis désolé, murmura-t-il.

— J’en suis certaine.

Elle ramena ses cheveux devant elle pour terminer sa tresse, et pendant quelques secondes, il regarda le mouvement régulier de ses doigts, comme hypnotisé.

— Je n’ai fait que l’embrasser…

— C’est faux. Tu as couché avec elle.

— C’était il y a plusieurs années ! Et je te l’ai dit !

— Ça ne t’a pas suffi ? Tu avais besoin de me faire souffrir à nouveau ?

— Line, je…

— Tu baisais avec cette fille dans un couloir ! cria-t-elle. Et maintenant, tu viens me dire que tu es désolé ? Tu me prends pour quoi ? Je ne suis pas une amourette de couloir, moi, je suis ta femme ! Je pensais que cela comptait un peu plus pour toi !

Elle avait fini sa tresse et se releva brusquement, recommençant à ouvrir les armoires et trier les vêtements.

— Line, je t’en prie, je l’ai juste embrassée !

— "Juste embrassée" ? Alors ça  ne compte pas, c’est ça ? Je dois te pardonner, parce que tu l’as "juste embrassée" ?

— Tu as embrassé Ruan !

— C’était il y a cinq ans. J’ai fait une erreur, je l’admets, mais ce n’était qu’un baiser ! Ce n’est pas moi que tu as trouvée à moitié nue dans un couloir avec lui, à ce que je sache !

— Tu as passé la soirée à te coller à lui, à lui faire des sourires tendres, à lui parler à l’oreille ! J’étais jaloux, je… Je n’ai pas réfléchi !

— C’est ma faute, bien sûr ! Tu ne peux pas prendre tes responsabilités, pour une fois ?

Elle le dévisagea, les yeux brillants et la bouche pincée, puis tourna les talons et quitta la pièce.

— Line, où vas-tu ?

— Chercher cette putain de valise, vu que tu ne veux même pas faire ça pour moi ! lui cria-t-elle depuis le couloir.

Lúka prit son crâne entre ses mains, désespéré. Il devait trouver un moyen de la raisonner, et vite.

 

Line entra dans la grande pièce où étaient entreposées l’unité centrale de Z’arkán et les grandes armoires vitrées contenant les milliers de sauvegardes. Elle porta sa main à sa bouche et commença nerveusement à mordiller ses ongles, indécise. Puis, elle se souvint de son frère et de Z’arkán, et son visage se durcit. Si elle partait, Lúka recommencerait, et la remplacerait par sa poupée gonfable virtuelle. Elle ne permettrait pas cela. Elle ne laisserait pas Z’arkán prendre sa place auprès de son frère.

Elle s’assit et pianota sur les touches du vieux clavier poussiéreux. Lúka ne venait quasiment jamais ici, il travaillait toujours depuis son bureau. Tout était plus moderne, en haut. Mais elle n’avait que faire des écrans géants et des hologrammes. Le vieil écran plat lui suffirait pour accomplir ses projets.

— Bonjour Z’arkán, c’est Line, déclara-t-elle dans le micro.

— Bonjour, Mère.

Le haut-parleur grésillait un peu, et la voix de Z’arkán était terriblement métallique. Cependant, Line n’était pas là pour que l’ordinateur lui chante une berceuse, et elle tapa quelques commandes sur le clavier.

— Z’arkán, je veux que tu rassembles la totalité des informations disponibles sur Mikhail et l’Orme et Lena de l’Orme. Je crois que mon frère a un dossier pour cela. Mets-moi tout ça sur un tube… Non, sur un DVD.

— Un tube serait plus approprié. Il faudrait trois DVDs.

— Fais ce que je te dis.

— Très bien, Mère.

Line resta quelques instants silencieuse, se concentrant sur le bourdonnement de l’unité centrale. A nouveau, elle hésitait. Si elle faisait cela, son frère la détesterait et elle le perdrait sans doute à jamais. Mais si elle ne le faisait pas, le résultat serait le même. Elle prit une profonde inspiration, et entra quelques commandes. Une liste immense apparut sur l’écran, et elle fronça les sourcils. Elle précisa son argument de recherche et sourit en voyant la liste se réduire.

— Z’arkán, je veux que tu détruises les sauvegardes B225318 à B225351, ordonna-t-elle.

— Une confirmation manuelle est requise pour ce type d’opérations.

— Franchement, je ne sais pas ce que mon frère te trouve, soupira-t-elle en confirmant ses commandes.

— Sauvegardes effacées.

— Bien, à présent, je veux que tu détruises le module Line.

— Impossible. Le module Line a été fusionné avec l’interface graphique du système principal. Les données sont maintenant part intégrante du noyau.

Line resta quelques instants sans comprendre. Pourquoi Lúka avait-il fait une chose pareille ? Etait-il complètement inconscient ? Il avait donné une faculté d’apprentissage autonome à son module, et cela avait déjà causé bien assez de dégâts ! A présent, il fusionnait cette intelligence artificielle instable et capricieuse avec un système qui avait contrôle la moitié de l’économie mondiale ?!!

— Donne-moi la liste des ressources que tu pourrais supprimer sans endommager le noyau, ordonna la jeune femme.

La liste n’était pas longue, mais elle contenait ce que Line voulait, à savoir les modifications que Lúka avait effectuées pour que l’hologramme de Z’arkán lui ressemble si parfaitement. Les mains tremblantes, elle commanda la suppression de ces fichiers. Lúka aurait une sacrée surprise, la prochaine fois qu’il réclamerait son jouet préféré…

 

Lorsque Line revint avec la valise, elle trouva son frère en train de ranger calmement ses vêtements dans les tiroirs. Il s’était habillé, et avec ses cheveux encore humides qui tombaient devant ses yeux, elle le trouva irrésistible. Le T-shirt noir soulignait ses épaules larges et son corps svelte, et son jean élimé lui donnait un petit air négligé qui ne la laissait jamais indifférente. Lúka était beau. Un journal populaire l’avait d’ailleurs récemment fait figurer parmi les dix hommes les plus séduisants de la planète. Lorsqu’il travaillait hors du laboratoire, il était toujours très élégant. Cependant, elle préférait presque le voir en tenues plus décontractées. En costume, il était Lúka Owen, créateur et propriétaire du système informatique le plus ambitieux de tous les temps. En jean, il était simplement Lúka, l’homme qu’elle aimait.

Il avait sans doute suivi le fil de ses pensées, car elle vit un sourire hésitant se dessiner sur ses lèvres. Elle se ressaisit : il était hors de question qu’elle lui laisse se faire des illusions.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle sans aucune douceur.

— Je range tes affaires. Je ne veux pas que tu partes sur un coup de tête. Et surtout pas en pleine nuit ! Il est trois heures du matin, Line, où irais-tu ?

— A l’hôtel, répondit-elle en lui ôtant des mains les pulls qu’il s’apprêtait à remettre dans l’armoire.

— Je t’en prie, c’est ridicule ! Et tu penses partir combien de temps ?

— Mais… Je m’en vais, Lúka ! Je ne pars pas en vacances ! Je ne suis pas non plus en train de te dire que je veux faire une pause ou une autre imbécillité du même genre. Je te quitte.

— Tu ne peux pas faire ça ! paniqua-t-il. J’ai besoin de toi ! Mikhail a besoin de toi !

— Il vient avec moi, décréta-t-elle. La place d’un enfant de son âge est avec sa mère.

— Non ! Tu n’as pas le droit de m’enlever mon fils !

— Tu le verras les week-ends, rétorqua-t-elle. Que ferais-tu de lui, de toute façon ? Tu es tellement pris par ton travail ! Tu n’as jamais de temps à lui consacrer ! Il faut toujours qu’on te traîne de force à chaque fois que l’on veut sortir, et tu mets tellement de mauvaise volonté à nous accompagner que c’en est presque caricatural.

— Line, je t’en supplie, je ferai des efforts, je te le promets !

Il l’attrapa par les épaules et tenta de la serrer contre lui. Elle se dégagea et continua à remplir sa valise.

— Tu m’as déjà dit ça des dizaines de fois, Lúka. Et pourtant, je n’ai pas noté d’amélioration. Tu penses que c’en en couchant avec une gosse de seize ans que tu vas résoudre les problèmes qu’il y a entre nous ?

— J’ai fait une erreur, c’est vrai ! Mais c’est toi que j’aime ! Je ne suis pas amoureux d’elle !

Elle le regarda droit dans les yeux, puis secoua la tête.

— Tu mens. Tu es fou de cette fille.

— Mais non, je…

— Tu es un très mauvais menteur, coupa-t-elle.

— C’est toi que j’aime ! répéta-t-il faiblement.

— Oui, je sais que tu m’aimes. Cependant, ça ne change rien. Nous ne sommes pas faits pour être ensemble, tu le vois bien ! C’était une erreur dès le départ. Un frère et une sœur… Comment une telle relation pouvait-elle déboucher sur un mariage heureux ? Nous nous détruisons petit à petit, nous gâchons tout ce qu’il y a eu de beau entre nous…

— C’est faux, ne dis pas ça, murmura-t-il.

— Je pense que c’est mieux qu’on se sépare, conclut-elle.

— Non, je t’en prie, donne-moi une chance ! Je ne peux pas vivre sans toi !

— Tu n’auras qu’à aller retrouver ta nouvelle petite amie ! Après tout, tu vas bientôt devoir partir pour Alpha, pourquoi ne l’emmènerais-tu pas avec toi ?

— Line, ce n’est pas avec elle que je veux passer ma vie ! Tu le sais, non ? Tu sais à quel point je t’aime ! A quel point je suis mal lorsque tu n’es pas avec moi !

— Tu apprendras à vivre sans moi, tout comme j’apprendrai à vivre sans toi.

— Tu ne peux pas faire ça à notre fils ! Il est trop jeune, tu vas le traumatiser !

— Ne dis pas de sottises. Tu n’en as rien à foutre de lui ! Tu ne fais que l’utiliser pour me faire fléchir. Mikhail est très mature pour son âge, il comprendra. Et il ne te verra pas beaucoup moins qu’avant.

— Tu n’as pas le droit de dire ça ! Je l’aime, c’est aussi mon enfant !

— Tu sais que c’est la vérité, lâcha-t-elle. De toute façon, cela ne change rien. Je pars.

— Mais où iras-tu ?

— J’ai acheté un appartement à Paris, avoua-t-elle.

— Tu as quoi ?!! Quand ?

— Il y a plusieurs mois déjà.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Lúka avait l’air sincèrement blessé, et elle baissa les yeux. Elle savait bien que tout ce qui se passait à présent n’était pas que de sa faute à lui. Elle avait des torts, également. Et elle lui avait caché tant de choses…

— Lúka, ça fait des mois que cela ne va pas entre nous, soupira-t-elle.

Il la dévisagea, et ses yeux s’agrandirent de surprise. Puis, ses traits se durcirent.

— Tu avais déjà décidé de me quitter ! Et maintenant, tu as trouvé une bonne excuse pour me faire porter la responsabilité de notre séparation !

— Non, ce n’est pas ce que tu crois. Je n’avais rien décidé, encore. Je voulais faire ce dont on avait discuté, l’an dernier : vivre avec Mikhail à Paris, et que tu viennes nous rejoindre pour les week-ends.

— On peut encore faire ça, proposa-t-il. Line, je t’en prie !

— Je ne veux plus être avec toi, je te l’ai dit. N’insiste pas, cela ne fera qu’aggraver les choses !

— Je ne vois pas comment ça pourrait être pire, marmonna-t-il.

— Je pourrais demander le divorce, et nous nous battrions pendant des années pour la garde de notre fils. Je pense que ce n’est pas ce que tu veux.

— Bien sûr que non ! Notre fils ne mérite pas ça !

— Lúka, ma décision est prise, je ne changerai pas d’avis. Maintenant, tu peux faire en sorte que notre séparation se passe bien, ou tu peux nous rendre la vie infernale, à Mikhail et moi. A toi de choisir.

Il lui jeta un regard désespéré, et elle plia soigneusement un pull pour le ranger dans la valise. Elle faisait tout son possible pour garder un visage très neutre et une apparente indifférence, et elle y parvenait plutôt bien. Dès qu’elle sentait les larmes affluer sous ses paupières, elle repensait aux mains de Lúka sous la robe de Line, à sa bouche dans son cou, et elle trouvait la force de les repousser. Sa valise était presque finie, et il restait encore suffisamment de place pour les affaires de Mikhail. Assis sur le lit, son frère la suivait des yeux, et dans d’autres circonstances, son air pitoyable l’aurait poussée à se précipiter près de lui pour le prendre dans ses bras et le consoler, comme elle l’avait fait si souvent lorsqu’ils étaient enfants. Mais tout était fini, il n’y avait pas de pardon possible, cette fois.

Elle ferma la valise et allait la tirer à elle lorsque Lúka prit sa main entre les siennes, les yeux brillants.

— Tu m’aimes toujours ?

Plus qu’une question, c’était une supplique, et Line sentit son cœur se serrer. L’espace d’un instant, elle hésita. Prenait-elle la bonne décision ? N’agissait-elle pas sur un coup de tête, finalement ? Peut-être que si elle réfléchissait un peu plus… Si elle laissait passer quelques jours… Mais c’était impossible, et elle le savait. Cela faisait des  mois qu’elle repoussait ce moment.

Elle s’assit près de lui, et baissa les yeux sur leurs mains jointes. Leurs alliances identiques brillaient un peu sous la lumière des néons. Elle soupira. Pourquoi était-ce si dur de le quitter ?

— Oui, je t’aime encore, répondit-elle enfin. Mais je ne veux plus de la relation catastrophique que nous avons. Je suis malheureuse, et toi aussi.

— Je ne suis pas malheureux !

— Tu n’es pas heureux, en tout cas. Si tu l’étais, tu sourirais plus souvent, et tu n’aurais certainement pas embrassé cette fille.

Il détourna les yeux, coupable. Les armoires ouvertes étaient encore pleines de ses vêtements, et cela le rassura un peu. Si elle avait voulu partir définitivement, elle aurait tout pris. D’ici quelques jours, lorsqu’elle aurait réfléchi, elle reviendrait !

— Je prendrai le reste plus tard, annonça-t-elle pour réduire à néant ses faibles espérances, ayant suivi le cours de ses pensées. Il me faudra des cartons, et nous n’en avons pas. J’irai en chercher à l’usine, ils doivent en avoir des centaines, là-bas. D’ailleurs, à propos de DELO Corporation, j’aimerais bien que tu me laisses en prendre la direction. Je sais que tu as assez à faire avec Z’arkán, et j’ai envie de m’occuper.

— Line, s’il te plaît… Prends tout ce que tu veux, ça m’est égal. Mais je te demande de réfléchir encore un peu, la pressa-t-il.

Il la prit dans ses bras, et cette fois-ci, elle ne le repoussa pas. Il caressa doucement ses cheveux, puis ses doigts effleurèrent sa joue. Il la sentait troublée et bouleversée. Terriblement triste, surtout. Il sut alors que tout n’était pas perdu. Elle l’aimait toujours, et d’ici quelques jours, elle se rendrait bien compte que cette séparation n’était pas ce qu’elle voulait vraiment !

— Pourquoi tu m’as fait ça, Lúka ? lui murmura-t-elle. Pourquoi tu nous as fait ça ? Je ne te suffisais plus ? Tu te lassais de nous deux ?

— Je ne sais pas, soupira-t-il. J’ai fait une erreur, c’est certain. Je m’en veux tellement ! J’avais trop bu, et…

— Et elle t’attirait. Les hommes et leur désir !

— Line, je te demande pardon.

Il plongea ses yeux dans les siens, puis l’embrassa. Pendant un instant, elle répondit à son baiser, mais elle se reprit et le repoussa.

— Non, Lúka. Il ne faut pas. Tu compliques tout !

Elle se releva et il lui jeta un regard meurtri. Elle baissa la tête, tirant sur sa valise. Il essaya de l’en empêcher, les mains crispées sur l’autre poignée.

— Arrête ! Je t’en prie ! Line, ne t’en va pas ! Je ne peux pas vivre sans toi ! la supplia-t-il.

— Et moi, je ne peux pas vivre avec toi ! rétorqua-t-elle en tirant plus fort sur la poignée.

Mais Lúka avait bien plus de force qu’elle, et au bout de quelques secondes, elle éclata en sanglots et lâcha la valise. Il se précipita vers elle, cherchant à l’enlacer, et elle se débattit.

— Laisse-moi, Lúka ! Laisse-moi partir !

— Non ! Reste ! Je te promets, je ferai des efforts, je… Je laisserai William s’occuper de Z’arkán et je me retirerai du projet, ajouta-t-il d’une voix brisée.

Line le dévisagea, ébahie. Z’arkán était tout pour Lúka ! Il parlait d’abandonner ?

— C’est toi qui es tout pour moi, fit-il.

— Si tu abandonnais ce projet, tu serais malheureux, souffla-t-elle. Et moi, chaque jour, je m’en voudrais de t’enchaîner ainsi à moi ! Cela ne ferait qu’empirer les choses, décréta-t-elle.

Elle se détourna et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle s’était juré de ne pas pleurer, et elle avait été faible.

— Je suis prêt à faire n’importe quoi pour que tu me redonnes une chance, déclara-t-il. Demande-moi ce que tu veux !

— Je veux juste que tu me laisses prendre ma valise… Il arrive un moment où ce n’est juste plus possible, Lúka. Ce n’est pas seulement à cause de ce que tu as fait avec cette fille, c’est à cause de tout le reste ! Je n’en peux plus. Chaque matin, je me dis que tu vas changer, que tu vas enfin comprendre que nous ne sommes plus des enfants. Mais chaque soir, je suis forcée d’admettre que tu es toujours le même. Lorsque Père était encore vivant, tout était différent. Nous étions un frère et une sœur qui jouaient à être amants. Aujourd’hui, nous sommes mariés et nous ne jouons plus.

— Je ne comprends pas.

— Lúka, tu es un frère génial, mais tu ne vaux rien comme père et comme mari.

— C’est cruel de dire ça !

— Mais c’est vrai, rétorqua-t-elle.

— Parce que tu es la femme parfaite, peut-être ? ne put-il s’empêcher de répondre.

— Je n’ai pas ce genre de prétentions. Je sais que j’ai des torts, je sais que j’ai beaucoup de défauts aussi. Mais moi, je suis adulte. Grandis un peu, Lúka.

Elle empoigna sa valise, les joues mouillées, et lui lança un regard triste. Puis, elle se détourna et sortit de la chambre. Lúka se laissa tomber sur le lit et fixa le plafond, désemparé par la tournure que prenaient les événements. Toute sa vie, il avait vécu avec Line. A présent, elle s’en allait, emmenant leur fils avec elle. Et il ne savait pas quoi faire pour l’en empêcher.

 

Line avait rangé les affaires de Mikhail dans la valise, les épaules secouées de sanglots et la gorge serrée. Comment allait-elle expliquer tout cela à son fils ? Lui pardonnerait-il ? Et Lúka ? Elle lui avait fait terriblement de mal, elle l’avait bien senti. Que ferait-il sans elle ? Et que ferait-elle sans lui ? Elle avait peur de la foule, elle ne savait pas comment fonctionnait le monde extérieur, elle n’avait jamais passé plus que quelques heures hors du laboratoire ! Certes, elle était parfaitement capable de se débrouiller. Elle pouvait comprendre ce que les gens attendaient d’elle et agir en conséquence en sondant leur esprit. Mais elle était terrifiée.

Prise de vertiges, elle dut s’asseoir quelques instants sur le lit de leur fils. Un lit qu’il n’avait plus utilisé depuis des années… Cela non plus n’avait pas aidé leur relation chancelante. Avant d’avoir Mikhail dans leur chambre chaque nuit, ils se parlaient, heureux de se retrouver seuls tous les deux, comme du temps de leur père. Cependant, la présence du petit garçon avait limité leurs conversations au strict minimum, et ils étaient peu à peu devenus presque des étrangers l’un pour l’autre. La communication n’avait jamais été leur point fort, malgré leur don de télépathie. Mais comment faire autrement ? Mikhail avait failli mourir, et ils ne pouvaient pas prendre le risque de le laisser seul pendant la nuit. Même Lúka avait été de son avis, cette fois-ci. A Paris, il serait hors de danger. Et loin du laboratoire, elle pourrait enfin commencer à vivre.

 

Il était près de cinq heures du matin lorsque Line ouvrit la porte de la chambre de Lyen. A la lueur de la veilleuse que la femme avait mise pour Mikhail, elle vit le visage paisible de son fils à moitié enfoui dans l’oreiller, ses boucles sombres se mêlant aux longues tresses de Lyen. Il dormait, innocent et heureux. Elle sentit la culpabilité l’envahir : elle était en train de détruire tout son univers, tout ce qu’il avait toujours connu. Etait-elle donc si égoïste ? Mais ce qu’elle avait dit à Lúka était vrai : Mikhail ne verrait pas son père moins souvent en vivant loin de lui. Et il aurait des amis de son âge et ne devrait plus supporter les querelles de ses parents. De toute façon, elle n’avait pas le choix.

Lyen était éveillée et souleva ses paupières. Ses yeux félins prenaient d’étranges éclats vert-jaune dans la pénombre, et cela avait toujours troublé Line. Elle voyait très bien dans l’obscurité. D’un geste tendre, elle remonta un peu le drap sur le corps du petit garçon, et reporta toute son attention sur la jeune femme.

— Line ? murmura-t-elle. Quelque chose ne va pas ?

Celle-ci hocha la tête, incapable de prononcer le moindre mot. Lyen se glissa lentement hors du lit, veillant à ne pas réveiller Mikhail, et s’approcha d’elle. Line l’entraîna à l’extérieur de la chambre et ferma soigneusement la porte derrière elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai décidé de partir, lâcha-t-elle avec un sanglot.

— De partir ? Comment cela ?

— Je quitte Lúka. Je m’en vais. Je ne peux plus le supporter.

— Je te comprends parfaitement, approuva Lyen. Mais… Et Mikhail ?

— Je l’emmène avec moi. J’ai préparé ses affaires, il faut juste qu’il s’habille.

Lyen resta quelques instants silencieuse, les yeux perdus dans le vague. Rien ne se passait comme prévu, et cela risquait de mener à la catastrophe. Si Lúka et Line n’étaient plus ensemble, leur plan n’avait plus aucune valeur ! Elle dévisagea la jeune femme, tentant de comprendre à quel point cette séparation était sérieuse. Ses yeux étaient rougis de larmes et elle avait l’air bouleversée. Mais elle était déterminée. Trop déterminée.

Une pensée traversa soudain son esprit, et la panique s’immisça en elle. Si Line partait, plus personne ne serait là pour la défendre contre Lúka ! Il allait lui faire du mal, et elle n’aurait même plus l’espoir de la vengeance auquel se raccrocher !

— Et moi ? Tu me laisses ?

Line leva vers elle ses grands yeux verts, et la surprise se peignit sur son visage.

— Je… Je n’y ai pas réfléchi, avoua-t-elle. Non, je ne peux pas te laisser, Lúka te tuerait ! Tu viens avec nous, bien sûr !

Lyen poussa un soupir de soulagement et se détendit. Elle sourit à Line avec gratitude. Elle n’aimait pas la femme, mais elle appréciait son geste.

— Je t’achèterai des vêtements, décréta-t-elle. Ces combinaisons ne sont pas adaptées au monde extérieur. Et il faudra qu’on fasse quelque chose pour tes yeux. Pour tes doigts, ce sera plus difficile, par contre, soupira-t-elle en posant les yeux sur les mains de Lyen. On se débrouillera, conclut-elle. Je n’ai pas envie de penser aux problèmes maintenant.

— Où est Lúka ?

— Il est resté dans la chambre, je pense.

Line baissa les yeux et étouffa un sanglot. Lyen hésita, puis posa une main sur son épaule. La jeune femme n’attendait que ce geste, et se précipita dans ses bras en pleurant.

— Je… je ne vais jamais y… y arriver ! hoqueta-t-elle. C’est trop dur, je… Il va tellement me man… manquer !

— Alors reste !

— Je ne peux pas ! Je ne… ne peux plus lui faire confiance ! Je ne le supporte plus !

— Et lui ? Il ne veut pas que tu partes, j’imagine ? avança Lyen.

— Non, bien sûr ! Il m’a suppliée, mais… C’est impossible !

Lyen fit un sourire qui ressemblait plus à une grimace, et que Line ne pouvait pas voir. Elle essayait d’imaginer Lúka en train de la supplier, à genoux devant elle. La plus belle des vengeances… Et à présent, tout cela risquait de lui être refusé parce que Line avait décidé de faire un nouveau caprice ! Elle ne pouvait pas laisser cela arriver !

— Tu devrais lui laisser une chance, conseilla-t-elle.

— C’est toi qui dis ça ?

— Mais tu l’aimes, non ?

Line s’écarta d’elle et essuya ses larmes du revers de sa manche.

— Oui, et ça ne change rien.

— C’est ridicule ! Si tu l’aimes et qu’il t’aime, il ne faut pas le quitter ! Tu seras malheureuse sans lui !

— C’est avec lui que je suis malheureuse ! cria presque Line. Ne commence pas à essayer de me faire la morale ! J’ai déjà assez d’un frère pour ça ! Si tu veux m’accompagner, tu respecteras ma décision !

— Line, calme-toi. J’essaie juste de te faire réfléchir, pour ne pas que tu ailles de regrets.

— Je suis adulte, je suis capable de réfléchir par moi-même !

— Ne réagis pas comme ça ! Je fais ça pour t’aider, moi ! Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre de ton frère ? Il pourrait agoniser à quelques centimètres de moi que je ne tendrais même pas le bras pour l’aider ! Je le déteste ! Et s’il est malheureux, cela ne me rend que plus heureuse ! Mais là, on ne parle pas que de lui, on parle de toi !

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je n’aurais pas dû crier sur toi.

Lyen haussa les épaules et lui sourit. Un instant, elle se dit que sa fille devait lui ressembler, et elle eut un élan d’amour pour la jeune femme qui pleurait devant elle. Mais elle se ressaisit : elle ne pouvait pas se permettre ce genre de pensées. Line était l’ennemie. Il n’y avait pas de pitié possible.

 

Line se glissa dans sa chambre. Lúka s’était endormi, couché en travers du lit. Ses joues étaient encore humides de larmes, et cela lui brisa le cœur. Il ne pleurait jamais. Elle s’agenouilla près de lui et caressa doucement ses cheveux noirs, réprimant un sanglot. Il bougea un peu et elle écarta sa main. Elle mordit sa lèvre jusqu’au sang pour ne pas laisser couler ses larmes. Elle l’aimait. Il était son jumeau, son âme sœur, le père de son enfant. Et elle l’abandonnait. Mais c’était mieux comme ça.

Elle fit glisser son alliance et la tint quelques instants au creux de sa main, se rappelant le jour de leur mariage, cinq ans auparavant. Son sourire, sa nervosité, ses doigts qui tremblaient légèrement lorsqu’il avait passé l’anneau à son annulaire… Elle avait tenu à aller seule dans les magasins pour choisir une robe de mariée, et il lui avait dit plus tard combien cela l’avait touché. Il savait à quel point elle détestait le monde extérieur, et à l’époque, elle paniquait presque dès qu’elle mettait un pied hors du laboratoire. Mais elle l’avait fait, pour lui. Pour le surprendre, et pour que ce jour soit à jamais gravé dans sa mémoire. Et il y avait eu la soirée de l’inauguration de Z’arkán, la nuit de la naissance de leur fils…

Line ne put retenir ses larmes plus longtemps, et elles mouillèrent à nouveau ses joues. Elle se releva et posa son alliance sur la table de chevet, puis sortit sans un bruit.

 

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8 avril 2012 7 08 /04 /avril /2012 15:41

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Les Enfants de l’Ô : Lambda

 

Deuxième Partie

 par

 Vanessa du Frat

 

 


 

 

CHAPITRE XIX

    

  Ludméa referma la porte derrière elle et les lumières s’allumèrent automatiquement, éclairant la demi pénombre dans laquelle la maison était plongée. Le soleil n’était pas encore couché, malgré l’heure plutôt tardive, mais le crépuscule s’installait lentement. La jeune femme posa ses affaires dans le vestiaire et monta dans sa chambre pour passer des vêtements plus confortables. L’air était chaud et la nuit ne tomberait pas avant une demi-heure au moins. Elle aurait le temps d’aller nager un peu. Ruan travaillait de plus en plus tard, ces dernières semaines, et il ne serait sans doute pas rentré avant vingt-deux heures. Elle aurait aimé le voir plus souvent, même s’il essayait toujours de s’arranger pour pouvoir déjeûner avec elle. La plupart du temps, il était parti lorsqu’elle se levait et il ne revenait que dans la soirée. Elle ne lui en voulait pas, comprenant le poids de ses responsabilités.

Elle passa une robe légère sur son maillot de bain et tressa rapidement ses cheveux. Ils étaient longs et elle n’était pas certaine que cela avantage son visage, mais Ruan les aimait ainsi. Parfois, elle regrettait sa coupe courte, un peu sauvage, un peu désordonnée. Une coupe qui lui ressemblait tellement. A présent, elle ne sortait jamais sans maquillage et sans brushing, elle ne s’achetait plus que des vêtements "convenables" et avait remisé les pantalons baggy et les t-shirt fantaisie qu’elle aimait tant. Mais c’était le prix à payer pour être la compagne de l’homme le plus convoité de la planète, et elle l’aurait même payé cent fois.

En quittant la pièce, elle aperçut son reflet dans le miroir et fronça les sourcils : elle dormait bien assez, pourtant, ses yeux étaient toujours cernés et ses traits accusaient la fatigue. Les examens médicaux n’avaient rien donné, et les médecins persistaient à dire qu’elle manquait de sommeil. Charles s’inquiétait pour elle et blâmait Ruan, qui travaillait toujours trop longtemps et rentrait trop tard.

Ludméa soupira et repoussa une mèche de cheveux qui s’était déjà échappée de sa tresse. La vieille ecchymose sur sa mâchoire était presque invisible sous le fond de teint, mais elle savait qu’elle était là. Elle l’effleura du bout des doigts, se mordant la lèvre. Pour cela aussi, Charles accusait Ruan. Pendant une période, elle s’était demandé s’il n’avait pas raison, cependant, c’était tout simplement impossible. Il ne l’aurait jamais frappée, et ses ecchymoses l’inquiétaient au moins autant qu’elle. Line était également de son avis. D’après elle, elle était sans doute somnambule, même si les médecins lui assuraient le contraire. Ils l’avaient gardée une semaine aux DMRS pour lui faire des examens et pour étudier la manière dont elle dormait, et cela n’avait rien donné. Son sommeil était tout à fait normal, et ses ecchymoses restaient inexplicables. Ils avaient évoqué une forme légère de la maladie de von Willebrand — une affection qui touchait la coagulation sanguine —, mais les tests s’étaient révélés négatifs. A présent, beaucoup pensaient que Ruan la frappait et qu’elle mentait par amour pour lui, et elle se sentait coupable de donner une image de lui qu’il n’avait pas méritée. Elle avait eu une dispute plutôt grave avec sa sœur à ce sujet, Svetlana refusant de la croire lorsqu’elle lui avait dit que le bleu qu’elle avait sur le bras était arrivé là tout seul… Elle était passée experte dans l’art de manier le fond de teint et le fard à joues pour camoufler les ecchymoses de son visage, et heureusement, celles-ci n’étaient guère fréquentes.

Un bruit la fit sursauter et elle se demanda si Ruan était déjà rentré. L’horloge indiquait un peu plus de vingt heures, cela ne serait pas impossible. Un sourire aux lèvres, elle descendit quatre à quatre les marches du grand escalier, mais l’homme n’était pas là. Un peu déçue, elle se dirigea vers la terrasse.

— Mais, qu’est-ce que…

Elle s’arrêta net et se baissa pour ramasser quelques pétales de rose bleue. Elle regarda autour d’elle, mais Ruan n’était pas là. Elle ne se rappelait pas qu’il lui ait offert des roses récemment. Que venaient faire ces pétales au milieu du salon ? Perplexe, elle sortit sur la terrasse et découvrit d’autres pétales. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu’elle vit qu’ils étaient disposés en forme de flèche. Ruan savait qu’elle avait toujours adoré les jeux de piste. A l’époque où elle travaillait encore au département ECO, ses collègues et elle organisaient souvent ce genre d’activités pour les enfants lors des fêtes, et elle s’arrangeait toujours pour y participer. Elle entra donc dans le grand jardin en fleurs, suivant les flèches bleues. Le soleil disparaissait lentement à l’horizon, dans un camaïeu de rouge et d’or, et Ludméa s’arrêta quelques instants pour offrir son visage souriant aux derniers rayons. C’était l’été, il faisait chaud, le ciel était magnifique, et elle était heureuse. Dans quelques instants, elle serait près de Ruan, et son bonheur serait complet.

Les flèches la guidaient vers le petit pavillon où ils mangeaient souvent pendant les week-ends. Ludméa avait toujours aimé cette construction octogonale, surmontée d’un toit pointu en tuiles gris clair, et elle ne fut pas surprise de la découvrir à la fin de son parcours. Elle passa sur le pont de bois qui enjambait le ruisseau et se dirigea vers le pavillon. A la lumière du jour qui diminuait, elle pouvait y voir la lueur de quelques bougies et sourit. Ruan lui aurait-il préparé une soirée romantique ? Cela faisait si longtemps qu’ils n’avaient plus eu l’occasion de passer du temps ensemble ! Depuis qu’il était à la tête des DMRS, il était bien plus stressé par son travail et elle savait qu’il s’en voulait de la délaisser au profit de l’institution qu’il devait diriger.

Le petit pavillon était illuminé de dizaines de bougies, et un tapis de pétales bleus recouvrait le sol de bois. Elle écarquilla les yeux, émerveillée. Ruan lui avait souvent fait des surprises, mais jamais de cette taille ! Il y avait des milliers de pétales et la si particulière odeur des roses bleues flottait dans l’air du soir. Ludméa se baissa et ramassa quelques fleurs, s’enivrant de leur parfum. Où était Ruan ? Elle ne le voyait nulle part et s’attendait à le voir surgir à ses côtés d’un instant à l’autre…

Elle se releva, balayant le petit pavillon des yeux. C’était magnifique. Ses yeux se remplirent de larmes et elle s’appuya contre le pilier de bois, une main pressée contre son cœur. Elle l’aimait tant ! Il arrivait toujours à la surprendre, à lui montrer à quel point son amour pour elle était grand. Mais même après deux ans, elle avait parfois du mal à croire que tout cela n’était pas qu’un merveilleux rêve. Malgré tout ce qui était arrivé, elle bénissait le jour où elle avait trouvé Lyen dans la forêt de Gonara. Sans elle, jamais elle n’aurait rencontré Ruan. Sans elle, jamais elle n’aurait eu les jumeaux.

Elle avisa soudain une enveloppe sur la table, parmi les roses. Elle s’en empara et l’ouvrit lentement, délicatement. Ce n’était pas du vulgaire papier imperméable, mais un magnifique papier gaufré, couleur crème. Elle sortit la lettre, les mains tremblantes, et reconnut aussitôt l’écriture minuscule et penchée de Ruan. Une lettre manuscrite ! Le jour tombait vite, et la lumière vacillante n’était pas de trop pour l’aider à déchiffrer son écriture nébuleuse. Une véritable écriture de médecin… Cela la fit sourire. Elle lui avait un jour demandé s’il était nécessaire d’écrire de manière si illisible pour être accepté à l’Académie des Sciences. Il lui avait rétorqué que c’était un critère primordial, et que les candidatures devaient se faire sous forme manuscrite : ceux dont l’écriture ne correspondait pas aux standards d’illisibilité de l’Académie étaient recalés.

Ludméa s’appuya contre le rebord de la table, rongeant nerveusement l’ongle de son pouce pendant qu’elle lisait les quelques lignes. Les larmes se mirent à couler sur ses joues et elle reposa la lettre, bouleversée. Elle ferma les yeux, un sourire aux lèvres.

— Alors ?

Elle sursauta et rencontra le regard de Ruan. Une main sur un des piliers du pavillon, il la dévisageait, le visage rempli d’espoir.

— Oh, mon amour, c’est tellement… inattendu !

Il monta les quelques marches et vint la rejoindre, prenant ses mains dans les siennes. Elle ne l’avait jamais vu aussi beau et sentit son cœur battre plus vite lorsqu’il lui sourit.

— Cela fait plus de deux ans que nous sommes ensemble, ma chérie, murmura-t-il.

La lueur des bougies ornait ses boucles blondes de reflets presque dorés et faisait briller ses yeux. Ludméa se blottit au creux de ses bras, heureuse.

— C’est un oui ? demanda-t-il, un peu inquiet.

— Bien sûr que c’est un oui ! répondit-elle en pleurant.

Il s’écarta légèrement, la regardant droit dans les yeux. Elle était si belle ! Le soleil de l’été avait encore blondi ses cheveux et sa peau avait pris la délicieuse teinte caramel qu’il aimait tant. La lumière chaude des bougies rendait ses yeux plus sombres, plus profonds, et lorsqu’il la dévisageait ainsi, il réalisait pleinement à quel point elle lui plaisait. Et à présent, elle était à lui ! Il saisit sa main gauche et passa délicatement un anneau argenté orné d’un magnifique diamant à son annulaire.

— Je t’aime, Ludméa, lui murmura-t-il.

Elle sourit à travers ses larmes et pressa la bague de fiançailles contre ses lèvres tremblantes. Elle n’arrivait pas encore à y croire. Il venait de lui demander d’être sa femme ! Elle !

— Dès l’instant où je t’ai vue, ce  jour-là, lorsque tu descendais de cette navette aux DMRS, j’ai su que ce serait toi et aucune autre, déclara-t-il.

— Ruan, je… Je suis si heureuse ! Jamais je n’aurais pu imaginer que… Toutes ces roses, ces bougies ! C’est comme dans un de mes rêves de petite fille ! C’est tellement romantique, tellement beau !

Il l’enlaça tendrement, les mains posées au creux de sa taille fine. Elle se pressa contre lui, lui offrant ses lèvres, les joues humides.

— C’est le plus beau jour de ma vie, lui chuchota-t-elle entre deux baisers.

— Cela faisait des semaines que je voulais te le demander, avoua-t-il. J’étais tellement inquiet à l’idée que tu refuses…

— Ruan, tu te souviens lorsque tu es venu sonner chez ma sœur, trempé jusqu’aux os ?

Il rit, la serrant contre lui. Oui, il se souvenait bien de ce soir-là…

— J’ai fait ma tête de mule et j’ai refusé de te parler, tu t’en rappelles ? ajouta-t-elle.

— C’était terrible. J’étais désespéré… Ton beau-frère et ta sœur ont été plutôt convaincants, heureusement pour moi.

— Cette nuit-là, tu m’as ramenée chez toi.

Elle rougit légèrement au souvenir de ce qui s’était passé et Ruan sourit.

— Quand je me suis réveillée à côté de toi, le lendemain, j’ai su que je t’aimais, et que ce serait toi, conclut-elle.

Il prit ses mains dans les siennes et effleura la bague qu’il venait de lui offrir. Elle avait accepté ! Ludméa allait devenir sa femme ! Il la regarda et se perdit dans ses grands yeux bleus. Il n’avait jamais été aussi heureux.

 

Ludméa et Ruan se promenaient dans le jardin sous la lueur des trois lunes. La jeune femme admira sa bague une fois de plus, et son compagnon se mit à rire.

— Tu as peur qu’elle disparaisse ? se moqua-t-il.

— J’ai peur de me réveiller et de découvrir que tout cela n’est qu’un rêve, rectifia-t-elle en souriant. Je n’arrive toujours pas à réaliser comment un homme comme toi peut aimer une femme comme moi. Parfois, j’ai l’impression d’être une intruse, d’avoir pris la place de la belle jeune femme intelligente qui t’était destinée.

— Ne dis pas de sottises, répliqua Ruan. La belle jeune femme intelligente qui m’était destinée est avec moi en ce moment, et elle porte la bague que je viens de lui offrir pour nos fiançailles.

Ludméa rosit de plaisir et il l’embrassa sur le front.

— J’imagine que les journalistes vont s’étouffer d’horreur en apprenant la nouvelle, plaisanta-t-elle.

— J’espère que leur agonie sera terrible, ajouta Ruan sur le même ton. Je me ferai le plaisir d’appeler le rédacteur en chef du torchon qui se montre toujours si élogieux envers toi dès demain matin pour lui annoncer nos fiançailles.

— Tu l’appelleras en visiophone et tu enregistreras la conversation, dis ? Je veux pouvoir profiter de ce moment mémorable avec toi !

— On l’appellera ensemble, si tu veux, proposa-t-il.

Elle lui fit un sourire ravi et passa ses bras autour de son cou pour l’embrasser tendrement. Puis, son visage s’assombrit et elle devint pensive.

— Ils vont encore me tomber dessus, soupira-t-elle. Me traiter de jeune prétentieuse perfide et calculatrice.

— Laisse-les parler. On ne peut malheureusement pas les empêcher d’écrire de telles inepties. Mais tout le monde t’aime, Ludméa. Les gens savent que tu n’es pas comme ça. Moi, je le sais. N’est-ce pas le principal ? ajouta-t-il.

— Bien sûr, tu as raison. Mais ça fait mal… Ils avaient enfin commencé à me ficher la paix. Cela fait au moins deux mois que je n’ai pas fait la couverture des magazines, et je dois dire que j’appréciais ce calme.

Ruan s’arrêta et saisit ses mains entre les siennes, les sourcils froncés.

— Chérie, je suis désolé que tu aies à subir tout cela. Ce que je vais te dire te semblera peut-être dur, mais je dois te le dire quand même. Si nous nous unissons, les journalistes ne te lâcheront pas. Ils s’acharneront également sur moi, cela va de soi. Ils parleront du mariage qui était prévu avec Ylana. Ils parleront de l’homme que j’étais avant de te connaître. Ils fouilleront ton passé, ils afficheront de vieilles photos de toi en première page de tous leurs magazines. Ils seront toujours après nous. Si tu n’es pas prête à l’accepter, je comprendrai. Je serai déçu, dévasté, je ne te le cache pas. Mais je ne veux pas te forcer à subir tout cela si tu n’es pas capable de le supporter.

— Ruan, je t’en prie…

— Si tu m’épouses, tu épouses tout cela également. Nous pouvons continuer à vivre ensemble sans nous unir, c’est évident. Mais chaque jour depuis que je te connais, je ne souhaite qu’une seule chose : que tu sois ma femme. Alors réfléchis bien.

— C’est tout réfléchi, et tu le sais, lui murmura-t-elle. Je suis désolée de t’avoir ennuyée avec tout cela. Je t’aime, je veux être ta femme, même si je dois faire la couverture des magazines en gros pull et mal coiffée jusqu’à la fin de mes jours.

— Tu es très forte, Ludméa, je sais qu’ils céderont avant toi. Et lorsque tu auras des doutes, lorsque tu te sentiras aussi laide et manipulatrice que ce qu’ils disent de toi, tu n’auras qu’à lire dans mes yeux la manière dont moi je te vois, conclut-il.

Elle ne répondit rien et ils marchèrent quelques instants en silence. Il avait raison et elle le savait. Mais ces journaux avaient détruit toute la confiance qu’elle avait en elle-même, et elle se sentait terriblement seule. Elle avait peu à peu perdu le contact avec toutes ses amies, et les quelques personnes qu’elle avait rencontrées lors des soirées des DMRS ou des galas où Ruan l’emmenait étaient si superficielles qu’elle ne pouvait leur parler de rien. Svetlana était persuadée qu’elle se faisait frapper, et passait son temps à essayer de lui soutirer d’hypothétiques aveux. Sa mère vivait trop loin et Ludméa n’avait jamais été très proche d’elle de toute manière. Elle avait toujours été plus liée avec son père. Il y avait Helen, certes, mais Helen était la mère de Ruan et c’était un peu délicat de se confier à elle. S’il n’y avait pas eu Line, elle se serait sentie vraiment isolée. Heureusement, la jeune femme se montrait une amie sincère et compréhensive, drôle, douce et toujours de bon conseil. Cependant, elle aussi faisait partie de la famille de Ruan, même si elle n’était que la femme de son cousin. Elle devrait se montrer forte. Ce serait dur, mais moins dur que de vivre sans l’homme qu’elle aimait tant.

Ils arrivèrent au bord de la grande piscine et Ludméa sourit. Finalement, ses plans pour la soirée avaient bien changé, et elle ne le regrettait pas. L’eau avait l’air délicieuse, pourtant.

— Si on nageait un peu avant de rentrer ? proposa Ruan, semblant suivre le cours de ses pensées comme il le faisait si souvent. J’ai cru apercevoir la bretelle de ton charmant maillot de bain noir, sous ta petite robe !

Elle lui sourit et se débarrassa de la petite robe en question. Ruan laissa glisser ses yeux sur son corps svelte, un sourire aux lèvres.

— Dis donc, je pourrais presque déposer une plainte pour attentat à la pudeur, plaisanta-t-il. On n’a pas idée de se balader dans un maillot de bain aussi sexy.

— Tu as l’intention de me rejoindre dans la piscine ou tu préfères rester debout au milieu d’une flaque de bave ? rétorqua-t-elle en descendant les marches pour se plonger dans l’eau.

— Quel romantisme ! s’écria-t-il. Je suis toujours impressionné par ta douceur et ta classe !

Elle lui envoya une gerbe d’eau au visage.

— Goujat !

— Gamine, répliqua-t-il en déboutonnant sa chemise. T’as intérêt de nager vite. Si je te rattrape, je ne sais pas ce que je te fais.

 

La femme éteignit l’holovision d’un geste rageur, les larmes aux yeux et le cœur serré. Elle ne supportait plus de voir leurs visages heureux en couverture de tous les magazines. C’est elle qui aurait dû être aux côtés de Ruan, cette jeune prétentieuse avait pris sa place ! Elle se pavanait dans ses robes hors de prix, le sourire aux lèvres, un diamant au doigt.

— Chérie, il n’en valait pas la peine, je te l’ai répété cent fois, soupira sa mère, qui venait d’entrer dans la pièce.

Ylana se tourna vers elle, le visage bouleversé. La femme s’assit près d’elle et caressa gentiment ses courts cheveux bruns.

— Lana… Tu vaux mieux que ça, et tu le sais. Je ne t’ai pas élevée pour que tu deviennes l’accessoire d’un imbécile, qu’il se plairait à montrer dans toutes les réceptions.

— Maman ! s’offusqua-t-elle. Ruan n’est pas comme ça !

— Tu as lu les magazines, tout comme moi. N’es-tu pas heureuse d’avoir échappé à ça ? Regarde où tu en es, maintenant ! Dis-moi que tu regrettes ton poste aux DMRS !

— Là-bas, au moins, je n’étais pas juste une affiche sur un mur, marmonna Ylana. Les gens me respectaient pour mon intelligence, pas pour ma paire de seins.

— Tu devrais en être, justement, cingla la femme. Tu as la paire de seins la plus connue de toute l’Alliance.

Ylana haussa les épaules et tendit la main vers un cookie. Sa mère tapa sur ses doigts et lui lança un regard désapprobateur.

— J’ai faim ! se plaignit-elle.

— Tu attendras l’heure du repas. Tu sais ce qu’Edouard a dit à propos de tes rondeurs.

— Maman, mes rondeurs sont normales ! Je n’ai plus vingt ans !

— Mais tout le monde pense que c’est le cas, alors fais un effort. Je ne veux pas avoir honte de toi.

Ylana éclata en sanglots et enfouit son visage dans ses mains. Sa mère ne fit pas un geste pour la consoler.

— Il me manque, pleura-t-elle. Il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui !

— Ne dis pas ce genre de choses. Tu as un mari qui t’aime et qui te respecte. Dans ta situation, tu devrais t’estimer heureuse. Marc n’est pas jaloux, il te passe tous tes caprices, il accepte que tu fasses passer ta carrière avant ta famille.

— Tu as raison, Marc est un bon mari, reconnut-elle. Mais jamais je ne pourrai l’aimer comme j’aimais Ruan.

— Tu finiras par l’oublier, lui assura sa mère. Ton mari va rentrer d’une minute à l’autre, tu vas me faire le plaisir de sécher ces larmes et de prendre une mine un peu plus réjouie. Ton passé est ton passé. Maintenant, l’avenir t’attend, et que tu le veuilles ou non, ce jeune vaurien n’en fait pas partie. Tu n’es plus un bébé, Ylana. Je te croyais plus intelligente que ça.

Elle lui tendit un mouchoir, et sa fille essuya ses larmes, étalant le mascara qui soulignait ses grands yeux turquoise.

— Il lui a offert un diamant ! geignit-elle. Une magnifique bague, avec un vrai diamant ! Quand il m’a demandé, on aurait dit qu’il me proposait de choisir un film pour la soirée ! Pourquoi est-ce qu’il ne m’a pas aimée comme ça ?

— C’est très simple, ma chérie. Tu ne comblais pas ses fantasmes de malade mental.

— Maman !

— Tu sais que c’est la vérité. Si tu avais été grande, blonde aux yeux bleus, tout aurait été différent. Ne l’envie pas, Lana. Elle ne sera pas heureuse longtemps, prédit sa mère. Tu as été si digne lorsque vous avez rompu, ne gâche pas tout aujourd’hui !

— Je pensais que… Je pensais que lorsqu’il saurait, il me reviendrait, avoua-t-elle. Mais il n’a pas répondu à mes lettres, on dirait qu’il s’en moque !

— C’est sans doute le cas. Maintenant qu’il est fiancé à cette jeune étourdie, il ne veut pas s’enchaîner à toi.

— Comment peut-il faire une chose pareille ? Pas un mot, rien !

— Je t’ai toujours dit que ce n’était pas un homme bien. Ressaisis-toi, Lana. Il ne mérite pas que tu te mettes dans un état pareil. Et va donc te passer le visage sous l’eau avant que ton mari ne rentre, ajouta-t-elle d’un ton sec.

Ylana la regarda, les yeux remplis de larmes, puis hocha la tête et partit en direction de la salle de bain. Sa mère avait raison, elle devait se ressaisir. Marc rentrerait d’un instant à l’autre, et s’il la voyait comme ça, le visage défait et du mascara plein les joues, il ne pourrait manquer de deviner la cause de son chagrin. Il l’aimait, mais elle ne pouvait tout de même pas se permettre d’abuser de sa confiance. S’il se rendait compte qu’elle pleurait encore la perte de son ex-fiancé, il en aurait le cœur brisé.

 

Ludméa manqua s’étouffer avec le biscuit qu’elle venait d’avaler, et ouvrit de grands yeux surpris. Elle se redressa un peu et repoussa les cheveux qui tombaient sur son visage.

— Ruan, viens vois ça ! appela-t-elle en appuyant sur la commande d’enregistrement.

— Je suis occupé, chérie, protesta l’homme depuis la cuisine.

— Viens voir, c’est important ! insista-t-elle.

Au bout de ce qui lui parut une éternité, elle entendit ses pas derrière elle et lui fit face.

— Regarde ça, tu ne vas jamais le croire !

Ruan s’appuya contre le dossier du canapé, un peu irrité. Ludméa lança la lecture de ce qu’elle venait d’enregistrer, et il ne tarda pas à arborer une mine aussi surprise que la sienne.

— Repasse l’enregistrement, ordonna-t-il lorsque celui-ci fut terminé.

Elle s’exécuta et Ruan vint s’asseoir à côté d’elle, une main sur sa cuisse. Elle glissa ses doigts dans les siens, troublée.

— J’ai du mal à le croire, avoua-t-il. Deux ans de silence, et maintenant ça !

— Elle est splendide, tu ne trouves pas ?

Ruan détacha enfin ses yeux de l’holovision et sourit à son amie. Il lui caressa tendrement la joue.

— Elle est trop maigre, décréta-t-il. Et cette coiffure ne lui va pas.

— Moi, je la trouve superbe, souffla Ludméa. Elle a de si beaux yeux !

— Toi aussi, tu as des yeux magnifiques, rétorqua-t-il. Et tu me plais bien plus.

Il lui prit la télécommande des mains et éteignit l’holovision, avant de se pencher pour l’embrasser.

— Ylana n’est plus rien pour moi, je pensais que tu le savais, lui reprocha-t-il doucement.

— Je le sais. J’étais seulement étonnée de la voir à moitié nue sur la chaîne principale.

— Je ne pensais pas qu’elle tomberait un jour si bas.

— Ruan, je t’en prie ! Elle est mannequin. Avec un physique comme le sien, elle peut de le permettre ! s’offusqua-t-elle. Promouvoir une marque de maillots de bain, ce n’est pas vendre son corps à des inconnus.

— En tout cas, ne t’avise pas de poser en petite tenue dans ces magazines, je ne l’accepterais pas.

Ludméa lui jeta un regard étonné. Son ton était dur ; il ne plaisantait pas.

— Tu n’es pas sérieux ? Comment peux-tu imaginer un seul instant qu’une chose pareille me traverse l’esprit un jour ?

Il secoua la tête et se releva, marmonnant quelque chose d’incompréhensible. Ludméa soupira et ralluma l’holovision, après avoir jeté un coup d’œil à la grande baie vitrée. Il pleuvait encore, et elle s’ennuyait à mourir. Ruan avait toujours tellement de travail pendant les week-ends !

Quelques minutes plus tard, un coup de sonnette la tira de la torpeur dans laquelle elle s’enfonçait lentement, et elle se releva d’un bond.

— J’y vais ! cria-t-elle à Ruan.

Elle espérait que ce serait Line, et en effet, c’était elle. La jeune femme avait les cheveux trempés et ses vêtements ne valaient guère mieux. Ludméa la fit entrer.

— Tu n’as pas de parapluie ?

— Je n’avais pas vu qu’il pleuvait.

— Tu vas prendre froid, Line.

— Non, ne t’inquiète pas. La pluie est tiède, et il fait plutôt chaud.

— C’est la mousson, répliqua Ludméa en fermant la porte derrière elle. Personne ne se promène sans parapluie pendant la mousson. Je suis contente que tu sois là, j’étais en train de mourir d’ennui.

— Ruan n’est pas avec toi ?

— Il bosse, lâcha-t-elle avec mauvaise humeur.

— Je connais, soupira Line. Mon mari est accro à son travail, lui aussi.

— J’ai une grande nouvelle à t’annoncer ! fit Ludméa, un sourire aux lèvres. Mais avant, je vais aller te chercher une serviette-éponge et un chandail sec. Ruan est dans la cuisine, précisa-t-elle avant de tourner les talons.

Line repoussa les longues mèches trempées qui s’étaient collées à ses joues et se dirigea vers la cuisine. Elle n’avait pas revu Ruan depuis plusieurs années. Depuis le fameux jour où elle l’avait embrassé, pour être plus précise. De nombreuses fois, elle avait repensé à cet instant troublant, partagée entre la honte et la culpabilité. A présent, elle allait le revoir et son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Lui en parlerait-il ? La regardait-il dans un silence plus gênant encore que les mots ?

Penché sur ses dossiers, un stylo dans la bouche et l’air très sérieux, il ne l’entendit pas arriver et cela lui donna le loisir de l’observer quelques secondes. Il ressemblait beaucoup à Lúka, plus encore que dans son souvenir. Ses cheveux étaient plus longs, toujours aussi bouclés. Plus blonds, à cause du soleil, sans doute. Et il était beau. Une main sous le menton, l’autre qui s’apprêtait déjà à tourner une page… Des mains qui semblaient douces, et qui pourtant faisaient naître toutes ces ecchymoses sur le corps de Ludméa. Elle essaya de l’imaginer en train de frapper son amie, et ferma à demi ses paupières. C’était si… inconcevable !

Il releva les yeux et lui sourit, un peu décontenancé. Elle détourna les siens, rougit, hésita un instant, puis le dévisagea en essayant d’y mettre le plus de dignité et d’aplomb qu’elle le pouvait. Sans un mot, il repoussa sa chaise et fit quelques pas vers elle.

— Bonjour, Line.

Son sourire s’agrandit et ses yeux se plissèrent un peu, comme ceux de son frère lorsqu’il riait. Cela la troubla, et le salut qu’elle voulait lui rendre ne franchit jamais ses lèvres. Il se pencha vers elle et elle lui lança un regard paniqué. Mais il se contenta de déposer un chaste baiser sur sa joue mouillée.

— Nous sommes cousins, il paraît. Ludméa ne tardera pas à revenir, il ne faut pas qu’elle ait l’impression que ce n’est que la deuxième fois que nous nous rencontrons, insinua-t-il. Tu dégoulines, et le produit couvrant que tu as mis sur son visage est en train de tacher ta chemise, ajouta-t-il.

Il s’empara d’une serviette en papier et essuya ses joues sans la moindre gêne. Line n’osait pas bouger, et elle était consciente d’avoir l’air d’une parfaite imbécile, plantée au milieu de la cuisine, la bouche un peu ouverte et les yeux agrandis de stupeur. Ruan frotta le col de sa chemise, soudain très sérieux et plutôt ennuyé. La serviette de papier était brune, et les joues de Line, trop blanches.

— Je crois que c’est pire qu’avant, avoua-t-il sur un ton coupable.

La jeune femme haussa les épaules et lui prit la serviette des mains. Son estomac se crispa un peu lorsque ses doigts effleurèrent les siens et elle se maudit. Elle se détourna et frotta son visage à s’en arracher la peau, énervée contre sa propre faiblesse. Ruan lui tendit une serviette propre, qu’il avait légèrement passée sous l’eau.

— Merci, souffla-t-elle, les yeux baissés.

Elle ôta les restes de produit couvrant, n’osant pas croiser son regard.

— Je suis désolé, fit-il. Je croyais bien faire, mais je n’ai rien arrangé.

— Oh, il n’y avait plus grand-chose à tenter, de toute manière. Avec ce déluge… Et puis, Ludméa sait que tu es d’origine torienne, elle ne sera pas si surprise de me découvrir une peau claire.

— Euh, c’est à dire qu’elle t’a vue pendant un an avec une peau brune, ça va forcément la déstabiliser, lui fit remarquer Ruan.

— Je me débrouillerai.

— Tu en as encore dans le cou… Non, plus à droite. Plus haut.

— Là ?

— Laisse-moi faire.

Il lui prit la serviette des mains et la força à relever le menton. Doucement, il essuya les dernières traces brunes qui tachaient son cou. Il écarta le col de sa chemise et y glissa la serviette. Line sourit.

— J’ai l’impression d’être à la place de mon fils, lorsqu’il était plus jeune et que je le débarbouillais. Il grimaçait toujours beaucoup.

— Tu as aussi grimacé, se moqua-t-il.

— Tu me troubles, Ruan, lâcha-t-elle soudain.

— Il ne faut pas.

— Je me suis jetée sur toi pour t’embrasser…

— C’était il y a presque deux ans.

— Je suis désolée.

— Moi pas.

Line lui lança un regard surpris. Choqué, presque. Il lui fit un sourire un peu ambigu et frotta sa tempe avec le dernier coin propre de sa serviette en papier.

— J’étais déjà avec Ludméa, à ce moment-là, mais ça ne m’a pas empêché de trouver ce baiser agréable, avoua-t-il en torien. J’y ai repensé, plus que de raison. Tu es belle, Line.

— Oh, Ruan, murmura-t-elle, le visage défait.

— Tu es belle, mais tu es la femme de Lúka. Et c’est Ludméa que j’aime, ajouta-t-il.

Il s’écarta d’elle, conscient de s’être montré trop familier et d’avoir eu une attitude plutôt obscure. La jeune femme n’avait toujours pas retrouvé sa sérénité et il s’en voulut d’avoir agi ainsi avec elle. Mais déjà, Ludméa revenait, une serviette-éponge et un pull dans les bras. Ruan laissa Line se ressaisir et vint à la rencontre de sa fiancée, les yeux remplis de tendresse. Il l’embrassa doucement sur le front.

— Je dois aller chercher quelque chose aux DMRS, je vais vous laisser entre filles.

— Tu seras rentré pour le dîner ?

— Je sais que mon bureau n’est pas très bien rangé, mais ce n’est pas une expédition dans la jungle, que je prévois ! plaisanta-t-il. Je serai de retour dans une heure tout au plus. Je suis désolé pour tout à l’heure, ajouta-t-il plus bas. Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit. Je sais bien que tu n’irais jamais poser nue dans les magazines. C’est juste que… J’étais troublé.

— Je sais. Je ne t’en veux pas. Tu peux jeter un œil sur les jumeaux, puisque tu vas là-bas ? Nato n’avait pas l’air bien, hier soir… Je ne crois pas qu’elle soit malade, mais ça me rassurerait que tu ailles voir.

— Pas de problème. Au revoir, Line, peut-être à tout à l’heure !

Il embrassa à nouveau sa fiancée, sur les lèvres, cette fois, et adressa un petit signe de la main à Line, avant de quitter la pièce.

— Il est toujours tellement tête en l’air, fit Ludméa en souriant. Il passe son temps à faire des allers-retours entre ici et les DMRS. S’il n’avait pas la mauvaise habitude d’imprimer les dossiers sur lesquels il travaille, il n’aurait qu’à se connecter au réseau pour récupérer ses fichiers.

Elle reporta toute son attention à Line, et l’étonnement se dessina sur ses traits.

— Tu as fait quelque chose à ton visage ?

— Non, je…

Line se détourna et éclata en sanglots. Ludméa se précipita auprès d’elle, désemparée. Jamais elle n’avait vu son amie pleurer, et ses larmes étaient si soudaines ! Elle passa ses bras autour de son cou et la serra contre elle, caressant tendrement ses cheveux trempés, comme elle l’aurait fait avec un enfant.

— Qu’est-ce que tu as, Line ? Que s’est-il passé ? Est-ce que c’est Ruan qui t’a dit quelque chose ? lui murmura-t-elle.

Line secoua la tête, enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme, les épaules secouées de sanglots. Jamais personne ne l’avait prise dans ses bras, à part Lúka. Cela l’émut plus encore. Les mains de Ludméa dans ses cheveux étaient douces, et elle pouvait sentir une réelle inquiétude dans sa voix. Mais comment pouvait-elle lui expliquer qu’elle pleurait simplement parce qu’elle savait qu’elle ne connaîtrait jamais leur bonheur, à elle et Ruan ? Comment pouvait-elle lui dire qu’elle était écrasée par la culpabilité, qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter ce qu’elle lui faisait subir ? Comment lui avouer que, malgré les coups, elle aurait aimé être à sa place ? Qu’elle aurait aimé que Lúka lui sourie comme Ruan lui souriait ? Qu’elle aurait voulu que tout soit plus simple ? Que parfois, le désespoir l’envahissait et qu’elle craignait de ne plus pouvoir continuer à porter ce fardeau sur ses épaules ? Mikhail avait frappé Lúka, et même s’il avait sans doute eu raison de le faire, elle était incapable de lui pardonner, incapable d’accepter que son fils ait pu le blesser, la blesser. Son frère ne s’occupait plus d’eux. Il préférait passer tout son temps devant son satané ordinateur. Il ne la regardait presque plus. Qu’avaient-ils fait ? Pourquoi étaient-ils incapables de s’aimer sans se détruire à petit feu ? Pourquoi envisageait-elle de plus en plus souvent de se séparer de lui, de vivre sans cette boule douloureuse au fond de la gorge qui la rongeait de l’intérieur ? Etaient-ils vraiment faits pour être ensemble, comme elle s’était souvent plus à le croire ? Ou avaient-ils plutôt choisi la facilité ? Line pleurait. Elle avait peur de la vérité.

Elle s’écarta doucement de Ludméa et essuya ses larmes, tentant un sourire un peu hésitant. Son amie la regardait, le visage empreint d’une grande tristesse. Ruan avait dit à Lúka qu’elle était très réceptive, et elle-même avait déjà eu l’occasion de s’en apercevoir.

— Je suis désolée, Ludméa. Je me suis laissée aller.

— Tu n’as pas à être désolée. Tu as le droit de pleurer. Mais si tu veux en parler avec moi, tu sais que je ne te jugerai pas, que je t’écouterai.

— Je ne veux pas t’ennuyer.

— Viens-là…

Elle lui ouvrit ses bras et Line s’y réfugia à nouveau, reconnaissante. Ludméa sentait bon, et cette promiscuité la troublait. Finalement, elle se sépara d’elle, le cœur battant un peu trop vite. Si elle avait eu une mère, celle-ci l’aurait sans doute prise dans ses bras comme Ludméa l’avait fait.

— Je suis en train de mouiller tes vêtements, avec mes cheveux, s’excusa-t-elle.

Son amie reprit la serviette éponge, qu’elle avait posée sur le dossier de la chaise, et la lui tendit. Line sécha sommairement sa chevelure claire, avec des gestes trop brusques qui trahissaient sa gêne.

— Enlève ta chemise, tu vas prendre froid. Je t’ai apporté un pull.

Elle s’exécuta, heureuse de se débarrasser du tissu qui collait désagréablement à sa peau. Elle n’avait pas peur du regard de Ludméa. Elles avaient été faire les magasins ensemble assez souvent, et la jeune femme l’avait déjà vue en sous-vêtements.

— Ta peau est bien plus pâle que la dernière fois que tu es venue ici, commenta-t-elle.

— Je sais. Je mettais un produit pour cacher ça, justement. Mais avec cette pluie, il n’a pas tenu. Je ne suis pas Alphienne, Ludméa, ajouta-t-elle en baissant les yeux.

— Je l’ai remarqué dès la première fois où je t’ai rencontrée. Tu n’as pas les traits d’une Alphienne. Mais tu as la peau encore plus pâle que Ruan.

— C’est pour cela que j’utilisais ce produit couvrant. Je ne veux pas attirer l’attention sur moi.

— Je comprends. Cela m’est égal. Je te trouve plus belle avec la peau claire, mais de toute façon, tu es magnifique.

Line eut un petit rire dubitatif et enfila le pull que lui tendait Ludméa.

— Ruan m’a demandé d’être sa femme, déclara cette dernière avec un sourire.

— Oh, c’est merveilleux ! s’écria Line.

Elle prit Ludméa dans ses bras et l’embrassa sur les joues. La jeune femme rosit de plaisir, les yeux brillants. Sans un mot, elle lui montra sa bague de fiançailles. Line l’admira, un peu jalouse. Lúka ne lui avait pas offert de bague.

— Et attends que je te raconte la façon dont il m’a demandé, fit Ludméa avec fierté. Mais avant, je vais nous préparer du thé. Tu as bien besoin de te réchauffer.

 

Line était partie depuis près d’une heure et demie, et Ruan n’était toujours pas de retour. Ludméa commençait sérieusement à s’inquiéter. Elle avait tenté de le joindre, sans succès. Elle avait appelé Barnes aux DRMS, et celui-ci lui avait dit ne pas avoir vu l’homme de la journée. L’heure tournait, et la nuit était déjà tombée. La pluie avait fini par s’arrêter, mais le ciel était toujours couvert, et les gros nuages n’auguraient rien de bon pour le lendemain. Ce serait sans doute une journée de plus qu’elle passerait devant l’holovision, pendant que Ruan rattraperait du travail en retard. A moins qu’ils ne commencent les préparatifs de leur soirée de fiançailles.

Ludméa jeta un coup d’œil aux chiffres de l’horloge et son estomac se noua. Cela faisait plus de trois heures qu’il était parti. Etait-il possible qu’il lui soit arrivé quelque chose ? Non, il traînait sans doute au bureau… Mais pourquoi ne pensait-il pas à l’appeler pour la rassurer ? Il savait qu’elle ne pourrait manquer de s’inquiéter pour lui !

Elle tournait littéralement en rond, et cela l’excédait presque autant que le comportement de Ruan. Le seul avantage était que sa colère empêchait son inquiétude de gagner du terrain. Combien de fois lui avait-elle déjà dit de ne pas partir sans la prévenir, comme il le faisait parfois au bout milieu de la nuit ! Ou de l’appeler s’il décidait de rentrer plus tard !

Enfin, la porte d’entrée s’ouvrit, et Ludméa se précipita vers lui, furieuse.

— Chérie, je suis désolé, j’ai complètement oublié l’heure, s’excusa-t-il, penaud.

— Je me suis inquiétée, fit-elle sur un ton glacial. Tu avais dit que tu en aurais pour une heure tout au plus. Il y a trois heures et demie que tu es parti.

— Je sais, je n’ai pas réalisé.

— Tu te rends compte que je me faisais du souci pour toi ? J’ai essayé de t’appeler au moins dix fois.

— J’avais laissé mon portable dans la poche de mon autre veste, et le téléphone du bureau était dévié sur la centrale pour les appels entrants.

— C’est malin.

— Je suis désolé ! Chérie, nous n’allons pas nous disputer pour ça !

— Tu as pensé à aller voir les jumeaux ?

— Oui, ils vont très bien, ne t’inquiète pas.

— Et qu’est-ce qu’a dit Charles ?

— Rien de spécial, que veux-tu qu’il dise ? Ah, il te passe le bonjour, ajouta-t-il avec un petit sourire.

Il s’avança pour la prendre dans ses bras, mais Ludméa recula, le visage blême.

— Ruan, Charles est en vacances depuis une semaine. Il ne revient que dans dix jours. C’est Barnes qui s’occupe des jumeaux, en ce moment. Je le sais, je l’ai appelé tout à l’heure. Et il ne t’a pas vu de l’après-midi. Pourquoi me mens-tu ? Tu n’as pas été voir les jumeaux ! Et ne me dis pas que tu as passé trois heures et demie à récupérer des dossiers, tu reviens les mains vides !

Ruan rougit et la jeune femme croisa les bras sur sa poitrine, bien décidée à ne pas céder.

— Tu as raison, je n’ai pas été voir les jumeaux, avoua-t-il. J’ai appelé Barnes depuis mon bureau. J’étais préoccupé, je n’ai pas fait attention à sa voix. En réalité, je n’ai même pas réfléchi à ça. Ce qui m’intéressait, c’étaient les jumeaux, pas qui était de garde aujourd’hui ! Mais c’est toi qui m’a parlé de Carlson ! se défendit-il. Tu as essayé de m’induire en erreur !

— C’est exact, confirma Ludméa. Mais vu la situation, c’est assez compréhensible, non ?

— Je suppose, soupira-t-il. Je t’en prie, fais-moi confiance, ma chérie ! J’ai bossé un moment dans mon bureau, et j’ai complètement oublié l’heure !

Il l’attira contre lui, et cette fois-ci, elle se laissa faire.

— Je te demande pardon, Ludméa. Je te promets que je ne le ferai plus. Line est partie ?

— Depuis longtemps.

— C’est vrai que tu t’es inquiétée ?

— Qu’est-ce que tu crois ?

Elle lui jeta un regard noir, une moue boudeuse aux lèvres.

— Que voulais-tu qu’il m’arrive ?

— Ruan, je t’en prie ! Tu es riche, tu es célèbre, tu as un poste à haute responsabilité. Tellement de choses pourraient t’arriver ! Pense à Alicha et Waren !

— Tu as raison, lui accorda-t-il. Je suis un imbécile, pardonne-moi. Je n’ai pas l’habitude qu’on s’inquiète pour moi.

— Il faudra t’y faire, conclut-elle.

Il avait l’air tellement navré qu’elle n’eut pas le cœur de le battre froid plus longtemps. Elle passa ses bras autour de son cou et se serra contre lui, rassurée. Qu’aurait-elle fait s’il lui était arrivé malheur ?

Elle remarqua soudain une longue griffure rougeâtre sur sa peau, presque cachée par le col de sa chemise, et s’étonna.

— Ruan, qu’est-ce que tu t’es fait au cou ? lui demanda-t-elle.

— Au cou ? Comment ça ?

— Tu t’es griffé, on dirait !

Il déboutonna son col et se pencha vers le miroir de l’entrée pour inspecter son cou. En effet, elle avait raison. Qu’avait-il bien pu lui arriver ?

— Je ne sais pas comment je me suis fait ça. En réalité, je n’avais rien remarqué du tout, déclara-t-il, perplexe. Mais bon, c’est très superficiel, j’imagine que je me suis éraflé sur le bord d’un carton.

— Je vais te chercher du désinfectant.

— Ce n’est pas la peine, c’est trois fois rien ! lui assura-t-il.

— Même.

Elle tourna les talons et il sourit, amusé. Il commença à déboutonner le reste de sa chemise, et s’arrêta net, les yeux écarquillés de stupeur. Une autre griffure s’étalait, plus profonde. Le sang avait taché le tissu, même s’il ne l’avait pas traversé. Et cette fois-ci, il était peu probable qu’il se soit écorché sur le coin d’un carton. Il se mordit la lèvre et reboutonna sa chemise, espérant que Ludméa ne remarquerait rien.

L’autre griffure s’étendait juste au-dessus de son nombril.



 

 


CHAPITRE XX

 

Lúka décroisa les jambes et se leva, tournant le dos à Ruan. Tout cela ne l’amusait plus du tout. La mission, les jumeaux, le fardeau de plus en plus lourd sur ses épaules… Il avait parfois envie de tout laisser tomber. Son père avait eu des projets bien précis ; lui ne faisait que continuer son œuvre, ne comprenant pas toujours pourquoi il s’accrochait à cette mission qui n’était pas vraiment la sienne, pourquoi il délaissait Line et Mikhail pour une utopie dont il n’avait que faire. Parfois, il regardait son image dans le miroir, un peu surpris, un peu perplexe, et se disait : "Ah quoi bon tout cela ? Tous ces mensonges, toute cette souffrance ?". Mais il savait qu’il ne pouvait pas échapper à son destin. Son existence tout entière tendait vers un seul et même but, et sans cela, il n’était plus rien,  ne servait plus à rien, n’était qu’une pièce inutile de plus sur le grand échiquier de la vie. Son père avait tout sacrifié pour cette mission, cet ultime projet auquel il avait consacré sa vie. Et celle de tant d’autres… Nato était morte, elle était loin d’être la seule. Il n’avait pas le droit d’abandonner.

— Tu veux les voir ? proposa Ruan.

Lúka lui fit face, reprenant soudain pied avec la réalité. L’homme le regardait, un sourire poli sur ses lèvres fines. Pourquoi souriait-il, au juste ? Il n’avait pas le droit de sourire alors que lui était si malheureux !

— Lúka, je te parle ! insista-t-il. Tu veux les voir, oui ou non ? Je n’ai pas toute la journée !

— Tu ne sais pas ce que tu dis, rétorqua-t-il. Toi, tu as toute la journée. Toute la vie, même. Mais moi, j’ai quoi ?

Ruan lui jeta un regard perplexe. Il ne souriait plus.

— Ça ne va pas fort, toi, hein ?

— Oh, lâche-moi, un peu, soupira Lúka. J’ai pas envie de parler de ça, et sûrement pas avec toi.

— Comme tu veux. Mais ça nous ramène à ma question : veux-tu voir les jumeaux ?

— Pourquoi pas. Ça me changera les idées.

— Tu m’inquiètes, Lúka. A la tête que tu fais, on dirait que tu vas te jeter de la première fenêtre ouverte que tu trouveras. Je ne pensais pas te dire ça un jour, mais je te préférais en petit con insolent et prétentieux.

— Que veux-tu, je vieillis aussi.

Il baissa les yeux et frotta machinalement sa tempe, à l’endroit où il s’était blessé quelques mois plus tôt, lorsque Mikhail l’avait poussé contre l’étagère. Ruan le dévisagea un instant, puis secoua la tête, navré. Il appuya sa paume contre la plaque métallique, et la porte s’ouvrit. Lúka sembla enfin sortir de sa torpeur, et lui emboîta le pas.

 

Ludméa eut un mouvement de recul lorsqu’elle aperçut Lúka, mais elle se reprit bien vite, affichant un air poli et presque amical. Ses doigts cherchèrent ceux de Ruan et s’y mêlèrent.

— Tu as déjà rencontré mon cousin Lúka, je crois, commença-t-il.

— C’est possible, reconnut Ludméa.

Elle lui fit un sourire et Lúka sentit son cœur se serrer. Une victime de plus à ajouter à sa longue liste. Une innocente de plus qu’il piétinait sans la moindre vergogne pour mener à bien ses projets.

— On vient voir les jumeaux, expliqua Ruan.

— Ils se réveillent tout juste de leur sieste, vous avez de la chance. Je vais vous emmener à l’intérieur.

— J’aimerais y aller seul, si ça ne vous dérange pas, fit Lúka.

Ludméa fronça les sourcils et s’apprêtait à objecter, quand Ruan pressa ses doigts entre les siens.

— Bien sûr, il n’y a pas de problème, répondit-il.

— Mais Ruan, tu…

— Ne t’inquiète pas, chérie. Lúka a l’habitude des enfants.

— C’est toi qui décides, de toute façon, soupira la jeune femme.

Elle croisa les bras sur sa poitrine, légèrement mécontente de la tournure que prenaient les événements. Le cousin de Ruan ne lui inspirait pas la moindre confiance, et elle n’avait pas la moindre envie de laisser les enfants seuls avec lui. D’un autre côté, elle les connaissait : ils ne s’approcheraient pas de lui si elle n’était pas là. Cette pensée égoïste la réconforta quelque peu, et elle ouvrit la porte à Lúka. L’homme lui sourit et entra.

— Je croyais que les jumeaux étaient un projet militaire top secret dont il ne fallait parler à personne, insinua-t-elle en jetant un regard courroucé à Ruan. Comment se fait-il que tu le laisses les voir ?

— C’est mon cousin, rétorqua-t-il comme si cela expliquait tout.

— Ah, donc toi, tu peux emmener qui tu veux voir les jumeaux, et moi, je n’ai même pas le droit de parler d’eux autour de moi, résuma-t-elle.

— Chérie, ne le prends pas comme ça… Lúka n’est pas n’importe qui.

— C’est marrant, je n’arrive pas à l’imaginer avec Line, remarqua-t-elle.

— Et pourtant…

Ludméa reporta toute son attention sur Lúka, l’observant à travers le miroir sans tain. Il se retourna pour lui sourire, et elle recula légèrement.

— Je croyais qu’il ne pouvait pas nous voir ?

— Il ne le peut pas, confirma Ruan d’une voix distraite.

Lúka s’assit sur le sol, et bientôt, les jumeaux s’approchèrent de lui, méfiants. Yolan avait les cheveux en bataille, et frottait ses yeux de son poing fermé. Nato s’accrochait à son autre main, timidement.

— Ils ne vont pas aller plus loin, tu verras, prédit Ludméa. Ton cousin ne pourra pas les approcher.

— Je n’en suis pas si sûr, objecta son ami.

En effet, les jumeaux s’arrêtèrent si près de Lúka que celui-ci n’aurait eu qu’à tendre la main pour les toucher. Nato posa son ours en peluche sur le sol et lâcha les doigts de son frère. Elle s’assit, les yeux rivés sur lui.

— Ils ont l’air plutôt intéressés, commenta Ruan. Surtout la petite.

— C’est étonnant. D’habitude, elle se cache derrière moi lorsque des gens qu’elle ne connaît pas ou qu’elle n’aime pas entrent dans la pièce.

— Il faut croire qu’elle aime bien mon cousin.

— On dirait que ça te fait plaisir !

— Toi, par contre, tu es jalouse, avança-t-il.

— Bien sûr que non. Je suis seulement surprise.

Lúka tendit une main vers Nato, et la fillette la regarda avec intérêt. Finalement, elle jeta un coup d’œil à son frère, puis grimpa sur les genoux de l’homme, sans plus de cérémonie. Elle plongea ses doigts dans ses boucles noires et lui sourit. Lúka grimaça comme elle lui tirait les cheveux, mais ses yeux verts pétillaient de contentement. Yolan n’avait pas l’air de partager l’enthousiasme de sa sœur pour le nouveau venu, et lorsque ce dernier lui fit signe de le rejoindre, il secoua la tête, une moue boudeuse aux lèvres. Lúka insista, mais le petit garçon n’avait pas la moindre envie de franchir le dernier mètre qui les séparait.

Ludméa sourit. Elle n’était pas sûre d’apprécier le cousin de son fiancé, et elle devait avouer que sa présence la mettait très mal à l’aise. Elle avait pleinement conscience que sa réaction était puérile, cependant, elle était plutôt satisfaite que Yolan refuse le moindre contact avec Lúka. Par contre, le comportement de Nato était pour le moins singulier. La fillette avait un caractère impossible et refusait que quiconque la touche, à l’exception de Ludméa et de son frère. Même Charles avait du mal à en faire façon. Mais là… Assise sur les genoux de Lúka, un sourire aux lèvres, elle paraissait enchantée.

— Il y a tout de même une chose qui me tracasse, commença Ludméa en se tournant vers Ruan.

— Mmm ?

L’homme était plus intéressé par son cousin et les jumeaux que par ce qu’elle avait à lui dire, et cela l’agaça. Elle remit une mèche blonde derrière son oreille, soucieuse.

— Regarde-les bien, Ruan. Surtout ton cousin et Yolan.

Il s’exécuta, détaillant Lúka et le petit garçon. Qu’est-ce que Ludméa voulait lui faire comprendre ? Il lui fit face, perplexe.

— Tu ne trouves pas qu’il y a comme une ressemblance frappante ?

Ruan sentit un frisson glacé remonter le long de son échine. Comment avait-il pu se montrer aussi stupide ? Comment avait-il pu emmener Lúka voir les jumeaux alors qu’elle était présente ?

— Ils ont les cheveux noirs tous les deux, mais beaucoup de gens ont les cheveux noirs, objecta-t-il, espérant qu’elle ne remarquerait pas la façon dont il évitait son regard.

— Nato ressemble à Line, insista Ludméa. Je n’avais encore jamais fait attention à cela, mais elle lui ressemble. Ruan, est-ce que par hasard tu me caches quelque chose que je devrais savoir ? Quelque chose à propos de ton cousin et des jumeaux ?

— Bien sûr que non, qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?

Il l’attira contre lui et l’embrassa sur le front. Elle se détendit quelque peu, mais son regard se posait à nouveau sur Lúka et les jumeaux. Elle secoua doucement la tête.

— Il y a quelque chose qui m’échappe, murmura-t-elle. Je n’aime pas ça.

De l’autre côté du miroir sans tain, Nato passa ses petits bras autour du cou de Lúka et plaqua un gros baiser mouiller sur sa joue. Yolan, le visage sombre, tourna les talons et s’éloigna d’eux.

 

Lúka entra dans la grande salle, un sourire aux lèvres. Il entendait la musique depuis le couloir, et lorsqu’il poussa la porte, il découvrit sa sœur en train de danser, plus belle que jamais dans son justaucorps noir et ses collants bleu ciel. Ses longs cheveux blonds s’étaient échappés de son chignon, et flottaient dans son dos, se soulevant au moindre de ses sauts et retombant en vagues soyeuses au creux de ses reins. Elle ne l’avait pas entendu entrer, et il s’adossa au mur, les yeux rivés à son corps mince et nerveux. Il aimait la regarder danser, même si au fil de années, elle avait pris de larges libertés avec la technique académique. Elle bondissait, tournoyait, légère comme le vent.

Soudain, son pied glissa et elle tomba avec un petit cri surpris, son genou heurtant le sol. Lúka se précipita vers elle, inquiet. Elle lui sourit et il s’accroupit à ses côtés.

— Line ! Tu t’es fait mal ?

— Non, ne t’inquiète pas, ce n’est pas la première fois que je tombe, et ce ne sera sûrement pas la dernière.

— J’ai eu peur, avoua-t-il.

— Je sais.

Elle plongea ses yeux dans les siens et caressa doucement sa joue. Il prit son genou entre ses mains et le massa, ne pouvant s’empêcher de vérifier si elle n’avait rien de cassé. Line éclata de rire.

— Je n’ai rien, mon amour ! Ce n’était qu’une petite chute !

Elle défit les rubans de satin de ses chaussons de danse, et ôta ceux-ci en grimaçant un peu.

— La semelle est presque fichue, il faudra que je change de pointes, annonça-t-elle.

— Je t’en achèterai d’autres.

Line se pencha vers lui et l’embrassa tendrement, une main dans ses boucles noires.

— Tu es préoccupé, déclara-t-elle.

— J’ai vu les jumeaux, aujourd’hui. C’est fou ce que la petite te ressemble ! Elle a les yeux gris, mais j’ai l’impression de te voir toi au même âge. J’ai regardé quelques photos en rentrant, et vous avez le même visage. Le garçon ressemble à Mikhail…

— Oui, j’imagine que c’était inévitable.

— La petite m’a embrassé sur la joue, ajouta-t-il avec un sourire. Elle est plus câline que toi.

— C’est parce qu’elle ne se méfie pas encore, rétorqua-t-elle.

Elle se releva et se dirigea vers la chaîne stéréo. Lúka la suivit des yeux, détaillant le mouvement délicat de ses hanches. Elle boitait légèrement, mais son genou serait vite guéri.

— Tu sais que tu es la seule personne que je connaisse capable de faire des pas de danse classique sur du Michael Jackson ? se moqua-t-il.

— Tu connais beaucoup d’autres gens ?

La chanson venait de se terminer, et les haut-parleurs firent entendre les premières notes du morceau suivant. Line s’apprêtait à couper le son, mais elle arrêta son geste, et un sourire se dessina sur ses lèvres.

— J’adore cette chanson, fit-elle. Tu danses avec moi, Lúka ?

— Je n’ai jamais été un très bon danseur, protesta-t-il.

Il se releva et vint la rejoindre. Elle prit ses doigts entre les siens et l’attira à elle. Un peu maladroitement, il posa ses

mains sur ses hanches, sentant ses os fins sous le tissu de son justaucorps. Elle lui fit un sourire qu’elle voulait encourageant, mais il laissa retomber ses bras.

— Non, je n’ai pas envie de danser.

— Allez, je t’en prie ! Tu sais que tu danses très bien, quand tu veux ! Et puis, il faudra bien que tu t’y résolves, ajouta-t-elle.

— Comment cela ?

— Nous sommes invités à la soirée de fiançailles de Ruan et Ludméa.

— Je n’irai pas.

— J’ai déjà dit oui, rétorqua-t-elle. Ludméa est mon amie, et si nous voulons maintenir l’illusion, nous devons nous y présenter. N’oublie pas que tu es censé être le cousin de Ruan.

— J’en ai assez, de tous ces mensonges, soupira-t-il.

Il posa à nouveau ses mains sur les hanches de Line, les yeux baissés. La jeune femme éclata de rire en voyant son air désespéré, et il s’écarta d’elle.

— Tu te moques de moi, lui reprocha-t-il.

— Bien sûr ! Mais tu es si drôle quand tu fais cette tête-là ! Ne me dis pas que trois pas de danse vont t’achever ! Allez !

Elle prit sa main et essaya de l’entraîner dans ce qui s’avéra un mélange catastrophique de rock et de valse. Finalement, elle le lâcha, et esquissa quelques pas de danse plutôt comiques, en chantant à tue-tête.

— Michael Jackson se retournerait dans sa tombe, commenta Lúka.

— Tu crois que tu chantes mieux que moi ?

— Sans aucun doute.

— Eh bien vas-y, j’attends.

Elle se planta devant lui, les mains sur les hanches et un sourire moqueur aux lèvres. Lúka rougit, et chanta le refrain. Line s’avança vers lui et passa ses bras autour de son cou.

— C’est pas mal, reconnut-elle. Moins bien que Michael Jackson, mais pas mal. Maintenant, tu me refais ça avec les pas de danse qui vont avec.

— Tu peux rêver.

— Tu sais quel est le problème avec toi, Lúka ?

— Je ne sais pas danser ? avança-t-il avec un sourire.

— Non, tu ne sais pas t’amuser. Depuis que nous sommes enfants, c’est la même chose. Tu as toujours peur de mal faire, toujours peur d’avoir l’air ridicule. Il n’y a qu’avec Ruan que tu te permettes un peu d’humour. J’aimerais bien que tu me fasses profiter de ton côté sarcastique.

— Line, je t’en prie…

— Je sais que Père t’a fait beaucoup de mal, mais à présent, il n’est plus là. Tu es trop sérieux, je te vois si rarement rire ! De quoi as-tu peur ? Tu es capable d’être drôle, tu es capable de faire des discours à couper le souffle. Pourtant, quand tu es avec moi, tu redeviens maussade et triste. J’ai l’impression que je te rends malheureux.

— Ce n’est qu’une impression, lui assura-t-il. Je suis très heureux avec toi.

— Pourquoi ne ris-tu jamais, alors ?

Il haussa les épaules. Line ne pouvait pas comprendre… Son visage était très près du sien, il sentait son souffle sur ses lèvres et savait qu’il n’aurait qu’à se pencher pour l’embrasser. Il en avait envie, mais ce n’était pas le bon moment.

— Parce qu’il y a un moment pour m’embrasser ? fit-elle en collant son corps contre le sien.

— Je ne veux pas que tu t’imagines que je n’écoute pas ce que tu as à me dire. Que je me fiche de tes reproches, objecta-t-il.

— Lúka…

— Non, parce que je ne m’en fiche pas, Line. Tu sais que ce que tu penses compte beaucoup, pour moi, n’est-ce pas ?

— Tu veux savoir ce que je pense, en ce moment ? Que tu parles trop. Et que tu es très beau, dans ce jean et cette chemise. Et que j’ai eu envie de toi dès l’instant où je t’ai vu.

— Je ne savais pas qu’une simple chemise noire te ferait autant d’effet, plaisanta-t-il en lui faisant un sourire charmeur.

Line pencha la tête sur le côté, les yeux clos, les lèvres offertes. Il l’embrassa avidement, ses mains suivant la courbe de ses reins, puis remontant le long de son dos pour tirer sur l’échancrure de son justaucorps.

— Attends, tu vas le déchirer, protesta-t-elle. Laisse-moi faire.

Elle ôta le vêtement, lentement, très consciente du regard de Lúka sur ses épaules, sur son soutien-gorge, sur son ventre si plat… Il effleura des doigts la ligne de son cou, les yeux brûlants de désir.

— Tu es belle, souffla-t-il.

Le justaucorps gisait à ses pieds, et elle commença à faire glisser son collant bleu ciel. Lúka ne bougeait pas, comme hypnotisé par ses gestes. Elle portait les sous-vêtements noirs qu’il lui avait offerts, quelques semaines auparavant. La dentelle mettait en valeur ses longues jambes musclées par de longues années de danse, créant un délicieux contraste entre son corps nerveux et ses formes féminines. Il sourit.

— A quoi penses-tu ?

— Je me rappelle la jeune fille qui passait son temps plantée devant la télévision, à manger des chips et boire du soda. Et quand tu étais enceinte de Mikhail… J’ai l’impression que c’était il y a une éternité, pourtant, cela ne fera que cinq ans en janvier prochain. Plus le temps passe, et plus tu embellis.

Elle rit, les joues roses de plaisir. A présent, elle se tenait en sous-vêtements devant lui, un peu embarrassée par la vive lumière des néons. Elle aurait aimé qu’il la prenne dans ses bras, mais il la détaillait lentement, souriant toujours. Elle croisa les bras sur sa poitrine, timide.

— Non, ne te cache pas, fit-il. J’ai envie de te regarder.

Il tendit une main vers elle et elle crut qu’il allait l’attirer à lui. Il détacha ce qui restait de son chignon, et lissa ses longs cheveux blonds. Ils lui arrivaient presque à mi-cuisses, et avaient encore le pli de la coiffure si serrée qu’elle leur avait imposée. La lumière froide et légèrement bleutée des néons ne leur rendait pas justice, les ornant de reflets trop vifs. Lúka lâcha les mèches blondes et laissa courir ses doigts sur ses épaules, avant de suivre le tracé de dentelle des bretelles de son soutien-gorge, soudain très sérieux.

— Tu m’as assez regardée, maintenant, murmura Line. Embrasse-moi.

Il pressa ses mains au creux de ses reins et s’empara de ses lèvres un peu brusquement. Elle poussa un petit cri de surprise, puis s’abandonna à lui, les yeux clos. Ses doigts s’attardèrent un instant sur le col de sa chemise, et défirent les premiers boutons. Bientôt, elle put glisser ses mains sur son torse, le sentant frémir sous ses caresses légères. Ses baisers se faisaient plus impatients, plus exigeants. Il dégrafa son soutien-gorge et celui-ci tomba à terre. Il le regarda, surpris l’espace d’un instant par les vêtements éparpillés sur le sol. Puis, il sourit à sa sœur, une main posée sur son sein, l’autre se perdant dans ses cheveux. Line avait terminé de déboutonner sa chemise et se blottit contre son torse nu, ses lèvres dans son cou.

— Où est Mikhail ? demanda Lúka, se rappelant soudain qu’ils n’étaient pas seuls dans le grand laboratoire.

— Avec Lyen, répondit-elle.

Elle s’attendait à ce qu’il proteste et rompe le charme de ce moment, mais il se contenta de hocher la tête, avant de se débarrasser de sa chemise. Line sourit et ses doigts défirent le bouton de son jean. Lúka envoya valser ses baskets et l’embrassa à nouveau, plus calmement. Elle le dévisagea, les yeux brillants. Ses cheveux un peu trop longs tombaient sur son front en boucles souples et le faisaient paraître plus jeune, ce qu’accentuait son air espiègle et le sourire ambigu dont il la gratifia. Lorsqu’il lui souriait ainsi, elle ne lui donnait guère plus de la vingtaine, et il lui rappelait le petit garçon toujours si sérieux qui craignait le courroux de son père dès qu’il élevait la voix. Lúka avait suivit le fil de ses pensées, et son visage s’assombrit. Il s’écarta légèrement d’elle, mais elle le retint, tirant sur son jean pour le lui ôter. Il s’assit et fit glisser le pantalon, avant de le lancer un peu plus loin, se débarrassant de ses chaussettes par la même occasion. Il tendit les mains à sa sœur, qui s’agenouilla près de lui,

— Tu es assise sur tes cheveux, commenta-t-il.

Elle rit, et se redressa à demi pour repousser sa longue chevelure. Elle s’apprêtait à attacher ses cheveux, lorsque Lúka l’arrêta.

— Non, laisse-les libres. Je ne les tirerai pas, promis ! Je ferai très attention.

Elle prit ses mains dans les siennes et le tira à elle, s’allongeant à même le sol. Lúka lui sourit et l’embrassa, heureux de retrouver le goût très familier de ses lèvres. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes : Line était là, nue, offerte, et rien ne comptait plus que le désir qu’il avait pour elle. Elle était sa femme, et il y avait un côté apaisant à se dire que tout serait comme d’habitude. Pas forcément parfait, mais rassurant.

— Tu réfléchis beaucoup, remarqua-t-elle.

— Tu préférerais peut-être que je te saute dessus comme une brute ?

— Pourquoi pas ? plaisanta-t-elle.

— Ma petite femme, lui murmura-t-il à l’oreille, les yeux pétillants.

— Je ne suis pas petite, rétorqua-t-elle.

— Mais tu es ma femme, insista-t-il. Je suis content, Line.

— Moi aussi, Lúka.

Elle lui fit un doux sourire, perdue au milieu de la blondeur de ses cheveux. La main de son frère était posée sur son sein, et elle effleura son alliance, son cœur battant un peu plus vite.

— Tu crois qu’ils seront heureux comme nous ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Il lui a caché tant de choses… Ludméa est une gentille fille, mais elle pourrait avoir du mal à supporter la vérité.

— J’aurais du mal, moi aussi, avoua Line. Je crois que je serais dévastée. Mais tu n’as pas de secret pour moi, n’est-ce pas ?

Il lui fit un sourire un peu hésitant, puis secoua la tête.

— Tu le sais bien. Je ne te cache rien.

— Embrasse-moi, réclama-t-elle en se redressant légèrement sur ses coudes pour lui offrir ses lèvres.

Il plongea ses yeux dans les siens, et Line crut qu’il allait se détourner. Mais il l’embrassa, très doux comme toujours. Il sentait la pointe de ses seins contre sa peau nue, et laissa sa main glisser sur sa poitrine. Elle se cambra contre lui et ses lèvres se nichèrent au creux de son cou. Sa joue était rugueuse, cela lui rappela soudain qu’ils n’étaient plus les adolescents un peu trop amoureux et terriblement inconscients qui se cachaient de leur père pour s’aimer. Elle sourit et caressa doucement les cheveux de son frère.

— Je t’aime, Lúka, chuchota-t-elle.

Il ne répondit rien, sa bouche descendant lentement sur ses seins. Il les embrassa presque avidement, encouragé par le désir de Line, qu’il sentait grandir comme si elle n’était qu’une simple extension de lui-même. Sa langue suivit le tracé des mamelons qu’il connaissait si bien, lui arrachant un gémissement. Ses mains s’étaient crispées sur ses épaules et elle avait fermé les yeux, les lèvres entrouvertes. Lúka la regarda un instant, le visage défait. Elle était si belle ! Et elle l’aimait ! La méritait-il ? Il avait parfois si peur qu’elle se rende compte qu’il n’était pas assez bien pour elle, qu’elle le quitte pour un homme qui saurait prendre soin d’elle mieux que lui ! Si elle l’abandonnait, il n’aurait plus de point de repère, plus de raison de vivre…

Line fit glisser ses mains le long de son dos, l’attirant plus près d’elle. Il reprit ses baisers, rassuré. Son ventre était si plat qu’il n’arrivait plus à imaginer qu’elle avait été enceinte, quelques années auparavant. Pour lui, elle était toujours la même jeune fille un peu trop maigre qui portait ses longues robes fleuries, comme pour remplacer un monde qu’elle connaissait mal. Ses doigts rencontrèrent le tissu fin de sa culotte de dentelle, et Line souleva les hanches pour qu’il puisse la lui ôter. Il effleura les boucles blanches en souriant et elle frissonna, les yeux toujours fermés. Lúka caressa la peau douce de ses cuisses. Il la sentait de plus en plus tendue, presque un peu crispée. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas fait l’amour. Trop longtemps. Elle passa ses mains sous l’élastique de son caleçon et son désir impatient l’envahit tout entier. Mais il voulait s’occuper d’elle, faire durer ce moment. Il embrassa son nombril, descendit le long de son ventre, entre ses cuisses… Line gémit, mêlant ses doigts aux siens. Michael Jackson chantait la même chanson depuis de longues minutes déjà, et elle s’accrochait à sa voix pour ne pas se laisser emporter trop tôt. Lúka connaissait son corps si bien ! Elle l’attira à elle, pressa ses lèvres sur les siennes.

— Viens, lui murmura-t-elle. J’ai envie de toi tout au fond de moi…

Il se débarrassa de son caleçon et se glissa en elle. Elle était offerte, douce, délicieuse. Il enfouit son visage dans ses cheveux, respirant son odeur qu’il aimait tant. Line le serrait contre elle, lui chuchotait des mots doux à l’oreille. Il était très conscient de la tension qui montait en elle — et en lui. L’inconvénient d’être télépathe, lui avait-il dit un jour, c’est qu’il est difficile de faire durer ce genre de moments. Mais comment rester de marbre alors que sa sœur gémissait de plaisir entre ses bras ?

Line reprit ses lèvres, sa langue s’enroulant à la sienne, si sensuelle. Il la sentait prête à chavirer, à s’abandonner à lui. Il aurait aimé que cela dure plus longtemps, cependant, ses émotions devenaient de plus en plus difficiles à contrôler. Sa sœur cria son nom, tendue contre lui, et il se laissa enfin aller, le souffle court. Elle caressa ses cheveux, sa joue collée à la sienne, un sourire aux lèvres. Au bout d’un moment, il se releva sur un coude pour l’observer, à nouveau si sérieux.

— Tu as remis ton masque, soupira-t-elle. J’aime quand on fait l’amour, mais j’ai l’impression que c’est le seul moment où tu te découvres vraiment. Le seul moment où tu ne fais plus attention à ce que les autres pourraient penser de toi.

Elle effleura ses pommettes, puis la ligne de sa mâchoire. Il embrassa le bout de ses doigts et elle se détendit un peu.

— Je ne suis pas sérieux, Line. Je suis éreinté.

Elle éclata de rire et il lui sourit, heureux.

 

Lyen ferma les yeux, une main appuyée contre le mur. Elle n’avait pas voulu les espionner, c’était arrivé comme ça. Mais pourquoi n’était-elle pas partie ? Pourquoi avait-elle été comme hypnotisée par leurs corps nus ? Elle avait ressenti ce que ressentait Line, et à présent, elle était troublée. Les jambes faibles, elle se laissa glisser à terre. Son cœur battait trop vite, et elle avait chaud. Sous ses paupières closes, les images se bousculaient. Ainsi, c’était donc ça que Lúka avait fait à sa sœur ? C’était pour cela que Nato l’avait tant aimé, malgré les actes terribles qu’il commettait ? Elle ne pouvait l’accepter. L’espace d’un instant, elle avait souhaité être à la place de Line, et elle le détestait encore plus pour la trahison de son corps. Trahison dont il n’était pas responsable, mais il fallait bien le blâmer, lui !

Les larmes se mirent à couler sur ses joues, et elle se releva lentement. Ils se parlaient. Bientôt, ils viendraient la trouver, pour vérifier si elle avait bien pris soin du fils qui n’était déjà plus vraiment à eux. Elle devait se ressaisir. Si Lúka découvrait à quel point elle s’était montrée faible, il se servirait de cette faiblesse contre elle. Elle allait le devancer. Elle s’en servirait contre lui.

Un sourire encore incertain naquit sur ses lèvres pâles. Elle avait trouvé le moyen de se venger. Et les vingt ans qu’elle avait passé à le haïr prirent soudain un tout autre sens.

 

— Lúka, je suis désolé de te le demander à nouveau, mais… Tu as vu Ludméa avec les jumeaux. Tu as pu remarquer la façon dont elle s’est attachée à eux, et…

Lúka croisa les bras sur sa poitrine, la tête légèrement penchée sur le côté, impassible. Ruan avait les joues rouges, mal à l’aise de s’abaisser à ce qui ressemblait bien trop à une supplique à son goût.

— Nous avons parlé de ça cent fois, soupira Lúka.

— Je sais, mais… Je ne désespère pas que tu changes d’avis. Je veux dire, tu l’as vue toi-même : elle aime ces petits, elle est une véritable mère pour eux. Cela fait plus de deux ans !

— Comme je te l’ai déjà répété, ce n’est pas elle le problème. Je suis persuadé que les jumeaux ne pourraient pas avoir de meilleure mère que Lumdéa. Mais ils ne pourraient pas avoir de pire père que toi.

— Je trouve que tes accusations sont infondés, répliqua Ruan.

Il peinait à garder son calme, et l’espace d’un instant, Lúka fut à deux doigts de se laisser fléchir. Après tout, ferait-il un si mauvais père ? Pourrait-il être pire que leur père, à Line et à lui ? Ne commettait-il pas une erreur en voulant se montrer trop prudent ? Après tout, rien ne prouvait que les choses tourneraient forcément mal. Sauf son intuition. Mais il s’était déjà trompé par le passé…

— Tu frappes la femme que tu aimes. Je suis un peu réticent à mettre entre tes mains la vie si précieuse de ces deux enfants.

— Mais arrête avec ça, à la fin ! s’énerva Ruan. Je ne frappe pas Ludméa ! Qu’est-ce qui t’a mis une idée pareille dans la tête ? Puis-je savoir pourquoi je ferais une telle chose ?

— Pourquoi lui fais-tu porter les robes de ta mère ?

Ruan resta sans voix, les yeux écarquillés par la surprise. Il secoua lentement la tête.

— Tu es vraiment malade ! Je ne sais pas pourquoi tu m’en veux ainsi, mais je commence à trouver toute cette histoire un peu ridicule. Ces enfants ont plus de deux ans, on ne peut pas les garder enfermés ici, ils ont besoin d’une famille. N’es-tu pas d’accord avec ça ? Tu préfères peut-être qu’on les laisse croupir toute leur vie dans une cellule minuscule ? insinua-t-il.

Il savait que l’argument toucherait Lúka. Après toutes ces années à le côtoyer, il n’en connaissait pas beaucoup plus sur sa vie, mais certaines vérités lui étaient apparues comme inévitables. Le bracelet à son poignet, la haine qu’il paraissait avoir à l’égard des médecins, le trouble qu’il montrait à chaque fois que Ruan mentionnait la réclusion… Mais l’homme n’eut pas la moindre réaction, ses grands yeux verts fixés sur lui.

— Je t’ai déjà dit que tu pouvais décider de cela tout seul. A la condition que tu ne prennes pas les jumeaux chez toi.

— Des fois, j’ai du mal à suivre le fil de tes pensées.

— Je ne te demande pas de me comprendre, je te demande de m’obéir, c’est différent, appuya Lúka.

— Ah oui ? Et qui es-tu pour me donner des ordres ? Mon père ? Tu crois que je vais continuer longtemps à faire les quatre volontés d’un gosse insolent et capricieux ? Tu es plus jeune que moi ! s’écria-t-il, comme il ne savait plus vraiment quoi ajouter.

— Ça, c’est le genre de réflexions qui me met en rogne, décréta-t-il. Je ne suis pas plus jeune que toi, oh, certainement pas !

— Peu importe, soupira Ruan. Je ne saisis pas bien la raison pour laquelle c’est moi qui dois suivre tes ordres et non l’inverse. Après tout, qu’est-ce qui me prouve que c’est toi qui sais ce qui est bon pour les jumeaux ? Parce que tu me les as apportés ? Parce qu’un beau jour, tu t’es planté devant moi avec cette rouquine enceinte jusqu’aux yeux et que tu m’as dit : "Salut Ruan, je vais faire de toi un homme comblé si tu m’aides" ?

— Tu n’es pas comblé ?

Ruan haussa les épaules. Il avait Ludméa, le reste importait peu. Il n’avait que faire de la puissance et de la richesse.

— Line et moi devons constamment nous occuper de ta jeune fiancée, lui fit remarquer Lúka. Si nous n’étions pas là, il y a bien longtemps qu’elle serait partie. Dis-toi que rien n’arrive jamais par hasard ! Pourquoi crois-tu que me femme ait soudain débarqué dans sa vie ? Tu penses que le shopping et les discussions sur le maquillage la passionnent au point qu’elle ait envie de passer ses journées sur Lambda ?

— Line a l’air d’apprécier Ludméa, objecta Ruan.

— Je n’ai pas dit le contraire. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ne fait pas tout cela uniquement par plaisir. Crois-tu qu’elle soit heureuse de devoir persuader ta fiancée que les bleus sur son corps ne sont que le résultat d’une nuit un peu agitée ? Comment peux-tu frapper ainsi la femme que tu dis aimer ? A ta place, je ne pourrais même plus me regarder dans un miroir.

— J’aimerais que tu arrêtes avec ça, gronda-t-il. Je te l’ai déjà dit, je n’ai jamais levé la main sur Ludméa. Sur aucune femme, d’ailleurs. Je ne suis pas quelqu’un de violent.

— Ton père frappait ta mère. Et il ne faisait pas que la frapper. Quant à ta sœur… Comment va la charmante Eve ? La première fois que je l’ai vue, elle n’en menait pas large, dans son pensionnat sur Alpha. La pauvre était brisée.

— Et voilà que tu me parles de ma sœur, maintenant, lâcha Ruan.

Cette discussion sans but et sans logique commençait très sérieusement à l’agacer, et s’il n’avait pas eu autant d’amour et de respect pour Ludméa, il aurait certainement chassé Lúka hors de son bureau. Mais il n’y avait que lui qui pouvait confier les enfants à sa fiancée, et il se devait de supporter son insolence.

— Tu l’as invitée ?

— Pardon ?

— Ta sœur ! Tu as invité Eve à ta soirée de fiançailles ? demanda Lúka.

— Ça t’intéresse vraiment, ou c’est un nouveau moyen que tu as trouvé pour me pousser à bout ? rétorqua Ruan, la mâchoire crispée par la colère.

— Non, ça m’intéresse vraiment.

— Je lui ai envoyé une invitation. Mais je ne pense pas qu’elle viendra. Je ne lui ai pas reparlé depuis la mort d’Alicha et de Waren. Elle a soudain quitté son fiancé, et elle n’a plus donné de nouvelles, soupira-t-il. Alicha était la seule personne à qui Eve acceptait encore de parler, et maintenant qu’elle n’est plus là…

Il se rendit compte qu’il en disait trop, et se tut, furieux contre lui-même. Après tout, ce qui se passait dans sa famille ne concernait pas Lúka. Il ne lui ramènerait pas Eve, pas plus qu’il ne la ferait revenir à la raison.

— Et ta cousine ?

— Line ?

— Tu en as une autre ? cingla Lúka. Bien sûr, Line ! Tu l’as invitée ?

— Elle n’a que quinze ans, je ne suis pas persuadé qu’elle prenne du plaisir à ce genre d’événements.

— Elle serait sûrement contente que tu lui laisses le choix de décider cela par elle-même, objecta-t-il. Ta cousine est une jeune personne très charmante.

— On dirait que c’est toi qui as envie qu’elle vienne, insinua Ruan. Tu as bien craqué sur elle, je me trompe ?

— Certainement pas.

Mais le rouge de ses joues le trahit, et l’autre lui fit un sourire narquois et très satisfait.

— Lúka et ma cousine… Je n’aurais jamais cru ça de toi. Ta chère sœur serait sans doute heureuse d’apprendre que tu cours après les jeunes adolescentes.

A présent, Lúka était cramoisi, et Ruan se doutait que ce n’était pas que de la fureur qui l’habitait. Il avait enfin trouvé sa faiblesse, et il n’allait certainement pas la laisser passer comme ça.

— Je vais l’inviter, décréta-t-il. Tu sembles y tenir tout particulièrement. Tu veux que je l’asseye à ta table ? Juste à ta gauche ? Une Line à ta droite, une autre à ta gauche, tu seras comblé, n’est-ce pas ? J’aurais dû me douter de quelque chose lorsqu’elle m’a demandé de te faire passer cette lettre…

— Arrête ça, Ruan, tu sais très bien ce qu’il y a eu entre elle et moi. Et tu sais également pourquoi.

— Oh, non, je ne sais rien. Mais si tu tiens à me raconter les moindres détails, je t’offre volontiers un café. Quoi que… Finalement, je retire ma proposition. Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’en savoir trop. Après tout, Line est ma cousine. Et elle n’a que quinze ans. Je reconnais qu’elle est exceptionnellement belle. Très exotique, et très sensuelle également. Mais c’est une gosse.

Lúka crispa les poings, et Ruan crut qu’il allait se jeter sur lui. Cependant, il se reprit, et reporta toute son attention au paysage qui s’étalait devant ses yeux. Le bureau était situé très haut dans les DMRS, et ils avaient une belle vue sur la ville.

— Si tu ne me donnes pas ces gosses, Lúka, je vais te mener une vie infernale, menaça Ruan.

Il souriait pour tempérer ses paroles, mais il ne plaisantait pas. Lúka lui lança un regard un peu surpris, puis haussa les épaules.

— Ma vie est déjà infernale. Je ne vois pas très bien comment cela pourrait être pire.

— C’est très simple. Une petite phrase prononcée sur un ton badin au cours du repas, quelques insinuations douteuses sur ma jolie cousine, un ou deux regards appuyés…

— Tu ne le ferais pas !

— La dernière fois que ta femme est venue à la maison, elle était à deux doigts de se jeter dans mes bras. Je n’aurais eu qu’un geste à faire.

— Tu mens.

— Crois ce que tu veux. Ce que je crois, moi, c’est que tu ne t’occupes pas très bien d’elle, et qu’elle aimerait bien aller voir ailleurs. Tu sais ce qu’on dit, l’herbe est toujours plus verte chez le voisin… C’est toi qui m’as appris cette expression, Lúka, tu t’en souviens ?

— Line ne te laisserait jamais la toucher, décréta-t-il.

— Elle ne te le dira pas, en tout cas. N’oublie pas qu’elle m’a embrassé, il n’y a pas si longtemps de ça.

— Tu ne ferais rien, de toute façon. Tu aurais trop peur que Ludméa l’apprenne.

— Tu te trompes, Lúka. Je serais prêt à faire n’importe quoi pour Ludméa, justement. Elle veut ces enfants plus que tout, et moi, c’est son bonheur qui m’intéresse. J’aime cette femme, et je suis prêt à tout pour elle. Tout comme tu es sans doute prêt à tout pour ta femme à toi, ajouta-t-il.

Lúka s’apprêtait à répondre, mais il soupira. Ruan avait l’air sérieux. Et il l’avait trop souvent sous-estimé par le passé. L’homme était capable de tout. Line savait pour ce qui s’était passé avec sa cousine, cependant, il ne voulait pas prendre d’inutiles risques. Cette fois-ci, il devrait peut-être agir à l’encontre de son intuition, et même si cela lui en coûtait, il n’y avait pas tellement d’autre solution. Ruan l’avait piégé. En réalité, il s’était piégé lui-même, ce qui l’ennuyait bien plus. Il payait à présent le prix de son inconscience.

— On peut sans doute trouver un arrangement, lâcha-t-il.

— Je savais que tu te montrerais raisonnable, conclut Ruan.

  Il lui fit un sourire ravi, si semblable aux sourires que lui offrait parfois sa sœur que cela fit naître un frisson dans son échine. Quelque chose lui échappait encore, et il sentait que ce pourrait bien être le début de sa perte.


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31 mars 2012 6 31 /03 /mars /2012 20:29

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Solenne Pourbaix

ÊTRE HUMAIN

Tome 1 : Loup

 

 

Chapitre 3

 

        

            Le lundi, Jeanne et Bastien ne s'étaient tout simplement pas adressé la parole. Il l'avait même laissé dormir le matin ! Si elle avait su, elle aurait menacé de le taser depuis un moment déjà. Pourtant, le lendemain, le jeune homme avait déjà oublié ses belles résolutions de ne plus lui parler et réveilla sa colocataire à sept heures et demi. Comme toujours, il lui dit qu'elle devait se lever tôt pour aller chercher du travail, faire un CV, et tous ces trucs agaçants et inutiles pour la jeune femme. Elle se leva en râlant, insultant silencieusement la destinée qui ne la faisait pas mourir dans la nuit et alla à la cuisine se servir son bol de céréales. Bastien lui embrassa le front, elle rentra la tête dans les épaules, et il partit au travail. Au moment où Jeanne, enfin seule, allait boire son jus de fruit, son téléphone se mit à sonner, la faisant sursauter et renverser la moitié de son verre sur ses genoux. Un numéro inconnu : « Allô ?

            - Vous êtes bien mademoiselle Montreuil ?

            - C’est moi-même.

            - Vous êtes toujours en activité ?

        - Ça dépend... » La voix était celle d'un vieil homme, sa façon de parler était assez distinguée et, à l'heure actuelle, elle ne voulait pas cracher sur un peu d'argent, aussi ne l'envoya-t-elle pas promener tout de suite. L'homme reprit : « Très bien, j'aimerais faire appel à vous car ma fille a été tuée. » Jeanne renversa une nouvelle fois son verre. « Pardon ? Mais euh... pardonnez-moi, je suis détective, pas médium.

            - Je sais, mais l'enquête de la police ne mènera à rien. » Ça sentait l'affaire difficile qui l'aurait fait frissonner quelques années plus tôt, à l'époque où elle tenait encore un peu à sa vie. « Vous savez, monsieur, je ne suis pas sûre d'être la personne que vous cherchez.

            -  Je vous paierai grassement.

            - Je suis chez vous dans une heure. » L'homme rit et lui donna son adresse, en dehors de la ville. Elle se doucha, mit des vêtements propres et prit la voiture. Bastien ne pourrait même pas lui reprocher de ne pas être allée chercher du travail !

            Elle roula une heure, traversant la forêt où rôdait, soi-disant, une bête sauvage et elle finit par trouver, après avoir suivi un chemin de terre que sa petite citadine n'apprécia pas, un immense manoir aux hautes grilles de fer forgé. Elle se gara devant le portail et repéra une caméra de surveillance braquée sur elle. Elle sourit et fit un coucou avant de sonner à l'interphone. Sans même avoir eu de réponse, le portail s'ouvrit et elle avança dans une large allée de gravier. Le jardin entourant la maison était immense et parfaitement entretenu, il n'y avait aucune place laissée au hasard et la jeune femme ne put s'empêcher de frissonner. Elle aimait les jardins anglais au fouillis soigneusement étudié et là, cette grande étendue de gazon et de buis la déprimait. Même pas un petit topiaire en forme de pingouin pour égayer tout ça. Elle se gara en bas de larges escaliers doubles et gravit les marches du perron. Une dame d'une cinquantaine d'années, habillée en soubrette, lui ouvrit : « Vous êtes mademoiselle Montreuil ?

            - Oui, c'est moi.

           - Suivez-moi, Monsieur vous attend dans son bureau. Il compte beaucoup sur vous, vous savez... » Une pointe d'inquiétude avait percé dans la voix de la gouvernante et elle ajouta : « Vous devez nous aider à retrouver celui qui a tué Mademoiselle... » Mal à l'aise, Jeanne se contenta de hocher la tête en faisant un sourire poli.

            Après avoir monté deux étages, la femme frappa et fit entrer la demoiselle dans un grand bureau dont les fenêtres donnaient sur l'arrière du jardin. Un vieil homme d'une soixantaine d'années était assis derrière l'imposant bureau de merisier et lui fit signe de venir s'asseoir face à lui, sur un large fauteuil de velours un peu passé. « Bonjour, Mademoiselle, je suis ravi de vous voir. Vous êtes le seul espoir pour que ma fille trouve enfin la paix.

            - Écoutez, Monsieur, je veux bien vous aider mais ça me paraît compliqué, expliquez-moi en quoi je peux être utile. » Le vieil homme poussa devant Jeanne un porte-document. Quand elle l'ouvrit, elle tomba face à une photo terrible d'un corps lacéré et mutilé dans les bois. Elle leva les yeux vers lui et l'homme acquiesça : « Ma fille est une victime de ce que la police appelle une bête sauvage. C'est elle qui a été retrouvée vendredi.

            - Je suis désolée, monsieur, désolée pour elle. » Il haussa les épaules. « Elle avait à peu près votre âge et rentrait d'une soirée chez une amie. Mais peu importe, j'ai la preuve que ce n'est pas un animal qui l'a tuée. Vous avez sûrement remarqué à l'entrée la caméra de surveillance. Cette nuit-là, elle a filmé l'enlèvement de ma fille. On ne voit pas grand-chose, mais c'est bien un homme qui l'a emmenée. Et comment un animal aurait-il pu la prendre dans sa voiture devant chez moi et la traîner sur des kilomètres pour la dévorer au fond d'un bois ? Ça n'a pas de sens. » La jeune femme réfléchissait, ça confirmait sa théorie d'un tueur mais ça paraissait toujours aussi insensé. Pourquoi lacérer et démembrer ? Et où étaient les morceaux arrachés ? Un animal les aurait mangés, mais un homme, non... enfin, pas autant, pas comme ça. Ces meurtres étaient commis avec une telle sauvagerie. Elle était perdue dans ses pensées quand l'homme reprit : « Dans ce dossier, vous trouverez le DVD du moment de la capture de ma fille, la copie du dossier de la police et les adresses des autres victimes ou de leur famille. La police reste sur sa position de l'animal sauvage et refuse d'ouvrir l'enquête dans une autre direction.

            - Mais comment expliquent-ils, alors, que quelqu'un la kidnappe ?

            - Selon eux, l'homme qui a fait ça voulait une rançon et il s'est lui aussi fait attaquer.

            - Mais on aurait retrouvé son corps.

            - Pas s'il a été dévoré.

            - Mais... mais même un ours ne mangerait pas un corps entier. » Il se contenta de soupirer. « Vous allez m'aider ?

            - Je... C'est très dangereux, je ne suis que détective, je n'ai même pas le droit d'avoir d'arme.

            - Je vous paierai tout ce que vous voulez, je vous fournirai tout ce dont vous aurez besoin, légal ou non. Je vous en prie.

              - Mais pourquoi moi ? Il y a d'autres détectives plus réputés que moi.

         - La réputation ne fait pas le talent, et j'ai besoin de quelqu'un de discret. » Elle acquiesça : « Je prends cette affaire. » Le vieil homme sourit et lui tendit une enveloppe remplie de billets. Dans toute sa vie, Jeanne n'avait jamais vu autant d'argent. « Voilà une partie de votre paye. Et tenez-moi au courant du moindre progrès que vous ferez s'il vous plaît.

             - Comptez sur moi. »

            La gouvernante la ramena à sa voiture et elle réussit à attendre d'être hors de vue avant d'exploser de joie et de compter l'argent dans l'enveloppe. Il ne lui restait plus qu'à avoir l'air d'être mal payée comme toujours pour éviter que Bastien ne réclame une part et ce serait une journée plutôt agréable.

             À peine rentrée chez elle, elle cacha son argent dans sa tirelire cochon qui ne contenait que quelques pièces depuis des lustres et caressa son chat. Elle sortit ensuite le dossier et regarda le DVD. On y voyait une petite voiture de luxe, une Porsche Carrera d'après ses recherches, qui s'arrêtait devant le portail. Une jeune fille était au téléphone et fouillait dans son sac, elle devait chercher la télécommande qui ouvrait la grille. Une ombre surgit soudain dans le champ de la caméra et ouvrit la portière. C'était semblait-il quelqu'un d'assez grand à la large carrure. Il portait un bomber de cuir par dessus un sweat-shirt dont la capuche cachait son visage dans l'ombre. On le voyait saisir la jeune femme par le bras et la traîner sans ménagement hors du champ de la caméra. Ça ne durait que quelques secondes et on ne voyait pas grand-chose, mais c'était certain, ce n'était pas un animal qui avait emmené la demoiselle. Jeanne appela son employeur pour lui demander s'il savait qui sa fille avait au téléphone à ce moment-là. Après une petite heure, il la rappela pour lui donner le numéro de téléphone d'une certaine Morgane. Aussitôt Jeanne l'appela. Après deux sonneries, une voix éteinte lui répondit : « Allô ?

            - Bonjour, excusez-moi de vous déranger, vous êtes bien Morgane, l'amie de Magalie ? » La jeune femme éclata en sanglots... Bon, bah ça devait être elle du coup. Entre deux hoquets, Morgane répondit : « C'est moi. Vous êtes ?

            - Je m'appelle Mélanie Dumont, je suis employée par Monsieur de Vallois pour enquêter sur la mort de sa fille et j'ai appris que vous étiez avec elle au téléphone quand elle a été enlevée.

            - Oui ! C'était atroce ! Je l'ai entendue crier ! Et le mec, il parlait... On aurait dit un grognement ! C'était... J'ai cru... Oh mon Dieu... » Jeanne détestait les larmes et détestait l'hystérie; elle soupira : « Oui, avez-vous entendu autre chose ?

            - Non ! Juste ses cris ! Et le mec qui disait des choses incompréhensibles. À cause de sa voix, j'ai rien capté, mais il parlait d'adorer ! Vous pensez qu'il... qu'il l'a violée ?

            - Je ne saurais pas vous répondre, Mademoiselle, je suis désolée. Merci pour votre aide. Bonne soirée ! » Elle raccrocha et se dit que souhaiter une bonne soirée à une jeune femme en deuil était peut être un tantinet maladroit. En même temps, elle n'allait pas lui souhaiter une soirée moins morte que sa copine non plus, hein ?

            Profitant du fait d'être au téléphone, Jeanne en profita pour appeler cette fois un de ses amis, un policier justement. Il répondit rapidement. « Bah alors, Boris ? Tu travailles pas ?

            - Nan, pause café.

            - La chance. Bon, dis-moi, c'est un coup de fil très intéressé que je te passe…

            - Non, Jeanne, je te l'ai déjà dit, tu n'auras pas mon corps de dieu grec.

            - Rhaa, merde, dommage... Bon, je retenterai plus tard. Salut !

            - Salut ! Bon, sinon, en vrai, tu veux quoi ?

            - J'ai décroché un nouveau boulot et je vais avoir besoin de ton aide précieuse.

        - Ah oui ? Cool ça, ça faisait longtemps que je t'avais pas donné des infos confidentielles ! » Elle rit et reprit : « Tu sais des choses sur l'affaire des corps dépecés ?

            - Je bosse dessus, pourquoi ? Toi aussi ?

            - Oui. Le père de la troisième victime m'embauche, il ne croit pas à la bête sauvage.

           - Moi non plus, et personne n'y croit mais on ne veut pas croire à un tueur en série assez malade pour tuer comme ça, alors on en reste au plus probable.

            - Probable ? On n’a pas le même dictionnaire, dis donc !

            - Non mais bon... Enfin tu veux quoi ?

            - Tout.

            - Oh... Rien que ça ?

            - S'il te plaît ?

            - Ah, je préfère. Bon, j'essaye de rassembler des trucs discretos et je te poserai tout ça au même endroit que d'habitude de la même façon que d'habitude.

            - Ouais, en main propre devant un café, quoi !

            - Comme d'hab !

          - Super, à demain matin ! » Elle raccrocha, ravie. Peut-être que finalement, elle trouverait des choses intéressantes ? Elle fila à la boxe assez euphorique, se demandant comment elle pourrait dépenser autant d'argent et si elle quitterait Bastien tout de suite après avoir racheté l'appartement ou si elle lui laisserait le temps de se retourner.

            Quand elle rentra, fatiguée et toujours guillerette, elle fut accueillie par Bastien qui attendait dans le salon. « T'as rien foutu aujourd'hui encore ! Le linge va se laver tout seul, peut-être ?

            - Non, mais tu pourrais le descendre à la laverie une fois de temps en temps, tu sais, tu choperas pas un cancer du ménage !

            - Haha... très drôle. Pour avoir une répartie de merde, t'es là, mais alors pour être utile, y a plus personne. » Elle sentit une vague de colère l'envahir et son visage s'empourprer. Elle détestait rougir... « Bon, t'es gentil, mais tu me parles pas comme ça, je suis ta colo... ta gonzesse, pas ta bonne ou ton clebs ou ta mère. Et aujourd'hui, j'ai bossé. » Il fronça les sourcils et chercha à deviner si elle mentait ou pas. Une belle confiance de couple. « Et t'as fait quoi ?

            - Je suis embauchée par un monsieur sur l'enquête des corps dépecés.

            - Refuse.

            - Quoi ?

          - Refuse ! C'est trop dangereux, t'y arriveras jamais. Tu vas juste réussir à te faire bouffer par l'ours.

            - C'est pas un ours, c'est un psychopathe !

           - Super, je me sens rassuré. Bon, arrête tes conneries et laisse tomber. Va plutôt faire un job à ta hauteur au lieu de rêver de grandeur. » Cela lui fit l'effet d'une gifle. Une phrase qu'elle avait entendue toute sa vie. Elle sortit de l'appartement furieuse et appela Nadia qui la rejoignit une demi-heure plus tard dans un bar. Pour la première fois depuis quinze ans, Jeanne but de l'alcool et elle fut malade toute la nuit.






                                    Chapitre 4

 

 

            Le lendemain matin, levée tôt à la grande joie de Bastien, Jeanne avala un petit déjeuner rapide, près de sa fenêtre, à cause de son cher compagnon qui fumait dans le salon et empestait tout l'appartement, puis elle fila rencontrer les familles des deux premières victimes. Son employeur lui avait donné leurs adresses et Boris lui avait donné quelques informations supplémentaires sur les gens qu'elle allait voir, lui conseillant de faire preuve de tact. Comme si ce n'était pas dans ses habitudes. Quelle réputation... Les premiers vivaient en périphérie de la ville dans un appartement au seizième étage d'une barre HLM miteuse. Quand elle sonna et expliqua qui elle était, elle fut reçue chaleureusement par une grande dame d'une cinquantaine d'années, noire, vêtue d'une large robe bariolée qui cachait ses rondeurs. Il y avait aussi une jeune fille d'une quinzaine d'années et un petit garçon de huit ans. Faisant asseoir Jeanne au salon, Madame Noah servit du thé avec de délicieuses pâtisseries aux amandes qui devaient au moins compter trois millions de calories par bouchée. Jeanne était ravie, du sucre et du gras, c'était ça la vie !

            Après un petit silence, ne sachant trop comment aborder le sujet avec tact (ah, Boris avait raison finalement), le petit garçon vint s'asseoir à côté d'elle et demanda : « Tu vas chercher qui a tué mon frère ? » La jeune fille lui sourit. Elle était toujours mal à l'aise avec les enfants, elle ne savait pas comment ça marchait et préférait les éviter au maximum. « Je suis là pour ça, oui. Mais ça peut prendre du temps, tu sais. » La mère dit alors : « Ce sera toujours plus efficace que la police ! Eux, ils nous disent que c'est une attaque d'ours ! Comme si un ours pouvait arrêter une voiture sans l'abîmer et manger une personne et demie !

- Une et demie ?

        - Oui, mon fils, il rentrait de discothèque avec sa copine ! Ils étaient tous les deux, et on n'a pas retrouvé Mariam ! Personne sait où elle est ! Ils disent qu'ils ont juste retrouvé un peu de son sang, comme si un ours mangeait proprement. Elle dû être kidnappée par le tueur, c'est certain ! »     La femme fondit en larmes et Jeanne se sentit un peu mal à l'aise. Seul le petit garçon, toujours à côté d'elle, ne pleurait pas. Cette histoire la perturbait de plus en plus, ce n'était franchement pas net et si elle avait affaire, comme elle le pensait de plus en plus, à un tueur en série, son enquête serait plus que dangereuse. Curieusement, elle en ressentit un petit frisson d'excitation, peut-être finirait-elle aussi par se faire tuer et enfin ne plus subir cette vie de routine et d'engueulades quotidiennes ? Après avoir posé d'autres questions sans apprendre grand-chose de plus, la jeune femme remercia Madame Noah et prit congé de cette famille brisée et pourtant encore si chaleureuse. L'ambiance qu'elle découvrit avec la deuxième famille lui parut en comparaison encore pire que ce à quoi elle s'était attendue ! Eux vivaient dans une maison bourgeoise au centre ville, ils avaient même le luxe d'avoir un petit jardin. Ils ne la laissèrent pas entrer, ils avaient déjà tout dit à la police et eux, au moins, faisaient leur travail correctement. Insultée une fois de plus sur ses compétences, Jeanne eut envie de pleurer. Certes, ces gens ne la connaissaient pas et ce n'était pas une attaque personnelle, mais la jeune fille avait toujours été sensible aux moindres réflexions, même anodines, elle pouvait tourner et retourner ça des jours entiers et se sentir un peu plus minable à chaque fois. Oui, elle était hypersensible, et ça pourrissait sa vie tous les jours.

            Déprimée, elle appela donc Boris pour qu'il lui tienne compagnie à midi, dans une petite brasserie sympathique. Le ciel se couvrait en plus et ce n'était pas fait pour lui remonter le moral. Heureusement, son ami arriva vite, armé de son sourire franc et contagieux. Ils discutèrent d'abord de tout et de rien, juste histoire de se détendre puis, arrivés au dessert, face à une coupe de glace géante et pleine de chantilly, Boris dit enfin : « Tu sais, je suis pas sûr que ce soit une super idée de te lancer dans cette enquête... » La jeune femme reposa sa cuillère dans sa coupe et lança : « Mais qu'est-ce que vous avez tous avec ça, merde ! Si des débiles de flics... je parle pas pour toi... si des bleus peuvent bosser là-dessus, pourquoi moi je pourrais pas ? Hein ?

           - Mais non, tu te trompes. Moi, je suis certain que tu serais plus efficace que nous. Tu te bornes pas à des théories débiles mais justement. Tu seras capable de trouver le vrai coupable... et de te faire tuer. » Elle haussa les épaules, se faire tuer était bien la dernière de ses peurs. Sentant que ses arguments trouveraient de toute façon lettre morte, Boris soupira et dit : « Bon, voilà, on pense à un animal car la deuxième victime a eu sa voiture fracassée comme si elle avait percuté un ours. On a d'ailleurs retrouvé des poils d'ours dans la carrosserie. Sauf que je ne sais pas depuis quand les ours arrachent les portières et traînent leurs proies sur deux cents mètres pour les bouffer. Bref, sur tous les lieux de découverte des cadavres, on a retrouvé des traces de griffes et des poils. Et figure-toi que le mois dernier, un petit cirque était dans les parages et qu'ils avaient un ours. On les soupçonne de l'avoir perdu et de ne pas avoir prévenu les autorités. Ça expliquerait pas mal de choses, non ? » La jeune femme haussa les épaules et répondit : « Oui, ça peut expliquer des choses, mais pas tout, il reste des incohérences. Les premiers, le couple, s'ils avaient vu un ours sur le bas-côté, ils ne se seraient sûrement pas arrêtés ! Or, la voiture était intacte ! Et la jeune fille a disparu ! » Il acquiesça : « Et le dernier corps, là, lacéré mais pas dévoré... Vu les traces, il y avait plusieurs personnes, moi je suis convaincu que ce mort n'a aucun rapport avec le reste ! Ça doit être une baston entre bandes rivales qui a dégénéré et ils ont voulu camoufler ça en se servant des meurtres.

          - Oui, ce n'est pas impossible, j'irai me renseigner demain peut-être, cet aprèm je pensais plutôt aller sur les lieux des crimes pour voir si je vois la même chose que votre équipe.

          - Tu es sûre? Tu devrais y aller avec quelqu'un…

      - Non merci... Je préfère pas être parasitée. » Il sourit et la laissa repartir jouer les exploratrices de scènes de crime.

           Elle trouva les lieux assez facilement, tout un chemin avait été piétiné par les enquêteurs mais depuis une semaine, il n'y avait plus grand-chose à repérer. La première victime avait été retrouvée plus proche de la route; pour les autres, il fallait s'enfoncer à chaque fois un peu plus dans le bois. Il y avait des signes de lutte, des branches basses cassées, ça avait dû être violent. Plus loin, un jeune arbre était cassé en deux. Il n'y avait aucune trace visible de personne qui aurait quitté les lieux, c'était étrange. Elle s'avança jusqu'au dernier lieu de découverte d'un corps, celui de l'homme non dévoré, et la jeune femme découvrit un vrai carnage ! Les arbres avaient été piétinés, arrachés sur plusieurs mètres carrés. La terre était retournée, on aurait pu croire qu'une bataille sauvage avait eu lieu ici. Elle prit des photos mais, soudain, un frisson lui parcourut l'échine. Il faisait sombre, elle était couverte de toiles d'araignée et... elle se sentait épiée. Le soir tombait et les arbres camouflaient le soleil mais elle y voyait encore bien et elle ne distinguait personne. Bien sûr, dans une forêt, c'était facile de se dissimuler mais bon... Elle mit cette sensation sur le compte de son imagination mais quitta tout de même les lieux, on ne savait jamais. Elle remonta en voiture, soulagée, et rentra chez elle.

            Il était plus de vingt heures quand elle arriva chez elle et Bastien ne l'avait pas attendue pour dîner. Charmant. Elle se décongela donc un hamburger qu'elle avala vite fait pendant que monsieur faisait la tête devant le JT. Quand elle vint elle aussi s'asseoir devant la télé, il lui lança : « Tu es contente de toi, ça va ?

- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait, encore ?

- Rien ! Je rentre et y a personne, même pas un mot !

- T'étais inquiet ?

- J'avais faim !

- Ah oui, je me disais aussi... Excuse-moi, je travaillais. Tu devrais être content !

- Non, tu dois arrêter ce job débile.

- Hors de question.

- Bah, prends au moins une arme, alors !

       - Je n'ai pas le droit d'avoir une arme, je suis détective, pas flic, on n'est pas dans un film ! » Il grommela et elle haussa les épaules. Elle n'était plus à un dénigrement près de sa part. Quand ils allèrent se coucher, Bastien tenta de nouveau une approche mais la jeune femme le repoussa une fois encore. Elle était fatiguée et n'avait de toute façon pas envie de lui. Mais bon, tant pis, allez, va pour cette fois, et peut être qu'elle aurait la paix un petit moment après ? Elle se laissa donc finalement faire, priant un peu plus fort pour que le meurtrier vienne la « meurtrifier »... vite. Quand ce fut fini, elle alla se doucher, ne souhaitant pas garder sur elle l'odeur de Bastien, et elle se recoucha avec une envie de vomir et de pleurer qui lui rappelèrent de mauvais souvenirs. Sa nuit fut particulièrement peuplée de cauchemars.

 

Vous pourrez bientôt lire la suite, Solenne va être publiée

aux Editions Etherna. Vous pourrez l'acheter en 2014.

 

Félicitations !


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27 mars 2012 2 27 /03 /mars /2012 19:04

Ce soir, nous commençons à publier Être Humain, une trilogie de Solenne Pourbaix.

 

Bonne lecture !

 

 

 

 

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Solenne Pourbaix

ÊTRE HUMAIN

Tome 1 : Loup

 

 

Chapitre 1

 

         « Jeanne, réveille-toi ! Il est tard ! » La jeune femme grommela et roula sous sa couette. Elle jeta un œil sur son réveil en passant et râla : « Bastien, tu te fous de moi ? Il est sept heures !

            - Oui, bah je pars au boulot, moi ! Et si tu veux pouvoir le faire un jour, tu ferais mieux de te lever ! » S'enfouissant plus profondément sous la couette, elle répondit dans un bâillement : « J'ai déjà un boulot. » Le jeune trentenaire attrapa le drap et tira dessus, dévoilant sa compagne qui se cachait le visage sous son oreiller. Il n'aimait pas qu'elle porte ces affreux t-shirts trop grands pour dormir. Quand ils s'étaient rencontrés, elle était fine, élégante et dormait toujours nue, mais depuis quelques temps, plusieurs mois, un an peut-être, ou deux, elle s'était mise à dormir en culotte et t-shirt. Il avait beau s'en plaindre, elle continuait à dormir comme ça. Il lui avait acheté des dizaines de nuisettes plus ou moins transparentes mais elle s'acharnait à dormir avec ses vieilles frusques. Il lui retira l'oreiller de la tête et lança : « Allez, Jeanne, lève-toi, faut que tu ailles chercher du boulot, un vrai métier. » Elle se redressa, récupéra son coussin en le fusillant du regard et répondit en remettant une mèche de ses cheveux dorés derrière son oreille. « J'ai déjà un vrai travail. Je fais juste une pause, j'en ai marre de photographier des adultères. Alors maintenant, laisse-moi me recoucher. » Bastien sortit de la chambre et tenta de coiffer ses cheveux châtains devant le miroir du couloir.

            La jeune femme se frotta les yeux et regarda le réveil avec un air mauvais, comme si c'était de sa faute si elle ne dormait plus à cette heure si matinale. Après quelques minutes, alors qu'elle commençait à se rendormir, Bastien entra de nouveau et lui retira une nouvelle fois la couette en disant : « Allez, Jeanne, lève-toi ! J'ai fait du café !

            - Super... J'aime pas le café.

            - Ah bon ?

            - Heureusement qu'on vit ensemble depuis six ans... j'ai pas du tout l'impression que t'en n’as rien à foutre de moi.

            - Mais non, je t'aime, tu le sais. » Non elle ne le savait pas. Elle se demandait souvent pourquoi elle restait encore avec. Mais en même temps, comment partir ? Personne ne louerait un appartement en ville à quelqu'un qui n'avait pas un salaire fixe. Elle finit par se lever et se prépara un bol de céréales et un jus de fruits. Dans le salon, Bastien avait allumé la télévision sur la chaîne des informations. Elle était en train de verser du lait sur ses céréales quand il vint la prendre par le bras pour l'emmener dans le salon, renversant au passage la moitié de la brique de lait par terre. Après tout, ce n'était pas grave, ce n'était pas lui qui nettoierait. « Regarde ! Ils ont trouvé un troisième corps ! » En effet, le journaliste parlait de la découverte du troisième cadavre dépecé en un mois. Dans les bois qui entouraient la ville, on avait retrouvé plusieurs corps lacérés et démembrés et la police pensait à des attaques de bêtes sauvages. Jeanne et Bastien s'étaient d'ailleurs régulièrement disputés à cause de ça. Il était convaincu que la police avait raison et elle jugeait que c'était idiot. Aucun animal sauvage capable de faire ça ne vivait dans les parages.

            Bastien s'alluma une cigarette et, après avoir préparé sa mallette, il s'exclama : « Je comprends pas que la police ait toujours pas attrapé cette bestiole ! Sans rire, nos impôts servent à quoi ?

            - On n'est pas assez riches pour payer des impôts.

            - Oui bon, tu me comprends...

            - Je comprends que tu dis parfois des choses vraiment sans intérêt. Et tu sais que je supporte pas que tu fumes à l'intérieur ! » Il haussa les épaules, recracha la fumée par le nez et dit : « Allez, mon cœur, j'y vais, je vais pas faire attendre mes élèves ! » Il lui fit un bisou sur le front et, quand la porte claqua, la jeune femme répondit : « Bah oui, ce serait dommage, l'économie ça doit tellement les passionner ! » Elle finit son petit déjeuner en regardant les infos et en se demandant à quel moment la passion s'était arrêtée avec Bastien et pourquoi elle n'avait pas envie de raviver la flamme. Elle ne croyait plus à l'amour tout simplement. C'était du baratin, des conneries inventées pour mieux nous vendre des mariages et de la lingerie coquine. Non, seul le désir était réel, la passion, la séduction, mais elle ne comprenait pas comment faisaient les couples qui duraient.

            Après avoir fini son petit déjeuner, ouvert la fenêtre pour aérer l'odeur de cigarette et salué son voisin d'en face voyeur, elle fila se recoucher. La lever à sept heures, non mais franchement, il était pas net, des fois, ce mec. Elle fit des cauchemars comme chaque fois. Pas de réels cauchemars, plutôt des rêves aux ambiances pas très saines. Ils étaient souvent les mêmes, elle était pourchassée à travers une ville immense et noire par quelqu'un de sa famille ou un ami proche et se faisait sauver de justesse par des créatures infernales. Zombies, démons, loups-garous... Toutes les choses malveillantes créées pour faire peur lui venaient en aide. Il y avait aussi toujours l'océan dans ses rêves, qui montait et menaçait d'engloutir des parties de la ville. Elle se réveillait en général inquiète mais apaisée, étrange sentiment d'avoir échappé au pire et de se savoir protégée, même si cette protection venait de choses malsaines et contre nature. Pourtant, cette fois, son réveil fut chaotique. Elle était dans les bras d'une sorte d'énorme démon qui l'aidait à fuir sa mère quand sa sonnerie de téléphone retentit. Le visage de Bastien s'affichait sur l'écran. « Putain, tu fais chier, je saurai jamais si ma mère arrive à me tuer ou pas...

            - Quoi ?

            - Rien...

            - Tu dormais encore ?

            - Non, non, je faisais des recherches assidues pour trouver un vrai travail et un job de gonzesse de préférence, bien épanouissant, genre caissière ou épilatrice de chatte.

            - Tu es vulgaire.

            - Je sais. Bon, tu veux quoi ? » Il y eut un léger silence puis il dit : « Ce soir, je sors avec des collègues, tu pourrais me repasser une chemise ?

            - S'il te plaît.

            - Quoi ?

            - Tu pourrais me repasser une chemise s'il te plaît ? » Et voilà, elle était de mauvaise humeur ! Déjà qu'elle n'avait pas le réveil facile, là, se faire réveiller à midi du matin pour jouer les boniches, ça la mettait en colère. Bastien reprit : « Oui, oui, s'il te plaît. Bon, tu le feras ?

            - Mais bien sûr mon petit cœur d'amour, je le ferai et tu pourras te la mettre dans le... dos.

            - Super ! » Et il raccrocha. La jeune femme grommela : « Et merci, c'est pour les chiens ? » Puis elle se leva, s'étira, et fila dans la salle de bain où elle prit une longue douche, se rasa les jambes et les aisselles, non sans mal depuis le temps qu'elle ne l'avait pas fait. « Je m'en fous, je suis blonde, ça se voit pas », se dit-elle face au miroir. Elle enfila un bermuda en jean, une chemise blanche, pas repassée, et ses bottes de cuir avant de sortir en faisant une caresse au chat.

            Une fois en ville, elle alla dans la première boutique de vêtements pour hommes qu'elle trouva et acheta une chemise. Elle flâna un peu, s'acheta une bande dessinée et un jeu vidéo avec des lapins idiots auquel elle jouerait seulement avec Nadia, sa seule amie en ville. Enfin, voyant que sa tension ne baissait pas, elle alla se poser dans un café et commanda un Perrier tranche. Ça faisait snob, elle aimait bien. La serveuse qu'elle connaissait un peu à force de toujours venir ici discuta un peu avec elle et, alors qu'elle commençait enfin à se détendre, Bastien la rappela. Elle décrocha de nouveau en colère : « T'as pas des cours à donner ?

            - Houlà, je te dérange !

            - Oui, tu me déranges, bien sûr ! Tu passes ton temps à ça, de toute façon !

           - Bon, c'est que tu es en train de repasser, alors ? » Elle secoua la tête, tentant de chasser la soudaine envie de violence qui montait en elle. Elle regarda la poche du magasin de vêtements et répondit : « Oui mon poussin des bois, je suis en train de repasser ta pu... ta chemise ! Tu verras, je suis hyper douée !

            - Oui, ben j'aime autant que tu fasses pas de faux plis pour une fois, la dernière fois, ils se sont foutus de moi.

            - Ben la prochaine fois, tu le feras toi-même, alors !

            - Mais tu sais bien que j'ai pas le temps, je bosse, moi !

            - Ah oui ? Et ils font comment, les couples où les deux travaillent ? Ils vivent dans une porcherie et portent des fringues froissées et qui puent ? » Elle raccrocha, excédée. La serveuse lui apporta un verre de vodka fraise, offert par la maison. Vu son état de nerfs, ce n'était pas un shooter qui allait la détendre mais elle ne pouvait pas décemment commander une bonbonne de vodka, surtout qu'elle n'aimait pas ça. Elle refusa pourtant poliment le verre, elle ne devait de toute façon plus toucher à l'alcool.

            Elle traîna encore une petite heure avant de rentrer en bus. Elle en avait assez de croupir dans l'ambiance désagréable de son appartement. Elle déballa la chemise et la posa sur le dossier du fauteuil en cuir de Bastien. Le chat sauta tout de suite dessus et s'y coucha en position poulet rôti. « C'est bien mon gros Tertone, mets des poils dessus, tu es mignon. » Elle le caressa, détachant malencontreusement de nouveaux poils et fila dans la chambre préparer un sac. Elle arriverait en avance à la boxe mais tant pis, elle ne voulait pas prendre le risque de croiser Bastien.

            Sa séance de combat lui fit un bien fou, Nadia l'aidait à plaisanter et oublier sa vie de merde avec son mec et le fait de taper dans un sac... ou un humain, la détendait bien. Elle rentra donc le soir affamée, détendue et souriante. À peine arrivée, elle se commanda une pizza et sortit de nouveau louer un DVD. Un film bien nul de préférence, avec des zombies, c'est marrant les zombies ! Elle enfila une tenue parfaite pour ça : culotte, t-shirt et grosses chaussettes moches et passa une soirée... seule. Quand son film fut fini, elle alla se coucher, lut un peu et s'endormit en espérant que Bastien rentrerait le plus tard possible. Et si elle pouvait éventuellement ne pas se réveiller le lendemain matin, tous ses rêves seraient réalisés.





                                    Chapitre 2

 

                       Le vendredi soir, Bastien était rentré soûl et avait dormi dans le canapé. Non pas parce que Jeanne l'y avait forcé, mais il n'avait pas été capable d'aller plus loin que le salon. Autant dire que la journée de samedi avait été tendue entre la jeune femme désespérée de ne pouvoir rien faire sans avoir à rendre des comptes ou à subir des reproches et le râleur à la gueule de bois. La tension augmenta encore d'un cran le lendemain quand, comme tous les dimanches sans exception, ils allèrent dîner chez les parents de Bastien. Ils avaient une façon de vivre et de penser un peu trop à l'opposé de ses propres convictions pour apprécier ces moments. Elle prenait pourtant sur elle pour paraître agréable et ravie d'être là. La seule fois où elle s'était fait porter pâle, elle avait eu des reproches pendant près de deux mois.

            Le repas se passa sans rien de notable, les discussions étant toujours les mêmes: la politique, l'argent, la guerre dans le monde... Jeanne réussit à se taire et à sourire en acquiesçant dès que quelqu'un se rappelait de sa présence et elle crut être tirée d'affaire quand sa belle-mère apporta le fromage. Pourtant, alors qu'elle avait servi tout le monde sauf sa bru, elle demanda : « Au fait, Jeanne, quand est-ce que vous trouvez un travail ? » La jeune femme soupira, ferma les yeux et respira lentement avant de répondre : « J'ai déjà un travail. Je fais juste une pause pour éviter de trucider un de mes clients. » Les sourcils haussés dans une attitude hautaine, la femme qui ressemblait tant à son fils rétorqua : « Oui, si ça vous plaît de le croire, mais je parle d'un vrai travail, avec un vrai salaire.

            - Oui et j'imagine qu'en tant que femme au foyer vous savez très bien de quoi vous parlez. » Il y eut un blanc et Bastien donna un léger coup de pied sous la table à sa compagne. Elle poussa un soupir et reprit : « Je ne compte pas faire caissière ou femme de ménage, je le suis déjà à la maison et personne ne me paye.

            - Allons, s'occuper de son mari est une tâche gratifiante !

            - Ah oui... mais comme nous ne sommes pas mariés c'est plutôt une tâche très, très chiante. » Nouveau silence. Un regard noir du beau-père, l'air supérieur mais outré de la belle-mère et Bastien qui lui mit un nouveau coup de pied. Jeanne souriait intérieurement, elle aimait les agacer, c'était si facile... Ils finirent de déjeuner dans le silence et quand, au café, la sœur de Bastien, Johanna, arriva avec son bébé et sans son mari qui, lui, était parti avec une autre, la discussion recommença. Comme tous les dimanches, belle-maman s'extasia sur ce magnifique bébé si dodu et qui grandissait si bien. Jeanne aurait plutôt dit si obèse et qui engraissait si bien mais, soi-disant, tous les bébés de trois mois pesaient dix kilos. Ouais... Si ça pouvait leur faire plaisir.

            La jeune fille s'isola dans la bibliothèque, le seul endroit qu'elle appréciait dans cette maison de nouveaux riches aux goûts douteux et, quand elle revint, un peu apaisée une heure plus tard, sa belle-mère lui sauta encore dessus avec le genre de questions détestables qu'elle avait le don de poser : « Et vous Jeanne, quand est-ce que vous nous faites un enfant ? » La jeune femme fronça les sourcils et prit sur elle pour ne pas s'emballer tout de suite. « Que je VOUS fais un enfant ? Madame, je suis désolée de vous décevoir, mais les femmes entre elles ne peuvent pas avoir de bébé. » Cette fois, ce fut la marâtre qui fronça les sourcils : « Vous savez très bien ce que je veux dire !

            - Oui, comme vous savez très bien que je ne veux pas d'enfant, et pourtant, ça ne vous empêche pas de poser la question.

         - Vous savez, à votre âge, il serait temps ! Vingt-sept ans ça commence à être tard pour devenir mère !  Et je suis sûre que Bastien ferait un très bon papa !

            - Ah oui ? Il n'a qu'à en faire un, alors ! Moi, ça ne m'intéresse pas.

          - Vous savez, jeune fille, si vous continuez ainsi, vous pourriez bien mettre votre couple en péril ! » Son couple ? Mais quel couple ? Depuis le temps que leur relation était dans cet état, elle ne savait même pas si on pouvait encore dire qu'ils étaient un couple. Plutôt des colocataires patients qui, parfois, couchaient ensemble. C'est beau, l'amour. Elle préféra retourner dans la bibliothèque pour éviter de s'énerver un peu plus. Courage, plus que quatre heures à tenir avant de rentrer.

            Quand elle entendit que l'on criait son nom, elle réalisa qu'elle s'était endormie et qu'elle avait pleuré, comme ça lui arrivait de plus en plus souvent. Le couvert était mis et ils commencèrent à dîner en parlant couche, bave et vomi, comme ils avaient fait toute la journée. La télé était allumée dans un coin et, soudain, le père de Bastien fit taire tout le monde à grand renfort de « CHHH ! CHHHHH ! ». Heureusement pour lui, la télécommande, élément vital pour manger, était à coté de sa fourchette et il put monter le son. Les informations annonçaient qu'un autre corps lacéré avait été retrouvé dans le bois où avaient lieu tous les accidents. Celui-là n'avait pas été dévoré, à part de profondes lacérations, il n'avait rien de notable, aucun véhicule n'avait été retrouvé à proximité et la police pensait donc plutôt à une bagarre de gangs camouflée en attaque d'ours. Naturellement, toute la petite famille y alla de sa théorie et bien vite, la mafia et le président de la République lui-même se retrouvaient mêlés à ce crime. Jeanne, excédée par tant de bêtise, préféra se taire, comme toujours. Elle avait déjà pris assez de coups de pieds sous la table et son tibia avait bleui.

            Quand le repas fut fini et que Bastien et sa compagne se retrouvèrent enfin en voiture, elle eu droit à un long monologue plein de leçons de morale et d'arguments anti-elle auquel elle ne prêta pas attention, concentrant ses forces pour ne pas attraper le volant et faire faire une embardée mortelle à la voiture. À peine arrivés, elle partit se doucher et passa son pyjama pour aller se coucher. Quand Bastien la rejoignit quelques instants plus tard, il se colla à elle et passa les mains sous son t-shirt. Elle eut une moue dégoûtée qu'il ne put heureusement pas voir. Peut-être que si elle faisait semblant de dormir, il la lâcherait ? Mais non, il lui caressa la poitrine puis sa main descendit directement dans sa culotte de mamie. Ses caresses laissaient la jeune femme de marbre, c'était désagréable, douloureux, mais il insistait, se foutant pas mal qu'elle dorme ou qu'elle n'ait pas envie. Elle finit par se redresser et ouvrit son tiroir. Bastien, ravi qu'elle sorte des préservatifs, continua à la caresser mais il se recula bien vite. Jeanne braquait sur lui un pistolet électrique : « Je te préviens, Bastien, je suis pas d'humeur à faire semblant ce soir. Si tu retentes de me toucher, je te tase directement, OK ?

            - Ça va, c'est bon, je pensais que tu aimais ça !

         - Une fille, quand ça aime, ça mouille et ça ne serre pas les jambes au maximum. » Il grogna quelque chose d'incompréhensible et se coucha le dos tourné. Jeanne sourit et se coucha, gardant son arme de défense sous son oreiller au cas où.

 

 

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